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Ricerche di S/Confine, Dossier 5 (2019) - www.ricerchedisconfine.info 90 Carolane Sanchez Corps flamenco : «modernes et anti-modernes, avant- gardistes et traditionnels, rebelles et institutionnels» Abstract Afin de mener une réflexion sur la réévaluation qui s’opère aujourd’hui des traces et archives qui font tradition dans le flamenco, nous tenterons de dépasser la lecture souvent simpliste d’un rattachement identitaire du flamenco aux acceptions restreintes de « populaire » et d’« a-politique ». En effet, l’enjeu de cet article tend à démontrer que ces « corps flamenco » sont par leurs constructions non seulement des « corps-archives », mais aussi des « corps-réseaux », pluriels. Pour envisager une approche historique et esthétique complexe du flamenco, nous effectuerons une étude des circulations de gestes et discours de ses protagonistes, notamment par une amorce de mise en relief des enjeux de circulations culturelles entre l’Espagne et la France à partir du XIX e siècle jusqu’à aujourd’hui. This study aims to reassess the traces left in the archives of Flamenco tradition. This reassessment questions the common simplistic limiting interpretation that identifies Flamenco as being “popular” and “a-political”. This article aims to demonstrate how flamenco expression has not only evolved from the transfer of a legacy but has also been fed by a network of different milieus. In order to approach flamenco from a historical and aesthetic standpoint, this study will explore the exchange of gestures and expressive movements propagated by its protagonists, with a particular focus on the cultural flow of artists between Spain and France, from the 19th century until the present day. Afin de mener une réflexion sur la réévaluation qui s’opère aujourd’hui des traces et des archives qui font tradition dans le flamenco par une étude des discours et gestes que portent ces corps-archives, envisageons de dépasser la lecture souvent simpliste d’un rattachement identitaire du flamenco aux acceptions restreintes de « populaire » et de « a-politique ». En effet, n’est-il pas d’enjeu aujourd’hui d’aborder l’expression flamenco sous le prisme de ses paradoxes, afin de démontrer que ces « corps flamenco » sont par leurs constructions pluriels, et plus ouvertement : « modernes et Ricerche di S/Confine, Dossier 5 (2019) - www.ricerchedisconfine.info 91 anti-modernes, avant-gardistes et traditionnels, rebelles et institutionnels » (Romero 2016) ? Lorsqu’on se confronte à la culture flamenco, on se heurte aisément aux discours de ses origines renvoyant au mystère. À l’image de l’œuvre cinématographique d’Edgar Neville Duende y misterio del flamenco (Neville 1952), à Ricardo Molina et son Misterios del arte flamenco (Molina 1967), ou encore au projet maireniste ayant consolidé une certaine façon de comprendre l’idée de pureté (Mairena, Molina 1963), envisager une histoire du flamenco semble nous conduire tout droit dans un tunnel obscur, où, tâtonnant, l’air chargé d’une nappe de flottement millénaire, l’archétype du gitan esquisserait au loin son profil. Pour envisager une approche historique et esthétique complexe du flamenco, envisageons une cartographie d’une étude moderne des circulations de gestes et discours de ses protagonistes, notamment par une amorce de mise en relief des enjeux de circulations culturelles entre l’Espagne et la France à partir du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. La proposition de notre étude est telle : tenter de cerner davantage ce que nous dit le « corps-archives » -le corps qui revisite les archives-, plutôt que de nous arrêter à ce qu’un usage idéologique de « l’archive » nous a dit des corps (bien que pour en venir au premier il faille interroger le second). Pour approfondir la notion de « archive » afin de répondre à l’axe proposé par les journées d’études dont l’article est la résultante, si on se réfère à l’héritage de Jacques Derrida et son investiture du terme, l’arkhé, renverrait à l’idée de commencement, une invitation à penser là où les choses commencent, évoquant un « renvoi à l'originaire, au premier, au principiel, au primitif, bref au commencement » (Derrida 1995, p. 11). Mais de plus, l'arkhé renverrait aussi au commandement, traduisant le caractère d’autorité de l’archive, ainsi que son principe archontique, son assignation à un lieu. Rentrons en dialogue avec cette double lecture étymologique du terme pour étudier la construction des discours à partir du processus d’archivage dans le flamenco, faisant par ailleurs lien à cette problématique formulée par Derrida : « À qui revient en dernière instance l'autorité sur l'institution de l'archive ? » (Derrida 1995, p. 53). Nous allons dialoguer avec cette piste réflexive, la transposant au milieu flamenco, en nous demandant quels discours créent autorité sur ces corps flamenco, et en quoi envisager une lecture diachronique de leurs constructions -discours sur les corps- nous conduit à mener une approche biopolitique des « réseaux » au sein desquels ces corps s’imbriquent ? Construction des discours et esquisses d’archivage début XIXe - XXe Nous pensons qu’on ne puisse appréhender le corps-archive sans la dimension du « corps-politique ». Pour comprendre la construction moderne des discours de Ricerche di S/Confine, Dossier 5 (2019) - www.ricerchedisconfine.info 92 ces corps flamenco, situons notre amorce d’étude à partir de l’impulsion archivistique des collectes de Serafín Estébanez Calderón, publiées sous le titre Escenas andaluzas (Estébanez Calderón 1847). À travers ces écrits, ce dernier restitue des informations précieuses quant à la protohistoire1 du flamenco. L’auteur y évoque le processus de formation des futurs palos à l’époque d’un flamenco alors en voie de structuration au milieu XIXe. Il détaille la mise en visibilité d’un milieu d’aficionados se réunissant en parallèle à la structuration progressive des danses, issues d’un métissage entre traditions locales et cultures musicales, fruit des échanges transculturels dynamisés par le commerce colonial espagnol. Sur le plan intra- territorial, il évoque la naissance d’une esthétique pré-flamenco dans un moment de basculement économique. En effet, à partir du début XIXe, l’Espagne abandonne son système seigneurial et voit naître l’émergence d’une bourgeoisie montante. Elle doit dans ce contexte faire face à la gestion difficile de l’exode rural des paysans et la précarisation des nouveaux urbains : andalous, gitans et immigrés. Cette population va avoir tendance à se concentrer dans les ports et c’est au sein de ces carrefours de passage, tavernes, que vont émerger en partie les formes flamenco naissantes. De plus, courant XIXe, la terre ibère est aussi traversée par une nouvelle forme de tourisme. Comme l’évoque l’historienne de l’art espagnole Rocío Plaza Orellana dans sa recherche Le flamenco et les romantiques, un voyage entre mythe et réalité, un nombre important d’intellectuels allemands, anglais et français voyagent jusqu'en Andalousie à partir du milieu du siècle (Plaza Orellana 1999). À travers leurs récits, et l’intérêt qu’ils vont porter à ces manifestations culturelles locales, ces derniers vont participer à œuvrer à la reconnaissance de leurs formes. Parmi les autres éléments importants concernant la structuration du genre courant XIXe, on relève l’apport de Silverio Franconnetti, qui, à son retour de l’exil argentin, va impulser les café cantantes, une imitation des cafés-concerts à la française, au sein desquels va se consolider le trio guitare-chant-danse, nucléo de la forme flamenco. Silverio Franconnetti sera mis en accusation par la suite pour avoir participé à dénaturer le cante jondo (chant profond). Antonio Machado Álvarez écrit dans sa Colección de Cantes Flamencos : « Les cafés cantantes tueront totalement le chant gitan dans un avenir proche, pendant que Silverio effectue des efforts gigantesques pour le tirer de sa sphère obscure, d'où il n’aurait pas dû sortir pour continuer à se conserver pur et véritable » (Machado Alvarez 1975, p. 81). Federico García Lorca et Manuel de Falla à travers l’initiative idéologique du Concurso del cante jondo de 1922, ainsi qu’Antonio Mairena et Ricardo Molina dans les années 1960, sont deux binômes qui se feront relais de 1 La première occurrence du terme « flamenco » connue aujourd’hui nous renvoie à une publication de la presse madrilène de 1853, où selon la source de Sneeuw A. C. tiré de son étude Flamenco en el Madrid del XIX (1989), il est fait référence à la transformation de chants andalous interprétés autrement. Ricerche di S/Confine, Dossier 5 (2019) - www.ricerchedisconfine.info 93 cette scission entre l’espace du domestique et l’espace publique, cristallisée par l’expression d’une peur de la perte, face à la sédimentation menacée d’une authenticité formelle. José Luis Ortiz Nuevo, y voit cependant là une erreur de diagnostic de ces figures, qui serait de n'avoir pas pris de distance avec la mode « légère » qui marque l'époque des fandangos au sein des cafés-concerts, le fandango étant un style de chant au caractère plus léger, révélateur aussi d’une époque désireuse de divertissement. En effet, l’apparition des cafés cantantes s’effectue dans un contexte d’affaiblissement économique de l’Espagne avec la perte en 1898 de ses colonies d’outre-mer. À la même période, des initiatives ethnographiques vont être entreprises pour répertorier le folklore, dont celles d’Emile Verhaeren et de Darío de Regoyos, qui vont parcourir l'Espagne en effectuant des relevés graphiques et écritures de notes pittoresques de ce qui constituera plus tard le livre España negra (De Regoyos, Verhaeren 1899, p. 88). C’est en parallèle à ce processus embryologique d’archivage que Bécquer et Antonio Machado y Álvarez vont se lancer uploads/Litterature/ carolane-sanchez-corps-flamenco-modernes-et-anti-modernes-avant-gardistes-et-traditionnels-rebelles-et-institutionnels 1 .pdf

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