1 Breton-Bataille : autopsie du Cadavre En 1925, Bataille offrait une contribut

1 Breton-Bataille : autopsie du Cadavre En 1925, Bataille offrait une contribution anonyme à La Révolution surréaliste, revue dirigée par Breton. Moins de cinq ans plus tard, il ne restait plus rien de cette collaboration occasionnelle, et la tension entre les deux hommes, qui n’avait fait que croître dans l’intervalle, allait culminer avec le pamphlet Un Cadavre, que Bataille orchestrait alors contre Breton. Le document, véritable cas d’école pour l’analyse des représentations littéraires et picturales de la douleur, est d’une violence inouïe. Il a jusqu’à présent moins retenu l’attention critique que servi, contre tout questionnement circonstancié, d’enseigne visible à l’hostilité réciproque et définitive qu’on s’est souvent accordé à leur prêter. Les cadavres pourtant sont toujours plus bavards qu’il n’y paraît. De sorte que c’est toute une archéologie personnelle et relationnelle qui se révèle à l’autopsie, et qui incite à faire de ce pamphlet le moment d’une communication unique, étrangement paradoxale et intensément douloureuse, entre Georges Bataille et André Breton. Après les innombrables attaques implicites de Breton dans la revue Documents, et découvrant la riposte dont il fait nommément l’objet dans le Second manifeste, Bataille ne met pas longtemps à affûter ses couteaux de boucher. Il ne semble pourtant pas que ce pamphlet ait été élaboré « à l’initiative de Bataille »1 mais plutôt à celle de Desnos : c’est en tout cas ce que Bataille lui-même affirmera quelques années plus tard2. Desnos aurait donc voulu régler ses comptes avec Breton en reprenant l’idée du pamphlet que le groupe surréaliste avait lui- même rédigé en 1924 lors de la mort d’Anatole France3. Mais, s’avisant soudain de ce que l’opération pourrait faire de Breton un « martyr » et finalement contribuer à le conforter plutôt qu’à le défaire, Desnos se serait rétracté et Bataille aurait alors pris la relève. Quoi qu’il en soit, le 15 janvier 1930, un mois à peine après le dernier numéro de La Révolution surréaliste 1 Mark Polizzotti, André Breton, Biographies, Gallimard, 1999, p. 773. 2 Voir Georges Bataille, « La publication d’Un Cadavre » (1954), Georges Bataille, Michel Leiris. Échanges et correspondances, « Les inédits de Doucet », Gallimard, 2004, p. 73-sq. 3 Voir « Un Cadavre » (1924), Tracts surréalistes et déclarations collectives, Tome I (1922-1939), présentation et commentaires de José Pierre, Éric Losfeld éditeur, 1980, pp. 19-26. José Pierre note que le Cadavre contre France « réédite en somme l’ambition du “procès Barrès” mais avec plus de succès », p. 375. Le pamphlet, qui se signalait alors par son extrême violence, réunissait les signatures de Soupault, Éluard, Drieu La Rochelle, Delteil, Breton et Aragon (Desnos n’y participa pas). Les surréalistes exécraient Anatole France, en qui ils voyaient un prosateur arriviste, sottement révéré, aux complaisances politiques démagogiques. 2 contenant la première version du Second manifeste, paraît le pamphlet Un Cadavre. « Autant que je me rappelle, [il] fut tiré à 500 exemplaires. Mais je suis sûr d’en avoir détruit environ 200 pour m’en débarrasser avant un déménagement », précisera son nouveau coordinateur1. À l’en croire, ce sont donc trois cents exemplaires qui sont diffusés, et qui rendent (relativement) publique la mise à mort de Breton dans les abattoirs de Bataille. On ne sait pas à quoi ressemblait le projet initial de Desnos : il fait cependant peu de doute que sa forme finale doive beaucoup à Bataille2. Sous le titre, en une, l’exergue emprunte à Breton une phrase de sa propre contribution au Cadavre de 1924 contre Anatole France : « Il ne faut plus que mort cet homme fasse de la poussière »3. Difficile de dire s’il est plus odieux d’énoncer cette injonction négative à l’égard d’un mort comme l’avait fait Breton ou d’un vivant comme le fait Bataille. Il s’agit en effet là, à première vue, d’insulter en l’homme le « futur mort », le « mort en puissance » qu’il est. Cette stratégie fonctionne comme un piège que Breton aurait lui-même tendu et qui se serait finalement refermé sur sa propre personne. C’est ce que souligne par ailleurs le montage d’une autre citation toujours en une, extraite cette fois du premier Manifeste et surtitrée du mot « Auto-prophétie », où Breton feignait d’annoncer la fin de la voix surréaliste4. Par l’emploi de ces seules deux citations, le stratagème réfute toute rhétorique et bascule dans l’outrage. À la volonté de s’expliquer, de se défendre par la parole, de piéger l’autre dans les tours de son propre langage repris et commenté, soit réintroduit dans une nouvelle dynamique argumentative, comme on pouvait encore la lire chez Breton (voir le Second manifeste), succède ici le refus d’entrer dans le 1 Georges Bataille, « La publication d’Un Cadavre » (1954), Georges Bataille, Michel Leiris. Échanges et correspondances, « Les inédits de Doucet », Gallimard, 2004, p. 73. Un Cadavre est intégralement reproduit, y compris avec le photomontage de Boiffard, dans Tracts surréalistes et déclarations collectives, Tome I (1922- 1939), présentation et commentaires de José Pierre, Éric Losfeld éditeur, 1980, pp. 132-148. Emplacement pour le moins paradoxal, mais assurément pratique… 2 Surya pour sa part incline à penser que Desnos joua un rôle assez important avant de se rétracter, et que Bataille ne fut d’abord qu’un relais. Voir Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Gallimard, 1992, p. 167. 3 André Breton, « Refus d’inhumer » (1924), OC II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 281. Bataille ne joue nulle part sur l’ironie tragique qui voyait aussi les surréalistes terminer leur pamphlet par l’avertissement : « À LA PROCHAINE OCCASION IL Y AURA UN NOUVEAU CADAVRE ». Voir Tracts surréalistes et déclarations collectives, Tome I (1922-1939), présentation et commentaires de José Pierre, Éric Losfeld éditeur, 1980, p. 26. 4 « Ce monde dans lequel je subis ce que je subis (n’y allez pas voir), ce monde moderne, enfin, diable ! que voulez-vous que j’y fasse ? La voix surréaliste se taira peut-être, je n’en suis plus à compter mes disparitions. Je n’entrerai plus, si peu que ce soit, dans le décompte merveilleux de mes années et de mes jours. Je serai comme Nijinski, qu’on conduisit l’an dernier aux Ballets russes et qui ne comprit pas à quel spectacle il assistait ». Dans le Manifeste du surréalisme, cette citation intervient à la fin du texte, lorsque Breton entend observer « les applications du surréalisme à l’action », André Breton, Manifeste du surréalisme (1924), OC I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 345. Bataille se garde bien de relever quelques lignes à peine plus haut : « je ne crois pas à la vertu prophétique de la parole surréaliste », affirmation que Breton lui-même a pu contredire parfois. 3 débat, et la volonté d’en terminer avec l’autre, avec toute discussion possible, en découpant le corps de son texte comme un corps démembré. Ainsi, plus encore qu’un pastiche, le Cadavre est un palimpseste écrit sur le corps mort (l’œuvre achevée, elle-même morcelée, décomposée) de Breton. Observons alors combien cette épigraphe, qui prend plutôt valeur d’épitaphe sur le tombeau du pamphlet, contredit en un sens l’orientation générale donnée par le matérialisme nietzschéen de Bataille à la matière même du monde, matière forcément décadente, où « la poussière […] commencera probablement à gagner sur les servantes, envahissant d’immenses décombres des bâtisses abandonnées, des docks déserts »1. Contre un envahissement général du monde par la « poussière », décomposition ultime de l’objet et du sujet vivants dont Bataille puise la vérité dans la Bible aussi bien que chez Nietzsche (« Tu es poussière, et tu retourneras à la poussière »), l’épitaphe prétend dénier à Breton, en un paroxysme de dégoût, la faculté du vivant d’entrer dans le mouvement de putréfaction. Ce qui revient à dire ceci : même vivant, Breton (et son œuvre avec lui) est déjà mort. Matière inerte, il n’entre donc pas (plus) dans la vérité putride qui régit la matière vivante. Il ne faut plus, parce que déjà mort, que cet homme fasse de la poussière. Indéniablement, l’empreinte de Bataille se ressent encore ailleurs dans cette une. Dans la colonne centrale, en effet, un photomontage de Boiffard montre un Breton « enchristé », le front ceint d’une couronne d’épines : l’image détourne, par découpage puis montage, une composition de Magritte publiée dans le dernier numéro de la revue surréaliste, où les photos d’identité des membres du groupe, les yeux clos, entourent un tableau représentant une femme nue (on reconnaît Breton en haut, au centre)2. On peut suggérer que le montage de Boiffard vient prendre place chez Bataille dans la série des substitutions traumatiques depuis l’image infantile et originelle du père supplicié sur son fauteuil, jusqu’à celle, biblique, du Christ crucifié, puis celle enfin, horrible, du supplicié chinois offerte par le psychanalyste Borel : on peut même légitimement supposer qu’elle est la troisième iconographie qui actualise la projection traumatique œdipienne de Bataille. On sait déjà, en effet, comment, dans une manœuvre thérapeutique habilement (ou involontairement ?) orchestrée par Borel, l’image du supplicié chinois signifiait pour Bataille le retournement de celle du Christ en croix : déjà, en un sens, de uploads/s3/ breton-bataille-autopsie-du-cadavre.pdf

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