Images Re-vues Histoire, anthropologie et théorie de l'art Hors-série 4 | 2013
Images Re-vues Histoire, anthropologie et théorie de l'art Hors-série 4 | 2013 Survivance d'Aby Warburg Archéologie des images et logique rétrospective Note sur le « Manétisme » de Warburg Andrea Pinotti Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/3043 DOI : 10.4000/imagesrevues.3043 ISSN : 1778-3801 Éditeur : Centre d’Histoire et Théorie des Arts, Groupe d’Anthropologie Historique de l’Occident Médiéval, Laboratoire d’Anthropologie Sociale, UMR 8210 Anthropologie et Histoire des Mondes Antiques Référence électronique Andrea Pinotti, « Archéologie des images et logique rétrospective », Images Re-vues [En ligne], Hors- série 4 | 2013, document 16, mis en ligne le 30 janvier 2013, consulté le 30 janvier 2021. URL : http:// journals.openedition.org/imagesrevues/3043 ; DOI : https://doi.org/10.4000/imagesrevues.3043 Ce document a été généré automatiquement le 30 janvier 2021. Images Re-vues est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International. Archéologie des images et logique rétrospective Note sur le « Manétisme » de Warburg1 Andrea Pinotti 1 Le Vingtième siècle a connu un «cézannisme», en littérature (Rilke, D.H. Lawrence, Gertrud Stein, Hemingway, Virginia Woolf, pour ne citer que quelques noms) comme en philosophie (Merleau- Ponty, Heidegger, Lyotard, Deleuze, Maldiney). On a utilisé Cézanne pour «penser en peinture», pour penser en image ce qui ne se laissait penser autrement, ce qui ne pouvait pas être pensé avec les concepts2. Mais ce siècle a aussi connu un «manétisme», dont Aby Warburg constitue un représentant éminent. On tentera ici d’en rendre compte à partir de la caractérisation traditionnelle de Manet comme peintre de la rupture. 2 Baudelaire qui, malgré l’admiration qu’il éprouvait pour son ami Manet (une «profonde correspondance», selon Valéry)3 ne l’avait pas identifié comme le «peintre de la vie moderne», lui avait lancé, dans une lettre de 1865, une formule destinée à devenir fameuse : «Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art»4. Mais, ce qui apparaissait à Baudelaire comme une «décrépitude» inaugurée par Manet allait justement prendre, dans les années suivantes, la signification d’un nouvel horizon pictural, un horizon ouvert par un scandale. 3 On connaît les cris horrifiés qui avaient accueilli le Déjeuner sur l’herbe [FIG. 1], exposé en 1863 dans un Salon-Annexe, parallèle au Salon officiel. Archéologie des images et logique rétrospective Images Re-vues, Hors-série 4 | 2013 1 Fig.1 Edouard Manet, Le déjeuner sur l’herbe (titre originaire: Le Bain), 1863, huile sur toile, Paris, Musée d’Orsay. 4 Ils avaient été précédés par une «véritable émeute» quand la toile avait été dévoilée, avant l’ouverture du Salon, à la galerie Martinet. Quatre ans plus tard, Émile Zola se souvient de la réaction du public et la commente en ces termes : «Des sifflets et des huées, comme il est d’usage, annoncèrent qu’un nouvel artiste original venait de se révéler»5. Néanmoins, tout en remarquant qu’une femme nue en compagnie d’hommes habillés n’était pas chose tout à fait inhabituelle (au Louvre on pouvait repérer «plus de cinquante tableaux» similaires), il explique que l’intention de Manet n’était certes pas de susciter un esclandre facile au moyen d’un sujet si grossièrement obscène : «Les peintres, surtout Édouard Manet, qui est un peintre analyste, n’ont pas cette préoccupation du sujet qui tourmente la foule avant tout ; le sujet pour eux est un prétexte à peindre, tandis que pour la foule le sujet seul existe. Ainsi, assurément, la femme nue du Déjeuner sur l’herbe n’est là que pour fournir à l’artiste l’occasion de peindre un peu de chair»6. 5 Neuf, original aux yeux de Zola, Manet l’est non pour ce qu’il peint, mais plutôt pour la manière dont il peint : «L’artiste ne peint ni l’histoire ni l’âme ; ce qu’on appelle composition n’existe pas pour lui»7. Il ne doit pas être jugé comme un moraliste ou un écrivain qui transpose en image un contenu élaboré ailleurs : il est un peintre, «il sait peindre, et voilà tout»8. Par ces mots, Zola inaugure, en 1867, une lignée interprétative qui fait de Manet la figure d’une césure entre le passé (la peinture du quoi, du sujet, illustrative et narrative) et le futur (la peinture du comment, consacrée exclusivement à la mise en œuvre de ses propres moyens, à la composition de lignes et de couleurs), lignée reprise et approfondie durant le XXe siècle par les théoriciens de la peinture, en particulier par ceux qui considèrent l’art dit abstrait ou encore non-figuratif comme ne Archéologie des images et logique rétrospective Images Re-vues, Hors-série 4 | 2013 2 se rapportant à rien d’autre qu’à lui-même, puisqu’il a supprimé tout référent extérieur. 6 Dans le sillage de Zola, quelques années plus tard, Stéphane Mallarmé confirme l’idée qu’il y a une nouveauté absolue dans la peinture de Manet : dans un article publié originairement en anglais, «The Impressionists and Edouard Manet», il parle de la «supreme originality» d’un «bold innovator», de ses «new laws of space and light». Et il conclut : Manet «seems to ignore all that has been done in art by others»9. 7 En raison de ce rôle révolutionnaire, Manet ne manque pas d’attirer l’attention des philosophes intéressés par le domaine de la figuration : Michel Foucault, par exemple, dans une conférence dédiée au peintre en 1971, parle d’une «rupture en profondeur» à propos de l’art de Manet, expression prégnante, si l’on pense à l’insistance qui est la sienne sur la question des continuités et des ruptures des paradigmes représentationnels : «Manet est celui qui pour la première fois dans l’art occidental, au moins depuis la Renaissance, au moins depuis le Quattrocento, s’est permis d’utiliser et de faire jouer, à l’intérieur même de ses tableaux, à l’intérieur même de ce qu’ils représentaient, les propriétés matérielles de l’espace sur lequel il peignait»10. 8 Reconduire le tableau à ses propriétés matérielles signifie dénoncer son caractère de chose, tout en suspendant le tacite pacte illusionniste signé avec l’observateur : Manet «réinvente, ou peut-être invente-t-il, le tableau-objet, le tableau comme matérialité, comme chose colorée que vient éclairer une lumière extérieure et devant lequel ou autour duquel vient tourner le spectateur». Et c’est justement la question d’une source de lumière externe, qui se répand sur le tableau comme sur n’importe quel autre objet non artistique accroché au mur – un veston suspendu à un portemanteau, une casserole pendue à un clou – qui tend à assumer une signification centrale dans le Déjeuner sur l’herbe : commentant cette œuvre, Foucault souligne le conflit, au sein du tableau, entre une source de lumière traditionnelle, une source lumineuse interne au tableau provenant d’en haut à gauche, et une source externe, frontale et perpendiculaire : «Deux systèmes discordants et hésitants d’éclairage en profondeur». 9 Or, en 1955 déjà, Georges Bataille avait insisté sur la fonction de rupture de la peinture (bien qu’encore figurative) de Manet : «Le nom de Manet – ainsi commence son essai – a dans l’histoire de la peinture un sens à part. Manet n’est pas seulement un très grand peintre : il a tranché avec ceux qui l’ont précédé ; il ouvrit la période où nous vivons»11. Il soulignait ainsi l’indifférence souveraine pour le sujet, la négation de l’éloquence et des significations, le dépassement des aspirations illusionnistes tridimensionnelles de la surface picturale, le rejet, enfin, de tout ce qui, en quelque façon, était extra-pictural. 10 Autrement dit, une suppression du contenu dont André Malraux, plus tôt encore, en 1951, avait fait état dans Les voix du silence : «L’Exécution de Maximilien de Manet, c’est le Trois Mai de Goya, moins ce que ce tableau signifie [...]. L’orientation que Manet tentait de donner à la peinture rejetait ces significations»12. Selon Malraux, Manet marquerait «l’origine de la peinture moderne» : «Pour que la tradition picturale soit déchirée comme l’avait été la tradition littéraire par les grands poètes au début du siècle, il faut attendre Manet»13. 11 On retrouve une interprétation similaire de la nouveauté de Manet chez les théoriciens anglo-saxons. D’abord chez Clement Greenberg qui, dans l’essai intitulé Modernist Painting (1960) parle de la même manière d’une césure, d’un nouveau commencement Archéologie des images et logique rétrospective Images Re-vues, Hors-série 4 | 2013 3 de l’art : «Manetʼs became the first Modernist pictures by virtue of the frankness with which they declared the flat surfaces on which they were painted»14. 12 Et même Michael Fried qui – malgré son héritage greenberguien – a consacré en 1969 un long article aux «sources» de Manet, donc à ce que Manet reprend à ceux qui l’ont précédé en termes de «sujet», admet finalement qu’il faut parler, à propos de cet artiste, d’un nouveau genre de peinture s’identifiant avec la peinture tout court : «the unity that I have called painting altogether». Dans cette interprétation, c’est encore une fois le même tableau qui joue un rôle crucial : «Manet’s most ambitious paintings of the first half of the 1860s […] may perhaps be thought of as constituting a new genre of painting, which in effect sought to comprehend, and thereby to supersede, all the others. The Déjeuner sur l’herbe represents a kind of culmination of this development, being at once landscape, portrait, and uploads/s3/archeologie-des-images-et-logique-retrospective.pdf
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- Publié le Aoû 11, 2022
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