MIRBEAU, UN CYNIQUE À LA « BELLE ÉPOQUE » Les écrits d’Octave Mirbeau révèlent

MIRBEAU, UN CYNIQUE À LA « BELLE ÉPOQUE » Les écrits d’Octave Mirbeau révèlent des ethè antagonistes : ses romans et ses articles d’après 1885 manifestent, pour le dire simplement, un ethos d’homme de gauche, tandis que ses chroniques d’avant 1885 dévoilent un ethos conservateur aux forts relents antisémites. Ces brusques variations d’ethos, relatives aux orientations politiques des journaux et aux genres discursifs pratiqués, auraient pu révéler le cynisme d’un écrivain sans principe, qui accepte le monde comme il va, si Mirbeau n’avait pas adopté une même posture de révolté et d’indigné, défendant les opprimés et dénonçant le pouvoir des puissants. C’est ce que montre Pierre Michel lorsqu’il « lisse » le parcours littéraire et journalistique de Mirbeau en étudiant les grands thèmes qu’il défend, depuis ses débuts de journaliste dans des journaux conservateurs et antisémites jusqu’à ses romans personnels et ses articles dans des journaux anarchistes ou de gauche. Mirbeau, dans son dernier roman Dingo1, montre qu’il a parfaitement conscience de la singularité de son image fondée sur une même posture et sur divers ethè, lorsqu’il se met en scène à contre-emploi, apparaissant sous les traits d’un homme plein de tares, apologiste de la France radicale de la Troisième République devant un chien insolent qui ne l’écoute pas et qui incarne mieux sa position2. Et quoi de plus naturel qu’un chien pour figurer un romancier qui, en digne héritier de Diogène, n’hésite pas à mettre un coup de pied au derrière3 des conventions sociales et littéraires ? Mirbeau et Diogène Mirbeau apparaît avant tout comme un cynique au sens antique du terme, autrement dit un kunique, pour reprendre l’expression de Niehues-Pröbsting4. L’écrivain n’a, certes, jamais clairement affirmé un lien entre sa pensée et celle du philosophe grec dont il connaît la vie, après avoir lu la nouvelle de son ami Paul Hervieu, intitulée Diogène le chien et parue en 1882 dans un recueil5 que Mirbeau a eu hâte de lire : « Je n’ai pas encore reçu votre Diogène, pour lequel je vais acheter, à Londres, si j’y vais, un papier de Walter Crane, afin de le vêtir somptueusement, comme il le mérite6. » Pourtant, une indéniable parenté se noue entre Diogène et Mirbeau, ce que confirme son admiration pour Nietzsche, lui-même laudateur du kunisme7 : « Le cynisme, écrit Nietzsche dans Par-delà bien et mal, est l’unique forme sous laquelle les âmes communes effleurent ce qu’est la probité ; et en présence de tout cynisme, qu’il soit grossier ou subtil, l’homme supérieur doit tendre l’oreille et se féliciter à chaque fois que le pitre sans pudeur ou le satyre scientifique se mettent à parler devant lui8. » L’acte initial, chez Mirbeau, est identique à celui des cyniques grecs : c’est le refus radical de la société telle qu’elle est. Le cynisme antique rejette la loi sur laquelle repose la cité, il fustige sa politique, sa religion, sa morale, il contrefait toutes les valeurs et les conventions traditionnelles qu’elle respecte pour lui opposer la nature. C’est une philosophie contestataire, qui ébranle une société hellénistique fondée sur de profondes inégalités entre les individus et dont semble héritière la pensée mirbellienne. Celle-ci ressuscite, à la fin du XIXe siècle, l’esprit kunique en lui donnant une portée politique singulière, et propre à son époque, celle de l’anarchisme : Mirbeau fait partie de ces écrivains qui, dans la dernière décennie du XIXe siècle, contestent l’ordre social et souhaitent la mise en place d’une société non autoritaire, après avoir constaté l’aggravation des inégalités provoquée par la révolution industrielle9. Dans L’Abbé Jules, Jules Dervelle dispense à son neveu Albert des leçons proprement kuniques, que le narrateur qualifie de « cours de morale anarchique sur Dieu, sur la vertu, sur la justice » ou encore de « tirades d’un anarchisme vague et sentimental10 ». Bien avant que Mirbeau n’écrive, aux côtés de Aurélien Scholl, ou Bernard Lazare, dans le supplément littéraire du périodique La Révolte de Jean Grave, militant anarchiste actif, et qu’il 1 ne se rallie ouvertement, en 1890, à cette doctrine, ses premiers romans témoignent déjà, selon lui, d’« une horreur presque anarchiste contre tout ce qui est régulier et bourgeois ; une négation de tous les grands sentiments dont on nous berne11 ». Le romancier, qui refuse l’autorité et aspire à la création d’une organisation sociale sans État, réactualise, de cette manière, la pensée kunique en reprenant les caractéristiques essentielles et les impératifs fondamentaux du discours philosophique de Diogène – l’esprit d’indépendance, la contestation des opinions reçues, de l’ordre social et des puissances établies –, ainsi que sa pédagogie féroce, dans le but de réveiller les consciences. Il fustige, à son tour, tout ce qui participe de l’aliénation de l’homme, la famille, l’école, la religion12. L’attitude de Mirbeau s’inscrit véritablement dans une perspective pédagogique comme l’était celle des cyniques grecs : il souhaite pousser son lecteur à réagir, à ne pas s’enfermer dans des carcans imposés par une société et par une culture qui le dénaturent. À cette fin, Mirbeau ne se contente pas de faire de son œuvre le médium de la philosophie kunique ; il transpose, nous semble-t-il, sur le plan littéraire la méthode de Diogène – il faisait de sa vie une manifestation sensible et concrète de sa doctrine –, en privilégiant l’exemplification narrative. Les personnages de Mirbeau transmettent le sens de l’œuvre, soit par leurs discours, soit par leurs actions. Chacun matérialise une idée, un mode d’être ou de penser. Ce choix de l’exemplification a l’avantage de stimuler la diégèse en provoquant l’apparition d’une scission au cœur même de son espace, qui devient le théâtre d’un conflit entre les deux formes historiques du Cynisme – ancienne et moderne –, qu’incarnent les personnages. Comme le cynisme de Diogène, plébéien et matérialiste, s’opposait, au IVe siècle, à la philosophie aristocratique et idéaliste de Platon, le kunisme, privilégié par Mirbeau, s’oppose nécessairement à une autre manière de voir et de penser le monde. À la fin du XIXe siècle, c’est la manière de ceux qui l’acceptent comme il va, les cyniques modernes, abrutis et dénaturés par les institutions et les conventions sociales, ceux qui veulent être, à tout prix, pleinement de leur époque. Par conséquent, la pensée de Mirbeau réactualise, à la fin du XIXe siècle, l’esprit kunique qui se détache de son point d’attache originel pour prendre la forme archétypale d’une résistance qui « réapparaît dans l’histoire lorsque, dans des civilisations en crise et de crises de civilisation, les consciences s’entrechoquent13 ». Autrement dit, kunisme et cynisme doivent être perçusn dans l’espace narratif mirbellien, comme « deux formes typiques d’une conscience polémique14 ». Ainsi, Mirbeau laisse paradoxalement le cynisme moderne se déployer dans l’espace littéraire afin de lui opposer une résistance kunique. N’oublions pas que le philosophe grec cultivait aussi l’art du paradoxe, il renversait le sens avec une force provocatrice : on raconte qu’il « entrait au théâtre à contre-courant des gens qui sortaient. Comme on lui en avait demandé la raison, il disait : “Tout au long de ma vie c’est ce que je m’efforce de faire15.” » Pour frapper les esprits, le romancier pédagogue donne à voir des personnages d’une affligeante médiocrité, dont il accentue le cynisme jusqu’à l’excès. Le cynisme à l’œuvre L’écrivain traque sans relâche les travers de ses contemporains, il met à nu les vices et les impostures de l’homme aliéné par la société de son temps. Le XIXe siècle, avec la naissance de la modernité, offre les meilleures conditions au développement du cynisme moderne : c’est à ce moment de l’histoire que le cynisme moral ou éthique, fondé sur un égoïsme forcené, se renforce, selon Jean-François Louette, au contact d’un individualisme naissant. Et bien qu’ils « forment […] des faits distincts », moral et historique, « les deux se combinent pour le pire dans le phénomène du cynisme moderne, lequel s'excepte du tiers, de la communauté, de la médiation16 ». Et Mirbeau se concentre précisément sur l’individu qui, à ses yeux, représente le pire que le siècle ait pu engendrer, à savoir : le bourgeois. 2 Le bourgeois se module aux moindres inflexions de son temps, s’étant « lancé dans la mainmise et la possession du monde, quels qu’en soient le prix et le risque17 » : il est profondément cynique au sens moderne du terme. Aux yeux de Mirbeau, ce cynique matérialise parfaitement, dans l’espace textuel, les conséquences néfastes de la société sur l’individu, dont elle accentue les vices – le mensonge, la duplicité, la cruauté, le sadisme… En cela, notre écrivain se situe dans la droite lignée balzacienne, qui dépeint une société où l’aggravation du mal est intrinsèquement liée à l’ascension de la bourgeoisie. Mais, contrairement à Balzac, Mirbeau n’accorde pas aux personnages cyniques le privilège de faire partie des grandes figures romanesques, comme Vautrin ou Rastignac. Chez Mirbeau, le cynique est simplement médiocre. Cantonné dans des rôles secondaires, il est observé, critiqué ou moqué par les personnages principaux qui le rencontrent au détour d’un chemin, d’une réunion, d’un dîner… Dénué de toute épaisseur romanesque, il a pour fonction principale d’incarner à uploads/Litterature/ludivine-fustin-mirbeau-un-cynique-a-la-belle-epoque.pdf

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