27 Revue québécoise de psychologie, vol. 24, n o 1, 2003 ENJEUX TECHNIQUES DES
27 Revue québécoise de psychologie, vol. 24, n o 1, 2003 ENJEUX TECHNIQUES DES TROUBLES DE SYMBOLISATION LIÉS À UNE DÉPRESSION NARCISSIQUE Hélène RICHARD1 Université du Québec à Montréal Résumé L’auteure présente l’histoire du travail psychothérapique accompli avec une patiente souffrant d’une dépression narcissique occasionnant des troubles de la symbolisation. À cette occasion, elle élabore une réflexion sur les aménagements techniques à la cure psychanalytique type que le fonctionnement psychique de sa patiente l’a amenée à mettre en place. Mots clés : pathologie narcissique, troubles de la symbolisation, enjeux techniques, psychothérapie psychanalytique Sandy était mal en point quand elle vint me voir à l’automne. En proie à des crises de panique, elle avait d’elle-même consulté un psychiatre qui lui avait prescrit des antidépresseurs et une psychothérapie. Grande, filiforme, vêtue d’un jean et d’un T-shirt, cheveux blonds presque albinos ébouriffés et sans maquillage, elle avait l’air d’une adolescente alors qu’elle approchait la trentaine. Elle parlait avec un léger accent rocailleux que je n’arrivais pas à identifier. Durant l’été, Fritz, son conjoint, avait subi une intervention chirurgicale pour une tumeur dans le haut de la joue gauche. La tumeur était bénigne mais envahissante. Si la chirurgie échouait, il devrait subir un traitement de radiothérapie, qui, vu l’emplacement de la tumeur, détruirait son œil gauche. Au même moment, dans une ville voisine, le père de Sandy était traité pour un cancer de la prostate qui l’avait plongé dans une dépression profonde. Stoïque, Sandy avait visité Fritz quotidiennement à l’hôpital et gardé un contact téléphonique constant avec sa mère, au chevet de son mari. À la fin de l’été, les deux hommes étaient hors de danger et c’était au tour de Sandy de s’effondrer. Au début, je crus à une réaction post-traumatique de la part de Sandy face à la menace de perte simultanée de deux objets fortement investis. Mais ses symptômes s’atténuèrent pour laisser place à un tableau clinique plus complexe. Tout au long de sa maladie, Fritz avait fait preuve d’un 1. Adresse de correspondance : 40, rue Bates, bureau 221, Outremont (QC), H2V 4T5. Téléphone : (514) 495-1148. Courriel : richard.helene@uqam.ca 28 RQP, 24(1) optimisme d’airain qui, pour défensif qu’il fût, s’avéra fort efficace. « Tu sais bien, Sandy, qu’à moi, il ne peut rien arriver; je le sais, je le sens. Ne t’inquiète pas. » Il avait repris le travail avec enthousiasme et Sandy se sentait curieusement délaissée : elle dépérissait devant l’indépendance retrouvée de son conjoint. Elle déprimait, devenait irritable et accusait Fritz de tous ses maux. En fait, elle se confrontait à une problématique identitaire qui l’enfonçait dans une dépression narcissique mettant son couple en péril et qui allait nous occuper pendant quatre ans. Ce sont des enjeux techniques liés à ces problèmes narcissiques dont je voudrais discuter ici. Dans un premier temps, je définirai brièvement les concepts psychanalytiques sur le narcissisme que j’utiliserai dans ma présentation de cas. Puis, suivront, dans un deuxième temps, une anamnèse et le récit du travail psychothérapique effectué avec Sandy. Enfin, le troisième temps de cet article sera consacré aux enjeux techniques psychothérapiques soulevés par les caractéristiques du fonctionnement psychique de la jeune femme. QUELQUES CONCEPTS PSYCHANALYTIQUES SUR LE NARCISSISME1 Le concept psychanalytique de narcissisme (Freud, 1914) désigne, d’une part, le sentiment d’identité, soit l’investissement libidinal du Moi et de ses fonctions et, d’autre part, l’estime de soi, soit la résultante du décalage plus ou moins grand existant entre l’Idéal-du-Moi et le Moi. Le concept de narcissisme concerne donc les aléas du Moi, de l’Idéal-du-Moi et de leurs fonctions. Les travaux de psychanalyse clinique (Freud, 1914; Grunberger, 1975; Kohut, 1975; Rosenfeld, 1962; Winnicott, 1971) indiquent que le développement du narcissisme s’effectue durant les trois premières années de la vie, soit durant la période préœdipienne du développement psychique, période de vie où le lien mère-enfant est prédominant, lien qu’on nomme relation duelle ou dyadique, pour le distinguer de la relation triangulaire père-mère-enfant de la période œdipienne. L’objet d’amour dans la relation duelle est dit un objet partiel et narcissique, car le bébé — ou l’adulte qui entretient des relations duelles — est tellement dépendant de cet autre qu’il ne peut tenir compte de son altérité, encore moins la respecter. 1. Pour plus d’informations, voir, entre autres : Dessuant, P. (1983). Le narcissisme. Paris : Presses universitaires de France; Duruz, N. (1985). Narcisse en quête de soi : étude des concepts de narcissisme, de Moi et de Soi en psychanalyse et en psychologie. Bruxelles : P. Mardaga. 29 Notons que, pour la psychanalyse contemporaine, tout investissement libidinal d’objet — d’autrui — par une personne comporte un versant pulsionnel, désirant, et un versant narcissique, où l’autre est perçu comme instrumental aux besoins de cette personne. Étudions maintenant le narcissisme sous son vecteur développemental. Le sentiment d’identité Le nouveau-né baigne dans ce que Freud (1914) nomme le narcissisme primaire, période de vie où « le bébé est son propre idéal » car, par une identification, que Freud nomme primaire, il s’identifie à la mère soignante — ou à la personne en tenant lieu — et, par cette fusion, il s’attribue ses pouvoirs. C’est dire que le nourrisson, tout en investissant déjà fortement l’objet — sa mère — qui satisfait ses besoins, n’est pas encore conscient des différences entre le Moi et le non-Moi, de son impuissance et de sa dépendance à l’égard de cet objet dont il ignore encore l’altérité. Le développement psychique — le Moi se différenciant graduellement du Ça — et les aléas de la vie quotidienne amènent le bébé à découvrir cette altérité de sa mère, en même temps qu’il découvre sa dépendance absolue à son égard. Il ne renonce pas pour autant au sentiment illusoire de toute-puissance éprouvé durant la période fusionnelle du narcissisme primaire. Il ne fait que le déplacer sur sa mère, cet objet qu’il se met à idéaliser. Cette idéalisation de l’objet est telle qu’elle risquerait de vider l’enfant de tout investissement de soi, dans un mouvement centrifuge de sa libido, s’il ne découvrait pas simultanément son Moi, dans une prise de conscience concomitante du Moi et du non-Moi. Par une identification dite narcissique à l’objet maternel, l’enfant, dans un mouvement centripète de sa libido, investit son Moi naissant d’une libido, dite narcissique parce qu’elle investit le Moi, et dite aussi secondaire (Freud, 1914) parce qu’elle est soustraite à celle investissant la mère. On parle alors de narcissisme secondaire. Par ce jeu d’identification narcissique, de même que par les introjections propres à cet âge, l’enfant apprend à s’aimer comme ses parents l’aiment et pas autrement. Le destin du sentiment d’identité se joue donc à cet âge précoce. Notons, pour la compréhension de l’histoire de Sandy, qu’un narcissisme secondaire bien constitué sert de digue, de pare-excitation, à la violence de la pulsion libidinale avec laquelle l’enfant investit l’adulte, son objet de besoin. L’enfant devient capable d’indépendance envers son objet d’amour parce que, par ce jeu d’identifications et d’introjections, une 30 RQP, 24(1) bonne mère habite désormais son psychisme; il peut s’aimer et se materner lui-même. Un narcissisme secondaire défaillant se manifeste, entre autres, par une carence d’investissement du Moi et de ses fonctions, ce qui donne habituellement lieu à des troubles identitaires, de même qu’à des problèmes de symbolisation, soit des troubles de la capacité de se représenter psychiquement sa réalité, tant interne qu’externe. L’estime de soi Précisons d’entrée de jeu que le concept psychanalytique de Moi-Idéal se distingue de celui d’Idéal-du-Moi en ce qu’il désigne le Moi débutant du bébé, encore empreint des illusions mégalomanes, de la grandiosité de la période du narcissisme primaire. L’Idéal-du-Moi, lui, émerge graduellement du Moi selon une poussée développementale semblable à celle qui a amené le Moi à se différencier du Ça. L’enfant fait progressivement la différence entre l’état actuel de son Moi, de ses capacités, et les performances de ses parents, qui sont à ses yeux son idéal. L’idéal-du-Moi est, selon Freud (1914), l’héritier du narcissisme en ce que l’enfant désire devenir grand comme ses parents qu’il idéalise, afin de retrouver sa toute- puissance perdue et qu’il prête aux adultes. Afin, aussi, de retrouver la bienheureuse fusion avec le premier objet, la mère du narcissisme primaire, et de se retrouver enfin à l’abri de tout besoin, de tout sentiment de petitesse et d’impuissance. D’ailleurs, quel adulte ne rêve pas encore secrètement d’un amour qui le mettrait à l’abri de tout souffrant besoin? Notons, pour la compréhension de l’histoire de Sandy, que la honte est un sentiment narcissique éprouvé devant un décalage inacceptable perçu entre le Moi et l’Idéal-du-Moi. Il est humiliant pour l’enfant, émergeant de la grandiosité illusoire du narcissisme primaire, d’éprouver dans l’état actuel de son Moi des besoins, de se sentir petit, impuissant, dépendant. Il est donc important, pour le destin de son estime de soi, que ses parents lui apportent une confirmation narcissique extérieure (Grunberger, 1975). Cette valorisation extérieure est la condition nécessaire à l’investissement narcissique par l’enfant de ses pulsions, de ses besoins, et à son apprentissage des gestes à poser pour leur satisfaction dans la réalité. Plus les uploads/Litterature/ enjeux-techniques-des-troubles-de-symbolisation.pdf
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- Publié le Jan 31, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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