ART ET ARTISTES Collection dirigée par Jean-Loup Champion Sur Marcel Duchamp et
ART ET ARTISTES Collection dirigée par Jean-Loup Champion Sur Marcel Duchamp et la fin de l'art JEAN CLAIR Gallimard REMERCIEMENTS Je tiens à exprimer ma gratitude à tous ceux qui ont permis la réalisation de ce livre. D'abord à Jacqueline. Matisse-Monnier qui, depuis les travaux préparatoires à la rétrospective Marcel Duchamp au Centre Pompidou en 1977, jusqu'à aujourd'hui, m'a témoigné sa confiance, et en souvenir des déjeuners dominicaux qui nous réunissaient autour de Teeny à Villiers-sous-Grez. À Jean-Loup Champion dont le soutien constant a permis que ces travaux reprennent leur cours. À Ulf Linde, directeur honoraire de la Thielska Galleriet, dont la parfaite connaissan- ce de l'œuvre a toujours été le meilleur des soutiens intellectuels et son amitié le plus sûr des appuis. À Hector Obalk, dont la tenue minutieuse des archives m'a évité bien des erreurs et autorisé bien des précisions. À Didier Ottinger pour ses conseils et son appui. Last but not least, à Rhonda Shearer et Stephen Jay Gould, dont la commune passion pour Duchamp, la mathématique et la paléontologie, ont été pour moi un ressort inattendu. Enfin à Laurence Peydro et Nathalie Michel, sans la patience de qui ce livre n'aurait jamais été terminé. J.C. © Succession Marcel Duchamp 2000, ADAGP/ Paris, pour toutes les reproductions d'oeuvres de Marcel Duchamp. © Éditions Gallimard, 2000. « Serais-je au comble de mon artJe vis. Et je ne fais que vivre. Voilà une œuvre. Enfin, ce que je fus a fini par construire ce que je suis. Je n'ai plus aucune importance. » Paul Valéry, Mon Faust. à Ulf Linde « Rrose Sélavy, expert en optique de précision » il voulut être à son siècle un thaumaturge optique comme le Père Kircher l'avait été à l'âge classique. « Soigneur de Gravité », « Témoin Oculiste », Duchamp eut l'ambition, sa vie durant, de soigner la perspective infirme dont il héri- tait. GecoQUX, « théorie », à la fois art de voir et construction de l'esprit, contemplation et réflexion, la perspective, cet outil de la perspicacité, cet extraordinaire instrument de connaissance avait permis à la pein- ture, à la Renaissance, de devenir l'art le plus savant qui soit. En péri- clitant sous la montée de ces empirismes niais que furent le natura- lisme et l'impressionnisme, elle avait peu à peu perdu sa force de conviction. Duchamp prétendit lui conférer de nouveau une « forme symbolique(Cassirer). Du même coup, redonner à la peinture la dimension « théoriquequ'elle avait perdue. À cette fin, il fit appel, indifféremment, aux nouvelles géométries pluridimensionnelles que Poincaré venait de vulgariser, comme aux croyances ésotériques qui se trouvaient à la mode en son temps. Ce nouveau savoir, quelque peu bricolé, il entreprit enfm de le fonder dans la technique que lui offrait la photographie naissante. Les essais qui suivent tentent de retracer quelques étapes de cette aventure intellectuelle. J. C. 1974-1999 Duchamp, fins de siècle « Un des dadas de Teste, non le moins chimérique, fut de vouloir conserver l'art Ars tout en exterminant les illusions d'artiste et d'auteur. » Paul Valéry (Pour un portrait de Monsieur Teste) Un portrait provisoire Il était courtois, disert, cultivé. Du moins, on l'imagine ainsi. Il prati- quait l'understatement et aimait aussi bien l'humour que l'ironie. Il se tenait toujours en deçà, sur la réserve, se refusait à se prononcer. En marge du cirque aux vanités, le contraire d'un maître des mots, d'un dresseur de consciences. La vulgate de l'art moderne en fit le père de la révolution du goût au XXe siècle, sans qu'on sût trop ce qui lui venait d'Alphonse Allais et ce qui l'apparentait à Ravachol ou à Kropotkine. Le fait est que cet homme discret, élégant, pratiquant l'art subtil de la conversation, donnait le change. Il fut invité, fêté dans les cénacles les plus élégants, et l'on ne fut pas trop regardant sur la troupe d'éner- gumènes qui, après lui, s'invitèrent au festin. Après les mécènes vinrent les institutions. En février 1977, le Centre Georges Pompidou, pour son ouverture, avait choisi de le célébrer. C'était un manifeste'. C'était poser la question du siècle quel est le sens de l'art ? et c'était choisir d'y répondre en écartant les héros qu'on se fût attendu à trouver, Matisse ou Picasso2. Avec Duchamp, le ministère de la Culture put croire, dans les vingt-cinq ans qui nous séparaient de la fin du millénaire, favoriser un art qu'il croyait libertaire, anarchique, démocratique, un art pour tous et fait par tous, et qui répondait donc aux visées d'un État éclairé qui ne saurait souffrir qu'une élite existât. Tout homme est un artiste. Tout geste est une œuvre d'art. Toute œuvre d'art peut être n'importe quoi. SUR MARCEL DUCHAMP ET LA FIN DE L'ART Le fait est que les armées de désœuvrés de notre temps, à entendre par là les artistes sans œuvre, sans talent ni métier, se seront tous, peu ou prou, réclamés de Duchamp. Dans leurs actes, leurs écrits, leurs manifestes, la discrétion cependant se fit misère, la finesse pesanteur, l'intelligence devint sottise, l'ironie, lourdeur, l'allusion, grossièreté, et finalement la démarche minutieuse et mercurielle du « marchand du sel»donna lieu à une pléthore de productions d'artistes à la grosse, sans esprit et sans goût. Duchamp demeura le témoin silencieux du phénomène. Lui qui avait si peu agi, si peu écrit, et qui n'avait jamais signé de manifeste, avec un sourire amusé, permit à la fiction d'une avant-garde de devenir le palladium des sociétés fin de siècle. Il y avait eu, sans doute, erreur sur la personne. Un raté aristocratique Qu'en fut-il exactement du nihilisme de Marcel Duchamp ? Quel fut le sens de son renoncement à la peinture ? En quoi la transformation des valeurs, cette entreprise nietzschéenne à laquelle il s'attacha, par- ticipa-t-elle de la tabula rasa des avant-gardes du début du siècle ? En rien, peut-être. Dernier des décadents avant de devenir, à son corps défendant, le premier des modernes. Hannah Arendt a vu, décrit ce qui, dans la première décennie du siècle, avait lié modernité et totalitarisme. Les artistes contemporains de la Première Guerre mondiale partageaient pour la plupart « le désir, dit- elle, de "se perdre" et un violent dégoût pour tous les critères existants, pour toutes les puissances établies. [.]Hitler et les ratés ne furent pas les seuls à remercier Dieu à genoux quand la mobilisation balaya l'Europe en 1914 »3. L'élite aussi rêvait de régler une fois pour toutes ses comptes avec un monde qu'elle jugeait condamné. La guerre serait pour tous la purification, la tabula rasa des valeurs qui permettrait de créer un homme tout neuf. Accès de nihilisme sans doute, rejet d'une société saturée par l'idéologie et la morale bourgeoises « Bien avant qu'un intellectuel nazi n'ait annoncé "Quand j'entends le mot culture, je tire mon revolver", les poètes avaient proclamé leur dégoût DUCHAMP, FINS DE SIÈCLE pour cette "saleté de culture" et poétiquement invité "Barbares, Scythes, Nègres, Indiens, ô vous tous, à la piétiner"4 ». Cette rage de détruire ce que la civilisation avait produit de plus raffiné, de plus subtil, de plus intelligent, «l'âge d'or de la sécurité»selon Stefan Zweig, mais de détruire aussi ce monde où se célébrait, en 1900, le triomphe du progrès scientifique et du socialisme humanitaire, fut partagée par les artistes et les intellectuels autant que par les terro- ristes de tous bords, des nazis aux bolcheviks. Dans les cafés de Zurich, Huelsenbeck et Tristan Tzara côtoyaient, aux tables voisines, Lénine et les futurs commissaires politiques à la gâchette facile. Récemment encore, Enzensberger rappelait ces faits que la France, seul État demeuré dirigiste des arts en Europe, persiste à ignorer « De Paris à Saint-Pétersbourg, l'intelligentsia fin de siècle flirta avec la terreur. Les premiers expressionnistes appelaient la guerre de leurs vœux, tout comme les futuristes [.]. Dans les grands pays, le culte de la violence et la "nostalgie de la boue", à la faveur de l'industrialisation de la culture des masses, sont devenus partie intégrante du patrimoine. La notion d'avant-garde a pris dès lors un sens fâcheux que ses premiers tenants n'auraient jamais imaginé.5 » Retenons surtout de Hannah Arendt le qualificatif de « ratés ». Ratés ceux qui, de Hitler, candidat malheureux à l'Académie des beaux-arts de Vienne à tous ces artistes, poètes et philosophes médiocres et cultivant leur rancœur, précipitèrent le crépuscule de la culture. Duchamp aussi, en un sens, était un «raté». Le sentiment de l'échec, la conscience d'être un marginal, un paria, un outcast, un Sonderling ou n'importe ce qui désigne qui se retrouve à quinze ou seize ans extérieur à la «bonne société», était des plus vifs. C'est l'échec social du fils de notaire, rejeton d'une petite bourgeoisie de province qui se trouvait déjà déclassée à la veille de la Première Guerre mondiale. C'est l'échec professionnel au concours d'entrée à l'École des beaux-arts en 1905, qui reconduit le jeune artiste à ses foyers. C'est l'échec au Salon des indépendants en 1912, quand sa toile est refusée. Autant de blessures au narcissisme. Mais la plus vive demeure l'échec familial, quand il voit son uploads/s3/ sur-marcel-duchamp-et-la-fin-de-lart.pdf
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- Publié le Sep 10, 2022
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