ISAAC LAQUEDEM (1852-1853) ALEXANDRE DUMAS Isaac Laquedem LE JOYEUX ROGER 2006
ISAAC LAQUEDEM (1852-1853) ALEXANDRE DUMAS Isaac Laquedem LE JOYEUX ROGER 2006 ISBN-13 : 978-2-923523-04-0 ISBN-10 : 2-923523-04-0 Éditions Le Joyeux Roger Montréal lejoyeuxroger@gmail.com Au reste, quand je travaille à une œuvre qui me préoccupe, c’est un besoin pour moi de raconter : en racontant, j’invente ; et, à la fin de quelqu’un de ces récits, il se trouve, un beau matin, que la pièce est achevée. Mais il arrive souvent que cette manière de faire, c’est-à-dire de ne commencer la pièce que lorsque j’ai fini le plan, est très lente. J’ai gardé Mademoiselle de Belle-Isle près de cinq ans ainsi dans ma tête, et j’ai, depuis 1832, dans la mémoire, le plan d’un Juif errant, auquel je puis me mettre au premier moment de repos que j’aurai conquis, et qui sera un de mes meilleures livres. Mes mémoires, CXVIII I La Via Appia Que le lecteur se transporte avec nous à trois lieues au delà de Rome, à l’extrémité de la via Appia, au bas de la descente d’Albano, à l’endroit même où la voie antique, vieille de deux mille ans, s’embranche avec une route moderne âgée seulement de deux siècles, laquelle contourne les tombeaux, et, les laissant à sa gauche, va aboutir à la porte de Saint-Jean-de-Latran. Qu’il veuille bien supposer que nous sommes dans la matinée du jeudi saint de l’année 1469 ; que Louis XI règne en France, Jean II en Espagne, Ferdinand Ier à Naples ; que Ferdinand III est empereur d’Allemagne, Ivan III, grand duc de Russie, Christophe Moro, doge de Venise, et Paul II, souverain pontife. Qu’il se souvienne que c’est le jour solennel où, vêtu de la chape d’or, coiffé de la tiare, porté sous un dais soutenu par huit cardinaux, le prêtre-roi doit, du haut de la vieille basilique de Constantin, déjà condamnée et près de faire place à celle de Bramante et de Michel-Ange, donner, au nom des saints apôtres Pierre et Paul, sa bénédiction à Rome et au monde, à la ville et à l’univers, urbi et orbi. Alors, il comprendra qu’à cause de cette solennité suprême, les populations des villages voisins se pressent sur les routes de Bracciano, de Tivoli, de Palestrine et de Frascati, tendant toutes vers la ville sainte, où les cloches qui vont fuir et dont l’absence témoignera du deuil de la chrétienté, les attirent par un dernier appel. Au milieu de toutes ces routes qui conduisent à Rome, et qui, de loin, semblent couvertes d’un tapis mouvant tant se déroulent en longues files les contadines aux jupes de pourpre et aux cor- sages d’or, tirant un enfant par la main, ou en portant un sur leurs épaules ; les conducteurs de troupeaux, armés de lances, cachant ISAAC LAQUEDEM 8 sous leur manteau brun leur justaucorps de velours bleu à boutons d’argent, et passant au galop de leurs petits chevaux de montagne aux housses écarlates brodées de clous de cuivre ; les graves matrones au visage calme, traînées sur de lourdes char- rettes attelées de deux grands bœufs blancs aux longues cornes noires, et qui semblent de vivantes statues de l’Isis thébaine ou de la Cérès éleusine ; – au milieu de toutes ces routes, disons-nous, qui, pareilles à d’immenses artères portent, à travers le désert fauve de la campagne romaine le sang et la vie à la vieille Rome, une seule route est déserte. C’est celle où nous avons conduit le lecteur. Et cependant, ce n’est point que d’Albano ne descende une grande affluence de peuple ; ce n’est point que manquent au rendezvous les belles paysannes de Genzano et de Velletri ; les pâtres des marais Pontins avec leurs chevaux à longue crinière et à queue flottante ; les matrones de Nettumo et de Mondragone, dans leurs chars traînés par des buffles à la respiration bruyante et aux yeux de flamme, – non ; à l’embranchement dont nous avons parlé, le pieux cortège de pèlerins abandonne la voie antique, laisse à sa gauche cette double file de sépulcres dont nous allons dire l’histoire en quelques lignes, et, à travers la plaine aux longues herbes, prend cette route nouvelle qui va, par un détour, joindre l’ancienne voie Tusculane, et aboutir à la basilique de Saint-Jean-de-Latran. Il n’en a pas toujours été ainsi, du reste, de cette voie Appienne, aujourd’hui si déserte, que l’herbe pousserait dans les interstices de ses larges dalles grises, si ces dalles, inégalement taillées dans la lave des volcans éteints, ne repoussaient pas toute végétation. Aux beaux jours de la Rome des Césars, on la nom- mait la grande Appia, la reine des routes, le chemin de l’Elysée ; c’était alors le rendez vous, dans la vie et dans la mort, de tout ce qu’il y avait de riche, de noble et d’élégant dans la ville par excellence. D’autres voies encore, la voie Latine, la voie Fla- minienne, avaient leurs sépulcres ; mais heureux qui avait son LA VIA APPIA 9 sépulcre sur la voie Appia ! Chez les Romains, nation où le goût de la mort était presque aussi répandu qu’il l’est en Angleterre, et où la rage du suicide fut, sous les règnes de Tibère, de Caligula et de Néron particuliè- rement, une véritable épidémie, la préoccupation du lieu où le corps dormirait son éternité était grande. D’abord, on avait ense- veli dans la ville, et jusque dans l’intérieur des maisons ; mais ce mode de sépulture était contraire à la salubrité publique ; de plus, les cérémonies funèbres pouvaient à tout instant souiller les sacrifices de la ville ; en conséquence une loi intervint qui défen- dait d’ensevelir ni de brûler dans l’intérieur de Rome. Deux ou trois familles de privilégiés seulement conservèrent ce droit à titre d’honneur public : c’étaient les familles de Publicola, de Tubertus et de Fabricius. Ce droit leur était fort envié. Le triomphateur mort pendant le triomphe avait aussi droit d’être enterré dans Rome. Aussi, bien rarement le vivant laissait-il le soin de son tombeau à ses héritiers. C’était une distraction qu’il se donnait à lui-même, de faire tailler son sépulcre sous ses yeux. La plupart des monu- ments funéraires que l’on rencontre encore aujourd’hui portent, soit ces deux lettres : V. F., ce qui signifie : Vivus fecit ; soit ces trois lettres : V. S. P., ce qui signifie : Vivus sibi posuit ; soit, en- fin, ces trois autres lettres : V. F. C., ce qui signifie: Vivus facien- dum curavit. C’était en effet, pour un Romain, chose importante, comme on va le voir, que d’être enterré. D’après une tradition religieuse fort accréditée même au temps de Cicéron, où ce genre de croyance commençait pourtant à disparaître, l’âme de tout individu privé de sépulture devait errer pendant cent ans sur les bords du Styx, aussi quiconque rencontrait un cadavre le long de son chemin, et négligeait de lui donner la sépulture, commettait un sacrilège dont il ne pouvait se racheter qu’en sacrifiant une truie à Cérès. Il est vrai que, si, à trois reprises différentes, on jetait un peu de terre sur le cadavre, cela exemptait de l’inhumation et dispensait ISAAC LAQUEDEM 10 du sacrifice. Mais ce n’était pas le tout que d’être enterré, il fallait être en- terré agréablement. La mort païenne, plus coquette que la nôtre, n’apparaissait point aux agonisants du siècle d’Auguste comme un squelette décharné au crâne nu, aux orbites vides, au ricane- ment sombre, et tenant à la main une faux au fer recourbé ; non, c’était tout simplement une belle femme pâle, fille du Sommeil et de la Nuit, aux longs cheveux épars, aux mains blanches et froides, aux embrassements glacés ; quelque chose comme une amie inconnue qui, lorsqu’on l’appelait, sortait des ténèbres, s’avançait grave, lente et silencieuse, s’inclinait au chevet du mourant et, du même baiser funèbre, lui fermait à la fois les lèvres et les yeux. Alors, le cadavre demeurait sourd, muet, insen- sible, jusqu’au moment où la flamme du bûcher s’allumait pour lui, et, en consumant le corps, séparait l’esprit de la matière, – matière qui devenait cendre, esprit qui devenait dieu. Or, ce nou- veau dieu, dieu mâne, tout en demeurant invisible aux vivants, reprenait ses habitudes, ses goûts, ses passions ; rentrait, pour ainsi dire, en possession de ses sens, aimant ce qu’il avait aimé, haïssant ce qu’il avait haï. Et voilà pourquoi, dans le tombeau d’un guerrier, on déposait son bouclier, ses javelots et son épée ; dans le tombeau d’une femme, ses aiguilles de diamant, ses chaînes d’or et ses colliers de perles ; dans le tombeau d’un enfant ses jouets les plus chéris, du pain, des fruits, et au fond d’un vase d’albâtre, quelques gout- tes de lait tirées de ce sein maternel qu’il n’avait pas eu le temps de tarir. Donc, si l’emplacement de la maison qu’il devait occuper pen- dant sa courte existence semblait au Romain digne d’une sérieuse attention, jugez quelle attention plus grande encore il devait ap- porter au plan, au site, à l’emplacement, enfin plus ou moins agréable, plus ou moins uploads/Ingenierie_Lourd/ isaac-laquedem.pdf
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- Publié le Sep 07, 2021
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