Revue des Études Augustiniennes, 46 (2000), 199-204 Note augustinienne : les do
Revue des Études Augustiniennes, 46 (2000), 199-204 Note augustinienne : les donatistes et les grenouilles Les grenouilles apparaissent pour la première fois chez Augustin comme une désignation sarcastique des donatistes : les nuées du ciel (entendons : les pro- phètes) tonnent, proclamant que Dieu règne sur la terre entière, « et du marécage les grenouilles crient : "Nous sommes les seuls chrétiens" »i. Rien dans le texte n'appelle la métaphore, qui n'est pas davantage exploitée, et l'on est d'abord enclin à ne voir dans l'image qu'une fantaisie expressive de rhéteur. En réalité, la grenouille a un passé symbolique négatif dans le christianisme ancien, et l'on va voir que l'évêque d'Hippone, dans cette homélie de 4072, ne fait rien d'autre que retourner contre ses adversaires un sobriquet dont ils avaient affublé les catholiques. 1. Grenouilles et hérétiques « Le ciel tonne, que se taisent les grenouilles », dit un autre sermon3. On trouve trois fois chez Augustin le même rapport entre les cieux et les gre- nouilles, la même opposition entre le tonnerre et le coassement qui monte des marais ; on peut se demander si la source n'en serait pas quelque proverbe, fable ou récit mythologique qui nous échappe, plutôt que l'observation de la nature4. 1. AVG. In Ρ s. 95, 11, CC 39, p. 1350, 6 : « et clamant ranae de palude : nos soli sumus christiani ». 2. Pour la datation, cf. A.-M. LA BONN ARDIERE, Recherches de chronologie augusti nienne, Paris, 1965, p. 50-52 ; M. F I E D R O W I C Z , Psalmus vox tonus Christi. Studien zu Augus- tins « Enarrationes in Ρ salmos », Freiburg, 1997, p. 436. 3. AVG. Ser. 240, 5, PL 38, 1133 : « caelum tonat, ranae taceant ». 4. Sur le jeu de mots caelum I caenum (« de cáelo in caenum » semble proverbial en latin), voir P. COURCELLE, Connais-toi toi-même de Socrate à Saint Bernard, Paris, 1975, t. 2, p. 506. 200 MARTINE DULAEY Ne racontait-on pas que Jupiter avait à jamais rendu muettes les grenouilles de Sériphos, dont le coassement dérangeait Persée5 ? Chez Augustin, l'idée est tou- jours la même : il n'y a pas de commune mesure entre le chant dérisoire des batraciens, figure des petits hommes, et la voix du ciel, image de la Parole de Dieu : « Que vaut le vacarme des grenouilles en face du tonnerre des cieux ? »6 Le jacassement des grenouilles, dont le foisonnement, on s'en souvient, marquait la seconde plaie d'Egypte, évoque le vain bavardage, antithèse du kérygme chrétien7. Aux grenouilles convient particulièrement le verset du Psaume : « Ils parlent de vanité chacun à son prochain » (Ps 11, 3)8. Elles symbolisent tous ceux qui s'opposent à la saine doctrine du Christ. Ceux qui contestent cette vérité et, dans leurs paroles vaines, se trompent et trompent les autres, sont des grenouilles qui fatiguent les oreilles sans nourrir les esprits »9 ; « ce sont des grenouilles coassant dans la fange du marais ; leur voix peut faire du bruit, elle n'amène pas à la connaissance de la sagesse »10. Les grenouilles représentent dès lors tantôt les idolâtres, « qui font d'autant plus de bruit que leur bourbier est plus fangeux et plus sordide»11, tantôt les philosophes païens12, tantôt les donatistes. C'est donc surtout le coassement assourdissant des grenouilles qui en a fait un symbole négatif. Origene disait déjà dans ses Homélies sur VExode : « Cet ani- mal n'est bon à rien d'autre qu'à faire retentir sa voix en coassements incessants et importuns », et il voyait dans ces batraciens la figure des poètes et des écri- vains trompant les âmes13. À travers la traduction latine de Rufin, ce passage sera repris dans le haut Moyen Âge, par Césaire d'Arles et Beatus de Liebana14. Dans YHexameron d'Ambroise de Milan aussi, le chant des grenouilles 5. REPW, s. v. Frosch, c. 114, 34-42. Sur les grenouilles, voir aussi RLAC, s. v. Frosch, c. 533. 6. AVG. In Ps. 45, 10, CC 38, p. 524, 14 : « Et quid strepitus ranarum ad tonitrua nubium ? » 7. AVG. In Ps. 77, 27, CC 39, p. 1087, 5. 8. AVG. Ser. 8, 5, CC 41, p. 84, 152-154 (prêché à Carthage en 411). 9. Ibid. p. 84, 146-148 : « qui autem huic ueritati contradicunt et in sua uanitate decepti decipiunt, ranae sunt taedium afferentes auribus, non cibum mentibus ». Les traductions de ce sermon sont celle d'A. Bouissou, dans NBA 5, p. 164-166. 10. Ibid. p. 84, 135-137 : « ranae sunt clamantes in palude limosa. Strepitum uocis habere possunt, doctrinam sapientiae insinuare non possunt ». 11. AVG. In Ps. 45, 10, CC 38, p. 524, 12 : « Arreptitii idolorum tamquam ranae de palu- dibus personabant, tanto tumultuosius quanto sordidius de luto et caeno » (trad. Péronne- Écalle,t. 11, p. 392). 12. AVG. Ser. 240, 5, PL 38, 1133. 13. ORIG. Horn. Ex. 4, 6, SC 321, p. 134 ; 4, 8, p. 140. Les grenouilles sont le symbole du bavardage aussi dans AMBR. Vir g. 3, 3, 14 ; HIER. Epist. 38, 5. 14. CAES. Ser. 99, 2, CC 102, p. 404 ; BEAT. In Apoc. 8,7 (Sanders, p. 545). AUGUSTIN, LES DONATISTES ET LES GRENOUILLES 201 représente les vieilles rengaines serinées par les païens ou les hérétiques15. Pour Eucher de Lyon encore, les grenouilles représentent les hérétiques qui, « de- meurant dans la fange de sens très bas, ne cessent de déblatérer dans leur vain bavardage »16. Un autre thème, peu exploité par Augustin, apparaît encore chez les Pères : la grenouille est impure parce qu'elle vit dans la boue des marécages. La symbo- lique du marais croise alors celle du bourbier, dont on connaît le succès chez les auteurs marqués par le platonisme17. Le marécage, pour Ambroise, est la figure de la luxure, de l'intempérance, bref, de toutes les passions basses dans les- quelles se vautrent les hommes à l'image des grenouilles18. 2. Une injure donatiste renvoyée par les catholiques Dans le texte de YHexameron d'Ambroise auquel il a été fait allusion, on perçoit une opposition entre l'eau boueuse où se complaisent ceux qui refusent la conversion, eau dans laquelle « les foulques, quand ils se lavent, se salis- sent », et l'eau pure des fontaines auxquels aspirent les cerfs, symboles des catéchumènes19. Chez l'évêque de Milan, tout ceci n'est que suggéré. En revanche, le rapport entre la grenouille et le baptême est tout à fait explicite dans le traité de Quod- vultdeus qui s'intitule Sur les promesses et qui semble écrit à l'usage des catéchètes. Sous l'influence du Sermon 8 d'Augustin, il commence par re- prendre l'idée que les grenouilles figurent les hérétiques, « qui crient contre Dieu, dans la puanteur de leur discussion, à la façon des grenouilles : "Leurs lèvres sont trompeuses, et leur cœur dans leur cœur prononce de mauvaises paroles" (Ps 11, 3) »20. Et il ajoute ces lignes : « On a raison de comparer à ces 15. AMBR. Hexam. 3, 1, 3-4, CSEL 32, 1, p. 60-61 : « quasi ranae ueterem canebant que- rellam », selon une expression tirée de VERG. Georg. 1, 378. 16. EUCH. Form., CSEL 31, p. 29, 9-11 : « ranae : haeretici, qui in caeno uilissimorum sensuum commorantes uana garrulitate blaterare non desiniant ». CASSIOD. In Ps. 77, 46, CC 98, p. 612-514 a repris ce passage. 17. M. AUBINEAU, « Le thème du bourbier dans la littérature grecque profane et chré- tienne », RechSR 47, 1959, p. 185-214 (particulièrement p. 206-209) ; P. COURCELLE, Connais-toi toi-même..., t. 2, p. 502-519 : le bourbier. 18. AMBR. Hexam. 3, 1, 4, p. 61, 1-2. Cf. P. COURCELLE, Connais-toi toi-même..., t. 2, p. 507-508. 19. Ibid. 3, 1,4, p. 61, 5-10. 20. QUODVULTD. Prom. 1, 36, 50, SC 101, p. 264-265 : « foetore disputationis suae ra- narum in similitudinem clamitat contra Deum » ; tout le passage est inspiré du Sermon 8 d'Augustin : utilisation du Ps 11, 3 ; même rapport entre les dix plaies d'Egypte et les dix commandements ; pour la traduction du Ps 11, 3, cf. AVG. In Ρ s. 11, 3, qui explique que la répétition de « cœur » indique la duplicité. 202 MARTINE DULAEY animaux ceux qui, dans le bassin des rebaptiseurs, au lieu de laver les souillures qu'ils ont contractées, mettent plutôt le comble à leurs péchés »21. Les « rebaptiseurs », dans la bouche d'un Africain du début du ve s., sont à n'en pas douter les donatistes, et les grenouilles figurent les catholiques, qui se salissent plutôt qu'ils ne sont purifiés de leurs péchés dans le baptistère des schis- matiques. Quodvultdeus, qui avait lu le commentaire sur l'Apocalypse du dona- tiste Tyconius22, n'a pas employé cette image à la légère. C'est en effet dans ce traité que l'on voit les donatistes traiter les catholiques de grenouilles : ils s'imaginent laver leurs péchés dans l'eau bourbeuse de bap- tistères pollués par des évêques qui étaient les uploads/Litterature/ note-augustinienne-les-donatistes-et-les-grenouilles 1 .pdf
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- Publié le Dec 09, 2022
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