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Revue électronique internationale International Web Journal www.sens-public.org Penser, avec Jacques Derrida, au péril de l’aporie MARIE-LOUISE MALLET Résumé: « Je ne saurais parler d’autrui », donc, seulement lui parler, « l’appeler au vocatif », lisons-nous. Mais lorsque il n’est plus possible de « lui parler », lorsque la mort rend l’adresse impossible ou tragiquement vaine, que peut-on faire ? Que faire, que dire quand vient, « chaque fois unique, la fin du monde » ? – Hommage de Marie-Louise Mallet à Jacques Derrida prononcé au Colloque Jan Hus de La Rochelle, juillet 2005. Contact : redaction@sens-public.org Penser, avec Jacques Derrida, au péril de l’aporie Marie-Louise Mallet orsque Étienne Tassin, puis Nathalie Roussarie m’ont demandé de participer à cette Université d’été de l’Association Jan Hus pour un hommage à Jacques Derrida, j’ai dit oui, bien sûr : comment aurais-je pu dire non ? Mais je savais déjà combien cela me serait difficile. Dans un de ses premiers textes « Violence et métaphysique », publié dans L’écriture et la différence, accompagnant la pensée d’Emmanuel Lévinas, il écrit : L « Je ne saurais parler d’autrui, en faire un thème, le dire comme objet, à l’accusatif. Je puis seulement, je dois seulement parler à autrui, l’appeler au vocatif qui n’est pas une catégorie, un cas de la parole, mais le surgissement, l’élévation même de la parole. Il faut que les catégories manquent pour qu’autrui ne soit pas manqué 1…» « Je ne saurais parler d’autrui », donc, seulement lui parler, « l’appeler au vocatif », lisons- nous. Mais lorsque il n’est plus possible de « lui parler », lorsque la mort rend l’adresse impossible ou tragiquement vaine, que peut-on faire ? Que faire, que dire quand vient, « chaque fois unique, la fin du monde »? Comme en témoigne l’ouvrage, le recueil plutôt, dont je viens de citer le titre, mais aussi Mémoires — pour Paul de Man, et tant d’autres textes, chaque fois, et à chaque fois comme unique, à chaque mort d’un ami, Jacques Derrida a enduré la torture de la question. Il faudrait se souvenir ici de ses analyses inquiètes des « apories du deuil », infidèle jusque dans sa fidélité même, fidèle / infidèle, possible seulement comme impossible, pris entre l’intériorisation qui garde l’autre en soi mais menace son altérité, risque de le réduire à n’être plus qu’une part de soi-même, et la non-intériorisation, qui le garde comme autre, l’autre perdu, mais risque de le perdre aussi dans l’oubli. Et quand, ne pouvant plus lui parler, on est amené à devoir parler de l’autre, et même lorsque ce devoir est celui de la fidélité à l’ami disparu, on court toujours le risque majeur de la thématisation objectivante, aplatissante, schématisante ou, pis encore, de l’appropriation d’autant plus sournoise qu’elle peut être tout à fait inconsciente et animée des « meilleurs intentions ». Aussi, reculerai-je encore un instant le moment de prendre tous ces risques. Ma situation ici, aujourd’hui, à l’Association Jan Hus, est assez singulière. J’ai adhéré à celle-ci dès sa création, à l’invitation de deux amis, deux de ses membres fondateurs et les plus actifs : 1 Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 152. (Je souligne). Article publié en ligne : 2006/07 – 2008/05 (réédition) http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=291 © Sens Public | 2 MARIE-LOUISE MALLET Penser, avec Jacques Derrida, au péril de l'aporie Jacques Derrida lui-même et Roland Brunet. Malgré ma sympathie réelle pour cet engagement, ma participation fut cependant, je dois l’avouer, assez passive, lacunaire, jusqu’à s’effacer ces dernières années. Roland Brunet nous a quittés en septembre 2003. Au printemps, je lui avais proposé de participer au Cahier de L’Herne consacré à Jacques Derrida qu’avec mon amie Ginette Michaud nous commencions à préparer : il aurait évoqué mieux que personne les engagements qu’ils avaient partagés durant de longues années : le GREPH, les États Généraux de la philosophie, etc. et bien sûr, l’Association Jan Hus. Bien que très malade déjà, il avait accepté avec bonheur tout en me disant sa crainte de ne pouvoir le faire. Peu de temps après, il devait apprendre le diagnostic de la terrible maladie qui frappait Jacques Derrida : il en fut très profondément affecté, mais son désir de lui témoigner son amitié en participant au Cahier en fut d’autant plus ardent. Le temps et les forces lui en furent hélas refusés… et ce fut au tour de Jacques Derrida, malade, d’être profondément touché par la mort de cet ami fidèle. Il n’était pas question de le remplacer de quelque façon que ce soit dans le Cahier, mais nous avons tenu à ce qu’il y soit, par delà la mort, associé. Or, dans le bref entretien dédié à sa mémoire, Jacques Derrida évoque leur dernière rencontre : « C’est au cours d’une réunion de cette Association [Jan Hus] que j’ai vu Roland pour la dernière fois et que peu après, dans la voiture qui nous emmenait vers le Père- Lachaize, à l’enterrement de notre ami Desanti, il m’a parlé de cette terrible maladie qui devait l’emporter2. » Comme vous voyez, la mort rode, hante toute cette histoire. Et ce n’est pas fini… Lorsqu’il m’a été demandé de venir rendre ici hommage à celui qui fut pour moi un très grand ami, depuis plus de 30 ans, et lorsque j’ai appris quel était le thème de cette Université d’été, c’est à dire « les frontières » je n’ai pu qu’être frappée par une étrange rencontre. Un certain nombre d’entre vous le savent peut-être, j’ai été responsable de trois décades de Cerisy « autour de Jacques Derrida », or la première, en 1992, avait pour titre, précisément, « Le passage des frontières » (ont suivi, en 1997, « L’animal autobiographique » et en 2002 « La démocratie à venir »3). C’est au cours de cette décade que Jacques Derrida prononça une très longue conférence intitulée Apories, qui fut publiée intégralement dans les actes du colloque en 1994 et reprise plus tard, en 1996, en volume séparé, toujours chez Galilée4. Or cet ouvrage qui s’ouvre sur une évocation du De Brevitate Vitae de Sénèque et du De finibus de Cicéron, est pour une très large part consacré à une réflexion sur la mort, sur son traitement comparé dans les études anthropologiques, plus ou moins enfermées dans leurs frontières culturelles et, à l’opposé, dans l’« analyse existentiale » qu’en développe Heidegger dans Sein und Zeit et quelques autres textes, sur les frontières qui séparent (ou non) 2 Derrida, Cahier de L’Herne, Paris, 2004, p. 222. 3 Les actes de ces trois colloques ont été publiés chez Galilée, en 1994, 1999, 2004. 4 Jacques Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996 Article publié en ligne : 2006/07 – 2008/05 (réédition) http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=291 © Sens Public | 3 MARIE-LOUISE MALLET Penser, avec Jacques Derrida, au péril de l'aporie ces deux types d’approche, enfin, au plus profond de cette réflexion, sur la frontière que Heidegger croit pouvoir tracer entre le Dasein qui, seul, aurait rapport à la mort « comme telle », et tous les autres vivants qui, selon lui, à proprement parler, ne meurent pas. À qui s’étonnerait encore que je m’avance ainsi en compagnie de tous ces spectres et trouverait excessive cette présence de la mort à l’ouverture de ma communication je répondrais par la citation d’un passage de Spectres de Marx : « Si je m’apprête à parler longuement de fantômes […] c’est-à-dire de certains autres qui ne sont pas présents, ni présentement vivants, […] c’est au nom de la justice. De la justice là où elle n’est pas encore, pas encore là, […] entendons là où elle n’est plus présente et là où elle ne sera jamais, […] réductible au droit. Il faut parler du fantôme, voire au fantôme et avec lui, dès lors qu’aucune éthique, aucune politique, révolutionnaire ou non, ne paraît possible et pensable et juste, qui ne reconnaisse à son principe le respect pour ces autres qui ne sont plus ou pour ces autres qui ne sont pas encore là, présentement vivants, qu’ils soient morts ou qu’ils ne soient pas encore nés. Aucune justice — ne disons pas aucune loi et encore une fois nous ne parlons pas ici du droit — ne paraît possible ou pensable sans le principe de quelque responsabilité, au-delà de tout présent vivant, dans ce qui disjointe le présent vivant, devant les fantômes de ceux qui ne sont pas encore nés ou qui sont déjà morts, victimes ou non des guerres, des violences politiques ou autres […]. Cette justice porte la vie au-delà de la vie présente ou de son être-là effectif, de son effectivité empirique ou ontologique : non pas vers la mort mais vers une sur-vie, à savoir une trace dont la vie et la mort ne seraient que des traces et des traces de traces, une survie dont la possibilité vient d’avance disjoindre ou désajuster l’identité à soi du présent vivant comme de toute effectivité. Alors il y a de l’esprit. Des esprits. Et il faut compter avec eux 5… » Le spectre, le fantôme, le uploads/Geographie/ marie-louise-mallet-penser-avec-jacques-derrida.pdf

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