Une histoire émotionnelle du savoir XVIIe-XXIe siècle Plaisir et ennui, peur et
Une histoire émotionnelle du savoir XVIIe-XXIe siècle Plaisir et ennui, peur et espérance, enthousiasme et désespoir, bonheur et souffrance, toute la gamme des émotions dans leurs nuances et leurs combinaisons fait l’ordinaire du quotidien des chercheurs. Hier, dans les lointains XVII e-XVIII e siècles, comme aujourd’hui, et quelles que soient les disciplines. Les chercheurs apparaissent alors non plus comme des machines à penser ou des personnes-idées, mais comme des êtres de chair et de sang opérant dans un univers saturé d’affects. Ils ne sont plus ces « neutres » (Nietzsche) qu’a instaurés cette règle de métier qu’est l’objectivité, et leur voix n’est plus celle impersonnelle, inhumaine qui ressort de leurs publications. Prendre en compte les émotions, c’est restaurer une dimension de la science telle qu’elle se fait, en rappelant l’incidence qu’elles ont dans les rythmes de travail, dans l’engagement à la tâche, dans la convivance au sein de communautés, dans le devenir de collaborations et, bien sûr, dans la genèse, la production et la publication des œuvres. C’est aussi, dans un monde professionnel qui s’est placé sous la bannière de la raison, donner à voir l’auteur, plus que dans sa subjectivité, dans sa profonde humanité. Françoise Waquet est directrice de recherche au CNRS ; ses travaux portent principalement sur l’histoire et l’anthropologie du monde savant des XVII e-XXI e siècles. Elle a publié en 2015 L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent, XVIe-XXIe siècle. © CNRS ÉDITIONS, Paris, 2019 ISBN : 978-2-271-12531-6 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. Introduction « Les trois ou quatre années passées à l’étude de la conjugaison bactérienne […], c’était une période de jubilation. Une période d’excitation et d’euphorie, se rappelait le biologiste François Jacob. Mais le souvenir s’en est figé. Il a cristallisé dans les articles et les comptes rendus, les résumés et les conférences. Il s’est dépouillé, desséché en une histoire trop répétée, trop mise en forme. Une histoire devenue si logique, si raisonnable qu’elle a perdu toute chaleur. Qu’elle ne traduit plus le bruit et la fureur de la recherche quotidienne […]. Disparus les essais avortés, les expériences ratées, les bégaiements, les tentatives stupides. Oubliés les raisonnements faux, les hésitations, les coups d’épée dans l’eau, les fausses joies, les accès de rage contre soi, ou contre les autres […]. Tout est devenu lisse et poli. Une belle histoire, bien nette, avec un début, un milieu et une fin ». S’était intercalé le travail de rédaction qui avait consisté à « épurer la recherche de toute scorie affective ou irrationnelle, [à] la débarrasser de tout relent personnel, de toute odeur humaine 1. » L’article scientifique serait donc, selon le mot d’un autre prix Nobel de médecine, Peter Medawar, « une fraude » en ce que non seulement il opère, par son format conventionnel, une mise en ordre du processus de recherche mais aussi gomme, par son écriture, toute émotion humaine 2. Rien d’étonnant donc à ce que les scientifiques passent pour des « gens sans émotion 3 ». Une telle déshumanisation n’est pas l’apanage des sciences de la vie. Elle est manifeste dans le domaine de l’histoire où se constate « une mise entre parenthèses de la personnalité de l’historien ; en général, remarque Antoine Prost, l’historien s’efface, n’apparaît que rarement […], évite de s’impliquer dans son texte, de prendre parti, de s’indigner, de s’émouvoir 4… ». Il en irait de même dans les publications des anthropologues. « Le sujet qui écrit un ouvrage ou un article scientifique devrait être absent de ce qu’il écrit, note François Laplantine. C’est comme s’il n’y avait pas d’auteur ou, comme si une partie de l’auteur, en écrivant, avait fondu. Ce qu’il ressent devrait être éliminé ou alors rejeté dans des textes séparés 5. » Des éléments sensibles, affectifs, émotionnels sont donc effacés, disparaissant des produits livrés au public. Ils n’y sont pas moins entrés, et en masse, comme l’attestent les quelques lignes que l’on a empruntées au Pr Jacob. Dans des travaux antérieurs consacrés au monde du savoir, aux formes de la parole qui y ont cours, aux relations entre les maîtres et leurs disciples, aux rituels universitaires, une dimension émotionnelle m’était apparue tant dans l’ordinaire que dans l’extraordinaire de la vie scientifique. C’était, par exemple, l’enthousiasme ou l’ennui suscités par une conférence, la crainte révérencielle envers un savant admiré, les larmes versées à la mort du maître, la cordialité des amis, la fureur des polémistes, la gratitude à l’égard de ceux qui ont aidé 6. Mais alors que les agendas de recherche étaient autres – les relations entre les personnes et les modalités de la communication des connaissances –, j’en étais restée à des remarques ponctuelles. Toutefois, au fil de ce parcours de recherche, le constat avait gagné en consistance et en ampleur, jusqu’à imposer les émotions comme un objet de recherche systématique. Rétrospectivement, c’est-à-dire aujourd’hui, alors que j’écris cet ouvrage, le phénomène me frappe par son évidence. En fait, les émotions crèvent les yeux : il n’est que d’ouvrir un volume, de lire une dédicace et des remerciements, ces textes brefs, voire minimes qui en sont saturés. Et ce qui se voit dans les liminaires des publications, ressort autant, sinon plus, dans les lieux les plus divers de la vie scientifique tout entière. Il suffit d’y prêter un peu d’attention. Plus qu’il n’a été stimulé par le contexte actuel hautement émotionné, si ce n’est « émotionnalisé », ce travail a été favorisé et comme encouragé par la littérature sur les émotions. Longtemps apanage de la psychologie, elles ont depuis les années 1970-1980 fait l’objet de travaux très nombreux dans des disciplines autres, en anthropologie, en sociologie, en histoire 7 ; il y a là bien des suggestions de méthode et d’approche, ainsi que des concepts qui ont connu une grande fortune comme ceux de travail émotionnel, d’emotionology, de communauté émotionnelle, pour en rester à des notions utiles pour notre propos. Plutôt que de placer dans cette introduction un exposé d’ensemble de la littérature, qui tournerait au gros morceau assommant à lire, il a paru préférable d’en présenter les aspects pertinents au fil du travail dans les chapitres correspondants. On se bornera donc ici à signaler l’ampleur de la bibliographie existante où l’anglais est dominant et les agendas variables, mais aussi étanches, suivant les disciplines. On soulignera le retard en la matière des études historiques en général, en France en particulier 8. On notera que, dans leur développement actuel, celles-ci ont quasiment ignoré le monde savant. Dans tous les travaux, qu’ils ressortissent à l’histoire intellectuelle, à l’histoire des idées, à l’histoire sociale des sciences, à l’histoire des savoirs, presque rien n’est dit des émotions, si ce n’est de façon accessoire, avec l’eureka de la découverte, ou anecdotique, pour donner au héros un peu de réalité ou de pittoresque 9. Les notations sont marginales, indicatives, au mieux méthodologiques, ouvrant à l’occasion des perspectives stimulantes 10. Toutefois, ce n’est que dans des recherches qualitatives portant sur le tout contemporain, parfois d’ailleurs à valeur prescriptive, que les émotions sont véritablement objectivées. Le plus souvent, les scientifiques apparaissent donc comme des idées, des découvertes et des livres, des machines à penser, des profils de carrière, des agents rationnels, et non, comme ce qu’ils sont aussi, des êtres de chair et d’os. Ce sont eux que ce livre veut donner à voir. Comme d’autres professionnels, comme l’administrateur, par exemple, qui « n’est pas qu’un être de raison, [mais] aussi un homme qui a des passions 11 », ils entrent tout entiers dans leur travail, esprit, bien sûr, mais aussi corps, chair et sang. Les scientifiques ne sont pas des abstractions, mais des êtres sensibles ; leurs sens d’ailleurs sont parmi leurs instruments de travail : ils ont même été éduqués pour cela. Pour continuer le parallèle avec l’administrateur, dans le monde scientifique aussi, « chacun est plus ou moins convaincu d’être un petit seigneur du sens et du vrai même si en réalité on reste largement soumis aux aléas des situations que l’on vit 12 » et, ajoutons-le, aux émotions qui ne peuvent pas ne pas en découler. Il s’agira ici de retrouver la partie du chercheur qui a fondu, de porter attention aux scories affectives, de rendre au relent personnel, à l’odeur humaine la place qui fut la leur, bref, de rétablir une identité émotionnée. On sera ainsi amenée à explorer ce qui disparaît des publications, non plus les outils que les chercheurs manient (comme il l’avait été fait dans l’Ordre matériel du savoir), mais les émotions qui les ont animés tout au long d’une recherche. À une histoire abstraite et désincarnée du monde savant, on opposera une histoire concrète et charnelle, peut-être moins lisse et moins polie, qui porte attention à ce que des personnes ressentent dans l’exercice quotidien de leur activité, dans les moments banals et exceptionnels de leur vie professionnelle. Émotion a déjà été mentionné à plusieurs reprises. Qu’entendons-nous par là ? Le terme relève de ces « mots faibles, fragiles, pauvres pour un contenu débordant », comme Siegfried Kracauer l’écrivit à propos uploads/Histoire/ francoise-waquet-une-histoire-emotionnelle-du-savoir-jericho.pdf
Documents similaires
-
14
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 18, 2021
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
- Taille du fichier 4.5484MB