GIORGIO AGAMBEN - GLOSES MARGINALES AUX COMMENTAIRES SUR LA SOCIÉTÉ DU SPECTACL
GIORGIO AGAMBEN - GLOSES MARGINALES AUX COMMENTAIRES SUR LA SOCIÉTÉ DU SPECTACLE Giorgio Agamben. "Gloses marginales aux Commentaires sur la société du spectacle." June 1990. [1] I Stratège . Les deux livres de Debord, présentés ici au public italien dans un même volume, constituent l’analyse la plus lucide et sévère des misères et des servitudes d’une société - celle du spectacle, où nous vivons - qui a étendu aujourd’hui sa domination sur toute la planète. En tant que tels, ces livres, n’ont besoin ni d’éclaircissements ni d’éloges, et encore moins d’une préface. Tout au plus risquerons nous ici quelque glose marginale, semblable à ces signes que les copistes du Moyen Age traçaient en marge des passages les plus remarquables. Suivant une rigoureuse intention anachorétique, ces livres se sont, en effet, séparés, en trouvant leur lieu propre non pas dans un ailleurs improbable, mais uniquement dans la délimitation cartographique précise de ce qu’ils décrivent. Vanter l’indépendance de leur jugement, la clairvoyance prophétique, la perspicacité classique du style ne servirait à rien. Aucun auteur ne pourrait aujourd’hui trouver consolante la perspective que son oeuvre soit lue dans un siècle (par qui ?) ni aucun lecteur ne pourrait se complaire (de quoi ?) à l’idée d’appartenir au petit nombre de ceux qui l’ont comprise avant les autres. Ceux-ci doivent être utilisés plutôt comme des manuels ou des instruments pour la résistance ou pour l’exode, semblables à ces armes impropres dont le fugitif (selon la belle image de Deleuze) s’empare et qu’il glisse furtivement dans sa ceinture. Ou plutôt, comme l’ceuvre d’un stratège singulier (le titre Commentaires renvoit précisément à une tradition de ce type), dont le champ d’action n’est pas tant celui d’une bataille où il s’agit de ranger des troupes, que la pure puissance de l’intellect. Une phrase de Clausewitz, citée dans la préface de la quatrième édition de la Société du spectacle, exprime parfaitement cette caractéristique : « Dans toute critique stratégique, l’essentiel est de se mettre exactement au point de vue des acteurs. 1 est vrai que cela est souvent difficile. La grande majorité des critiques stratégiques disparaîtraient intégralement, ou se réduiraient à de très légères distinction de compréhension, si les écrivains voulaient ou pouvaient se mettre par la pensée dans toutes les circonstances où se trouvaient les acteurs. » En ce sens, non seulement Le Prince, mais aussi l’Ethique de Spinoza est un traité de stratégie : une opération de potentia intellectus, sive de libertate. II Fantasmagorie . Marx se trouvait à Londres lorsque en 1851 la première Exposition universelle fut inaugurée avec grand éclat à Hyde Park. Parmi les différents projets proposés, les organisateurs choisirent celui de Paxton, qui prévoyait un immense palais entièrement de cristal. Dans le catalogue de l’Exposition, Merrifield écrivit que le Palais de Cristal « est sans doute le seul édifice au monde dont l’ambiance est perceptible... à un spectateur situé dans la galerie à l’extrémité orientale ou occidentale... les parties les plus éloignées de l’édifice apparaissent enveloppées d’un halo azur ». Le premier grand triomphe de la marchandise eut lieu, autrement dit, sous le signe, à la fois de la transparence et de la fantasmagorie. Le guide de l’Exposition universelle de Paris de 1867 insiste à son tour sur cette contradiction spectaculaire « il faut au public une conception grandiose qui frappe son imagination... il veut contempler un coup d’oeil féerique et non pas des produits ressemblants et uniformément groupés ». Il est probable que Marx se soit souvenu de l’impression ressentie à la vue du palais de cristal lorsqu’il rédigea la section du Capital intitulée Le Fétichisme de la marchandise et son secret. Que cette section occupe une position liminale dans l’oeuvre n’est certes pas un hasard. Le dévoilement du « secret » de la marchandise fut la clef qui ouvrit à la pensée le règne enchanté du capital, que celui-ci a toujours tenté d’occulter en l’exposant au grand jour. Sans l’identification de ce centre immatériel, où le produit du travail, en se dédoublant en une valeur d’usage et en une valeur d’échange, se transforme en une « fantasmagorie... qui en même temps tombe et ne tombe pas sous les sens », toutes les recherches ultérieures du Capital n’auraient probablement pas été possibles. Pourtant, dans les années soixante, l’analyse marxienne du fétichisme de la marchandise était, dans les milieux marxistes, étrangement négligée. En 1969, dans la préface à une réédition populaire du Capital, Louis Althusser invitait encore le lecteur à sauter la première section, dans la mesure où la théorie du fétichisme constituait une trace « flagrante » et « extrêmement dangereuse » de la philosophie hégélienne. D’autant plus remarquable est le geste avec lequel Debord fonde précisément sur cette « trace flagrante » son analyse de la société du spectacle, autrement dit, de la figure extrême que revêt le capitalisme. Le « devenir image » du capital n’est que la dernière métamorphose de la marchandise, où la valeur d’échange a désormais totalement éclipsé la valeur d’usage et, après avoir falsifié l’entière production sociale, peut accéder désormais à un statut de souveraineté absolue et irresponsable sur l’existence entière. Le Palais de cristal de Hyde Park, où la marchandise exhibait pour la première fois sans voile son mystère, est, en ce sens, une prophétie du spectacle, ou plutôt, le cauchemar où le xix` siècle a rêvé du vingtième. Se réveiller de ce cauchemar est la première tâche que les situationnistes se sont assignée. III La Nuit de Walpurgis . S’il existe, en ce siècle, un écrivain auquel Debord accepterait peut- être d’être comparé, c’est Karl Kraus. Personne n’a su mieux que Kraus, dans sa lutte acharnée contre les journalistes, mettre en lumière les lois cachées c u spectacle, « les faits qui produisent les nouvelles et les nouvelles coupables des faits ». Et si l’on pouvait imaginer quelque chose qui corresponde à la voix hors champ qui dans les films de Debord accompagne l’exposition du désert des décombres du spectacle, rien ne serait plus juste que la voix de Kraus qui, au cours de ces fascinantes lectures publiques décrites par Canetti, met à nu, dans l’opérette d’Offenbach, la secrète et féroce anarchie du capitalisme triomphant. On connaît la boutade avec laquelle, dans la Troisième Nuit de Walpurgis, Kraus justifie son silence devant l’avènement du nazisme : « Sur Hitler il ne me vient rien à l’esprit. » Ce Witz féroce, cù Kraus confesse sans indulgence ses propres limites, marque également l’impuissance de la satire face à l’indescriptible qui devient réalité. Comme poète satirique, il est réellement « l’un des derniers épigones / qui habitent l’antique maison du langage ». Certes, pour Debord comme pour Kraus, la langue se présente comme l’image et le lieu de la justice. Toutefois, l’analogie s’arrête ici. Le discours de Debord commence précisément là où la satire se tait. L’antique maison du langage (et avec elle, la tradition littéraire sur laquelle la satire se fonde) est désormais falsifiée et manipulée de fond en comble. Kraus réagit à cette situation en faisant de la langue le lieu du jugement Dernier. Debord, au contraire, commence à parler lorsque le jugement Dernier a déjà eu lieu et que le vrai n’a été reconnu que comme un moment du faux. Le jugement Dernier dans la langue et la nuit de Walpurgis du spectacle coïncident totalement. Cette coïncidence paradoxale est le lieu d’où sa voix résonne perpétuellement hors champ. IV Situation. Qu’est-ce qu’une situation construite ? « Un moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements » annonce une définition du premier numéro de l’Internationale situationniste. Rien, cependant, ne serait plus illusoire que de penser la situation comme un moment privilégié ou exceptionnel au sens esthétique. Celle-ci n’est ni le devenir art de la vie ni le devenir vie de l’art. La nature réelle de la situation ne peut être comprise que si elle est historiquement située dans le lieu qui lui est imparti, c’est-à-dire après la fin et l’auto-destruction de l’art et après le passage de la vie à travers l’épreuve du nihilisme. Le « passage au nord-ouest dans la géographie de la vraie vie » est un point d’indifférence entre la vie et l’art, où toutes deux subissent en même temps une métamorphose décisive. Ce point d’indifférence est une politique finalement à la hauteur de ses objectifs. Au capitalisme, qui organise « concrètement et délibérément » des milieux et des événements pour diminuer la puissance de la vie, les situationnistes répondent par un projet tout aussi concret, mais de signe opposé. Leur utopie est, encore une fois, parfaitement topique, puisqu’elle se situe dans l’avoir-lieu de ce qu’elle veut renverser. Rien ne peut sans doute mieux suggérer l’idée d’une situation construite, que la misérable scénographie où Nietzsche situe dans le Gai Savoir l’Experimentum crucis de sa pensée. Une situation construite est celle de la chambre avec l’araignée qui grimpe sur le mur, au moment où à la question du démon : « veux-tu que cet instant revienne une infinité de fois ? », uploads/Litterature/ giorgio-agamben-gloses-marginales-aux-commentaires-sur-la-societe-du-spectacle.pdf
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- Publié le Nov 07, 2021
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