CHAMPCONTRECHAMP ESSAIS © MētisPresses, 2013 www.metispresses.ch information@me
CHAMPCONTRECHAMP ESSAIS © MētisPresses, 2013 www.metispresses.ch information@metispresses.ch ISBN : 978-2-9409406-70-8 Reproduction, même partielle, interdite Tous droits réservés, pour tous pays Les éditions MētisPresses bénéficient du soutien de la Ville de Genève Publié avec le soutien de l’Université Jean-Moulin Lyon-3 et l’Institut Universitaire de France Sous la direction de Mauro Carbone L’EMPREINTE DU VISUEL Merleau-Ponty et les images aujourd’hui Préface Mauro Carbone « Le visuel, pour les psychanalystes, ce n’est pas simplement un type de sensorialité à côté des autres. » 1 C’est de cette manière que Merleau-Ponty introduit son commentaire des thèses de Lacan sur le « stade du miroir » dans la partie consacrée à « la conscience du corps propre et l’image spécu laire » de son cours sur « Les relations avec autrui chez l’enfant », qui fut pro fessé à la Sorbonne pour la dernière fois en 1952, avant que le philosophe ne devienne, cette même année, titulaire de la chaire de philosophie du Collège de France. Bien entendu, on pourrait dire que, plus généralement, la sensorialité n ’est jamais simplement de la sensorialité, mais il reste vrai que, « pour les psychanalystes », le visuel a un statut très particulier. Plus pré cisément, Merleau-Ponty explique que, pour Lacan, la rencontre avec leur image spéculaire permet aux enfants, entre six et dix-huit mois, « le passage du moi intéroceptif au moi visible »2 et, partant de là, la naissance d’un « moi imaginaire, ce que les psychanalystes appellent un surmoi »3, tout comme la même expérience visuelle permet l’aliénation du moi dans son image, ce qui à son tour prépare « l’aliénation par autrui »4. L’explication de ces thèses par Merleau-Ponty témoigne d’une compréhension si attentive, si lucide et nuancée qu’on ne doute pas qu’il partage l’avis des « psychanalystes » : pour 1 Merleau-Ponty, Maurice, « Les relations avec autrui chez l’enfant », Paris, Centre de Documentation Universitaire, 1951, désormais in Parcours 1935-1951, Lagrasse, Verdier, 1997, p. 205. 2 Ibid., p. 203. 3 Ibid., p. 204. 4 Ibid., p. 203. l’empreinte du visuel préface 9 8 lui aussi, le visuel a bien un statut particulier. On pourrait même dire que c’est précisément à partir de l’exploration d’un tel statut, de ses implications et de ses conséquences, qu’il amorcera son ontologie finale. Il suffit, à ce sujet, de rappeler la célèbre formule du Visible et l’invisible concernant pré cisément l’image spéculaire : « La chair est phénomène de miroir. »5 Mais revenons à la phrase précédemment citée : « Le visuel, pour les psychanalystes, ce n’est pas simplement un type de sensorialité à côté des autres. » Immédiatement après, Merleau-Ponty en donne la raison, qui est expressément soulignée dans le « Résumé de son cours établi par des étudiants et approuvé par lui-même » : « Le visuel est le sens du spectacle, de l’imaginaire. »6 Puis il explique que « nos images sont, d’une façon prédo minante, visuelles, et ce n’est pas un hasard : c’est par le moyen de la vue qu’on peut avoir une domination suffisante sur les objets. »7 Cette idée d’une « prédominance » du visuel dans notre rapport au monde reviendra dans Le visible et l’invisible, mais précisément, la nouvelle perspective onto logique de ce texte poussera son auteur à éviter la distinction entre le sujet et l’objet qu’on devinait encore dans la citation précédente, et à écrire cette fois : « Certes, notre monde est principalement et essentiellement visuel ; on ne ferait pas un monde avec des parfums ou des sons. »8 Tout en confirmant son idée d’une prédominance du visuel dans notre rapport au monde, Merleau-Ponty évite donc désormais de le caractériser comme le côté subjectif de la vision, dont le visible serait le côté objectif. Désormais, le « visuel » nomme plutôt notre accès corporel au visible, celui-ci étant inséparable de celui-là, et l’un étant enveloppé par l’autre dans une « Visibilité » sans sujet ni objet que Merleau-Ponty appelle aussi – comme on sait – la « chair »9. Il faut encore souligner que le visuel est 5 Merleau-Ponty, Maurice, Le visible et l’invisible, texte établi par Claude Lefort, Paris, Gallimard, 1964, p. 309. 6 Merleau-Ponty, Maurice, « Les relations avec autrui chez l’enfant », in « M. Merleau- Ponty à la Sorbonne (1949-1952). Résumé de ses cours établi par des étudiants et approuvé par lui-même », Bulletin de psychologie, t. xviii, no 236, Paris, (novembre 1964), désormais in Psychologie et pédagogie de l’enfant. Cours de Sorbonne 1949-1952, Lagrasse, Verdier, 2001, p. 319. C’est l’auteur qui souligne. 7 Merleau-Ponty, Parcours 1935-1951, op. cit., p. 205. 8 Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 115. 9 « C’est cette Visibilité, cette généralité du Sensible en soi, cet anonymat inné de Moi-même que nous appelions chair tout à l’heure » (Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 183). Sur ce thème, qu’il me soit permis de renvoyer à l’Intro duction de mon ouvrage La chair des images : Merleau-Ponty entre peinture et cinéma, Paris, Vrin, 2011, p. 7-16. accès « corporel », et non accès « optique » au monde, ce qui signifie que la prédominance du visuel dans cet accès n’exclut pas la configuration essentiellement synesthésique de ce dernier 10. La vision elle-même est d’ail leurs décrite selon une telle configuration dans la phrase du Visible et l’invisible qui précède celle qui vient d’être citée, et qui invite à « connaître, dans la vision même, une sorte de palpation des choses »11. L’affirmation de la prédominance du visuel dans notre accès corporel au monde est donc loin de faire de la pensée de Merleau-Ponty un énième chapitre de l’histoire du privilège grec, puis occidental, de l’œil. Bien au contraire, la notion de « visuel », qui est devenue absolument centrale dans la culture contemporaine, a été travaillée par le philosophe d’une manière tout à fait novatrice : sens du spectacle et de l’imaginaire, toujours déjà en relation chiasmatique avec les autres sens ainsi qu’avec le langage, à la fois perceptif et expressif, le visuel ouvre une dimension à part entière de notre expérience et donc une nouvelle forme de compréhension de notre rapport au monde. C’est pourquoi les derniers travaux de Merleau- Ponty remettent en cause, à partir de sa réflexion sur la question du visuel, la plupart des catégories au moyen desquelles nous avons coutume de penser notre rapport au monde. Cette démarche semble tout particulièrement importante aujourd’hui. On sait en effet que la « révolution numérique » ainsi que le dévelop pement continu des technologies optiques et médiatiques ne cessent d’inaugurer des formes nouvelles d’expérience visuelle, en exigeant une compréhension de cette dernière et du statut contemporain des images à la hauteur de leur nouveauté. Comment peut-on élaborer une telle com préhension ? Quels rôles les arts du visuel – de la peinture à l’« art média tique », en passant par la photographie et le cinéma – peuvent-ils jouer dans le développement de cette compréhension ? Plus généralement, quel rapport y a-t-il entre notre relation aux images contemporaines et notre façon d’être au monde aujourd’hui ? C’est à partir de ces questions qu’en 2011, à l’occasion du cinquante naire de la disparition de Merleau-Ponty, j’ai dirigé auprès de l’Université Jean-Moulin Lyon-3 – qui fut la première université où il enseigna après la seconde guerre mondiale – un colloque international intitulé « L’œil de Merleau-Ponty : penser le visuel et l’expérience du monde aujourd’hui », 10 Sur cette configuration synesthésique, voir mon ouvrage Proust et les idées sensibles, Paris, Vrin, 2008, p. 47, note 2. 11 Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, op. cit., p. 115. l’empreinte du visuel préface 11 10 avec la participation de vingt spécialistes du plus haut niveau provenant de neuf pays différents et de trois continents. L’intitulé de ce colloque visait, d’une part, à souligner l’actualité de la pensée du philosophe auquel il était consacré et, d’autre part, à croiser cette actualité avec la puissante tradition de culture visuelle dont Lyon ne cesse d’être le centre. Parmi les interventions au colloque, celles qui ont été spécifiquement consacrées à la notion de « visuel » ont proposé une réflexion collective particulièrement homogène et novatrice, qui a été encore enrichie par les contributions d’autres spécialistes étrangers n’ayant pas pu participer au colloque. C’est cette réflexion collective qui est recueillie dans le présent volume. Les dix auteurs qui y ont apporté leur collaboration, convaincus que la pensée du dernier Merleau-Ponty peut contribuer d’une manière décisive à répondre à l’exigence de compréhension mentionnée plus haut, sont à part pratiquement égale des philosophes et des spécialistes des études sur le cinéma et les média post-cinématographiques : Emmanuel Alloa, Anna Caterina Dalmasso, Galen Johnson, Stefan Kristensen, Pierre Rodrigo et moi-même, d’un côté ; Oliver Fahle, Benjamin Labé, Vivian Sobchack (dont la recherche est présentée ici en français pour la première fois) et Luc Vancheri, de l’autre. On sait que le cinéma et les médias post-cinématographiques sont en passe de devenir un objet toujours plus important pour la réflexion phi losophique. Pourtant, la philosophie semble uploads/Geographie/ lempreinte-du-visuel-merleau-ponty-et-le.pdf
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- Publié le Mai 02, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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