FORSCHUNG / RESEARCH Peter Schöttler Fernand Braudel, prisonnier en Allemagne :
FORSCHUNG / RESEARCH Peter Schöttler Fernand Braudel, prisonnier en Allemagne : face à la longue durée et au temps présent1 Il semble avéré qu’un grand et sérieux livre d’histoire ne peut s’éc rire que sur le bureau de l’historien. Aux yeux du public, l’historien passe, traditionnellement, pour un homme de cabinet, voire pour un « rat d’archive », et certainement pas pour un « homme d’acti on » (comme on disait autrefois) – voire pour un aventurier. Par conséquent, tout livre qui n’a pas été conçu dans ces conditions constitue une véritable exception. Et de telles exceptions consistent en général en textes non-scientifiques, tels que les mémoires, jour naux, essais etc. Que penser alors d’un ouvrage rédigé en capitivité mais assez érudit pour être accepté comme thèse d’État en Sor bonne ? Pourtant, quand on y réfléchit, reviennent à la mémoire quelques exemples de livres écrits dans des conditions particulières : en pri son, dans un camp ou dans la clandestinité. Au-delà de l’exemple de Braudel dont il sera question ici, je pense notamment à deux grands livres d’histoire : l’Histoire de l’Europe de Henri Pirenne, écrite en 1917–18 en résidence surveillée dans une auberge de Creutzburg an der Werra en Thuringe,2 et la thèse de Charles Higounet, Les Alle mands en Europe centrale et orientale au Moyen Age, rédigée entre 1 Une version abrégée de cet article est parue dans les actes du colloque Captivi tés de guerre au XXème siècle, organisé à Paris par l’Institut d’histoire du temps pré sent, l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire et la London School of Economics en novembre 2011 : Anne-Marie Pathé/Fabien Théofilakis (éds.), La Captivité de guerre au XXème siècle. Des archives, des histoires, des mémoires, Paris, Armand Colin, 2012. Cf. le rapport (en anglais) : [http://hsozkult.geschich te. hu-berlin.de/index.asp?id=4006&view=pdf&pn=tagu ngsberichte]. 2 Henri Pirenne, Histoire de l’Europe. Des invasions au XVIe siècle, éd. par Jacques Pirenne, Alcan, Paris, 1936. Sozial.Geschichte Online 10 (2013), S. 7–25 (http://www.stiftung-sozialgeschichte.de) 7 Peter Schöttler 1940 et 1943 dans l’Oflag VIII G à Lamsdorf en Haute Silésie.3 Mais on pourrait citer encore d’autres livres écrits en cachette comme ceux de Louis Halphen ou de Jules Isaac,4 et cela vaut même d’une certaine manière pour les grands textes posthumes de Marc Bloch : l’Étrange défaite et l’Apologie pour l’histoire.5 Au delà de l’historiographie il existe encore d’autres exemples, comme le cas classique du Tractatus de Wittgenstein, achevé dans un camp ita lien à la fin de la Grande Guerre, ou tels textes de Sartre, Levinas ou Ricoeur rédigés dans des camp de prisonniers en Allemagne. Sans parler des résistants allemands, comme par exemple le romaniste Werner Krauss qui écrivit son livre sur Gracian dans un bagne nazi.6 Bref, non seulement l’expérience du combat mais également celle de la captivité, ont marqué de nombreux savants et penseurs, et cela d’autant plus qu’elle s’étendait sur de longues années. Or c’est ainsi que naquit, entre juin 1940 et mai 1945, un des chef-d’œuvres de l’historiographie du 20e siècle, La Méditerranée et le monde méditer ranéen à l’époque de Philippe II de Fernand Braudel.7 Comme l’on sait, Braudel a lui-même évoqué trente ans plus tard cette genèse dans un article écrit à la demande du Journal of Mo dern History : « Ce qui m’a vraiment tenu compagnie pendant ces années longues », écrit-il, « ce qui m’a ‘distrait’, au sens étymolo gique du mot, c’est la Méditerranée. C’est en captivité que j’ai écrit cet énorme ouvrage que Lucien Febvre a reçu cahier d’écolier par cahier écolier. Ma mémoire m’a seule permis ce tour de force. Mais, sans ma captivité, j’aurais sûrement écrit un tout autre livre. »8 L’hi 3 Charles Higounet, Les Allemands en Europe centrale et orientale au Moyen Age, Paris, Aubier, 1989. 4 Louis Halphen, Introduction à l’histoire, Paris, PUF, 1946 ; Jules Isaac, Les Oligarques, Paris, Minuit, 1945 ; id., Jésus et Israël, Paris, A. Michel, 1948. 5 Marc Bloch, L’Étrange défaite. Témoignage écrit en 1940, Paris, Franc-Tireur, 1946 ; id., Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, A. Colin, 1949. 6 Werner Krauss, Graciáns Lebenslehre, Francfort, Klostermann, 1947. 7 Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, A. Colin, 1949 ; 2e éd. fortement remaniée, 1966. 8 Fernand Braudel, « Ma formation d’historien » (1972), in : id., L’Histoire au quotidien (Les Écrits de Fernand Braudel, éd. par Roselyne de Ayala et Paule 8 Fernand Braudel, prisonnier en Allemagne storien ne s’est donc pas laissé décourager par sa captivité, mais a essayé au contraire de profiter de ce temps « libre » pour rédiger, page après page, une Thèse qu’il ruminait depuis longtemps. Et à son retour à Paris il put transformer tous ces cahiers de notes en voyés à Febvre ainsi que ceux qu’il ramenait lui-même en un seul et unique manuscrit prêt à être imprimé et défendu en Sorbonne. Avant de poursuivre, je voudrais citer encore quelques lignes de cette autobiographie qui prolongent directement le passage de cet aveu décisif, selon lequel à Paris, dans son cabinet de travail, l’au teur aurait écrit un « tout autre livre ». De ce fait, poursuit-il, « je n’en ai pris totalement conscience qu’il y a un ou deux ans, en ren contrant à Florence un jeune philosophe italien. ‘Vous avez écrit un livre en prison ? m’a-t-il dit. Oh, c’est pour cela qu’il m’a toujours donné l’impression d’un livre de contemplation.’ » Et Braudel de lui donner raison : « Oui, j’ai contemplé, en tête à tête, des années du rant, loin de moi dans l’espace et dans le temps, la Méditerranée. Et ma vision de l’histoire a pris alors sa forme définitive, sans que je m’en rende compte aussitôt, en partie comme la seule réponse in tellectuelle à un spectacle – la Méditerranée – qu’aucun récit histo rique traditionnel ne me semblait capable de saisir, en partie comme la seule réponse existentielle aux temps tragiques que je traver sais. »9 C‘est ainsi qu’il pouvait relativiser d’une certaine manière les événements politiques et militaires dont il n’était, comme ses compagnons d’infortune, que vaguement informé (notamment par les radios clandestines du camp), mais auxquels personne ne pou vait échapper : Ces événements, « il me fallait les dépasser, les reje ter, les nier. À bas l’événement, surtout le contrariant ! Il me fallait croire que l’histoire, le destin s’écrivaient à une bien plus grande profondeur. […] Très loin de nos personnes et de nos malheurs quotidiens, l’histoire s’écrivait, tournait lentement, aussi lentement Braudel, t. III), Paris, de Fallois, 2001, p. 17. 9 Ibid., p. 17. Sozial.Geschichte Online 10 (2013) 9 Peter Schöttler que cette vie ancienne de la Méditerranée dont j’avais si souvent ressenti la pérennité et comme la majestueuse immobilité. »10 Alors que Braudel voulait, par son récit autobiographique, expli quer comment il avait pu écrire son livre et comment il en était arri vé à sa critique de l’histoire des événements politiques, cet aveu fut interprété par beaucoup de lecteurs comme la preuve qu’il était lui- même devenu une victime de sa « captivité », c’est-à-dire qu’il ne faisait que « rationaliser » sa situation de prisonnier. Comme si l’hi stoire « en profondeur » de son livre et sa conception de la « longue durée » pouvaient trouver une explication « existentielle », tandis que la justification intellectuelle explicite, formulée dans le livre, n’avait qu’une importance secondaire – ou ne servait peut-être que d’échappatoire.11 Que signifie donc ce témoignage de 1972 ? Que peut-on en tirer ? Est-il vraiment crédible ? Régulièrement de tels doutes on été formulés : le récit braudélien ne serait qu’une légende, un ro man, fabriqué de toutes pièces par l’intéressé afin d’entourer sa thèse et son travail d’une origine mythique – d’autant plus fasci nante et vénérable. En effet, comment un seul homme a-t-il pu me ner à bien un tel travail de recherche et d’écriture dans de telles conditions ? Et puis, à coté et au-delà de ces doutes quant à la véracité du récit, il existe en encore une autre interprétation que l’on peut résumer de la manière suivante : puisque ce livre a été écrit dans un camp, il en reflète justement les perspectives spécifiques (et notam ment le pessimisme, la passivité et la léthargie de la captivité), si 10 Ibid., p. 17−18. 11 Sur la réception et la critique de l’œuvre de Braudel, cf. les recueils de Jacques Revel (éd.), Fernand Braudel et l’histoire, Paris, Hachette, 1999, et Stuart Clark (éd.), The Annales School. Critical Assessments, vol. III : Fernand Braudel, Lond res, Routledge, 1999 ; « Braudel dans tous ses états », dossier de la revue Espaces Temps, no. 34-35, 1986 ; John A. Marino (éd.), Early Modern History and the Social Sciences. Testing the Limits of Braudel’s ‘Mediterranean’, Kirksville MS, Truman State University Press, 2002 ; idem, « The Exile and His Kingdom. The Reception of Braudel’s ‘Mediterranean’ », Journal of Modern History, 76, 2004, p. 622–652. 10 Fernand Braudel, prisonnier en Allemagne bien que les concepts de uploads/Litterature/ scho-ttler-braudel-prisonnier-en-allemagne.pdf
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- Publié le Dec 31, 2022
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