169 Revue québécoise de psychologie, vol. 18, n° 2, 1997 LE BONHEUR, L'EXPÉRIEN
169 Revue québécoise de psychologie, vol. 18, n° 2, 1997 LE BONHEUR, L'EXPÉRIENCE OPTIMALE ET LES VALEURS SPIRITUELLES : UNE ÉTUDE EMPIRIQUE AUPRÈS D'ADOLESCENTS1 Mihaly CSIKSZENTMIHALYI2 John D. PATTON Université de Chicago Université de Chicago Traduit et adapté de l'anglais par Mario Lucas3 Résumé Selon la théorie du « flow », les personnes qui vivent des expériences optimales dans leurs activités quotidiennes se déclareraient plus heureuses. Le terme « flow », signifiant « suivre le courant », est choisi pour décrire ces moments de qualité appelés expériences optimales. Ces dernières se produiraient lorsque la personne s'engage dans une activité qui possède des buts clairs et des défis à la mesure de ses compétences. Elle dirige aussi son attention vers des éléments extérieurs plutôt que de se centrer sur elle-même (son ego). Notre question est de savoir dans quelle mesure une idéologie à caractère religieux ou à caractère altruiste peut contribuer à l'établissement de ces moments de qualité. Nous avons utilisé la méthode d'échantillonnage d'expérience (ESM) dans le but de savoir si le bonheur, défini comme une humeur positive, se relie plus à la religiosité et à l'altruisme qu'à des valeurs matérialistes. L'étude a été réalisée auprès d'un échantillon représentatif d'adolescents et d'adolescentes fait à l'échelle nationale aux États-Unis (856 répondants, 28 000 réponses). Les analyses ont révélé que le pourcentage de temps passé dans une humeur positive variait de façon significative en regard du niveau de scolarité, du sexe et de la classe sociale. De concert avec la littérature sur le sujet, l'étude n'a pas révélé de lien positif entre le temps passé dans une humeur positive et les valeurs matérialistes, sauf pour les adolescents des classes sociales dites inférieures. À l'inverse, la plupart de nos analyses ont montré que la religiosité et plus particulièrement les valeurs d'altruisme sont reliées à des mesures du bonheur vu en tant que trait de la personnalité. Mots clés : bonheur, expérience optimale, valeurs, adolescence 1 La présente recherche a été subventionnée par la Fondation Alfred P. Sloan. Les résultats ne sont pas nécessairement endossés par l'organisme subventionnaire. 2 Pr Mihaly Csikszentmihalyi, Department of Psychology, University of Chicago, 5848 South University Avenue, Chicago, Illinois, USA 60637. 3 Mario Lucas poursuit actuellement un doctorat en andragogie à l'Université de Montréal. 170 LES FONDEMENTS THÉORIQUES DE L'EXPÉRIENCE OPTIMALE ET DU BONHEUR Le bonheur se définit selon la dimension temporelle de deux façons distinctes. Dans un mode synchronique, on parle du bonheur en tant qu'état temporaire qui varie chez la même personne en regard de certaines conditions intrapsychiques ou externes. Dans un mode diachronique, on voit le bonheur en tant que trait pouvant varier d'un individu à l'autre. Dans le cadre d'une précédente recherche, Csikszentmihalyi (1975) a étudié l'expérience optimale qui réfère à l'état subjectif de se sentir bien. L'auteur a voulu identifier les conditions qui pouvaient caractériser les moments que les gens décrivaient parmi les meilleurs de leur vie. Il a interrogé des alpinistes, des joueurs d'échec, des compositeurs de musique et d'autres personnes qui consacraient beaucoup de temps et d'énergie à des activités pour le simple plaisir de les faire sans recherche de gratifications conventionnelles comme l'argent ou la reconnaissance sociale. Chose qui peut paraître surprenante, des activités comme la méditation ou la danse semblent aussi apporter de telles gratifications psychologiques. Ces situations correspondent à des moments où les gens se rappellent s'être sentis heureux, et ce, sans égard aux antécédents personnels (culture, sexe, âge ou classe sociale) ou à la nature même de l'activité (travail à la chaîne, conduite d'une automobile, écriture d'un poème). Le terme « suivre le courant » (flow) a servi pour décrire cette expérience optimale parce que les participants faisaient souvent référence à l'analogie de se laisser porter par un fort courant (Csikszentmihalyi, 1990,1993; Inghilleri, 1995). Voici comment un poète relate son expérience de vivre la joie d'écrire, description qui illustre bien le sentiment « de se laisser porter par un fort courant ». C'est comme ouvrir une porte flottante sortie des nues. Vous vous laissez emporter à tourner la poignée, à ouvrir et à entrer. Vous ne pouvez vous forcer à faire cela. Vous n'avez qu'à vous laisser flotter. La seule force gravitationnelle provient du monde extérieur qui cherche à vous retenir (Perry, 1996). Athlètes, motards japonais, fermiers des Alpes, moines hindous, anciens drogués donnent tous une description similaire des meilleurs moments de leur vie. L'expérience optimale a tendance à se produire dans les conditions suivantes : - Des buts clairs conduisent à l'action. Par exemple, dans le cadre d'une activité ludique, sportive ou musicale, la personne sait exactement ce qu'elle doit faire, moment après moment. 171 - Un feed-back immédiat suit l'action. Contrairement au vécu quotidien, la personne sait exactement où elle en est. - Les distractions sont réduites au minimum. La personne peut se concentrer exclusivement sur ce qu'elle fait. - Les exigences de l'action concordent avec les aptitudes de l'acteur. Lorsque le défi est trop grand pour ses compétences, de l'anxiété s'en suit. À l'inverse, l'ennui s'installe si les compétences sont trop grandes pour la situation. Enfin, lorsqu'il y a peu de défi et peu de sollicitation, c'est l'apathie. L'expérience de « suivre le courant » survient lorsque le défi et les compétences sont relativement équilibrés. - L'acteur a le contrôle de ses actions à l'intérieur des paramètres de l'activité sans nécessairement contrôler les résultats. - L'acteur est en mesure d'« oublier » en quelque sorte sa propre personne (son ego) et ses besoins. - Les contraintes externes, notamment celle du temps, sont sans importance ou sous le contrôle de l'acteur. Ces conditions réunies, toute action individuelle devient autotélique, c'est-à-dire motivante et valable pour elle-même. De façon typique, le sentiment de « suivre le courant » se produit à l'intérieur d'activités qui ne sont là que pour procurer cette expérience : rituels religieux, danse, musique, arts, sports, jeux. Il est également possible de vivre une expérience optimale à l'intérieur d'activités aussi triviales que jouer avec son enfant, converser, repasser ses vêtements, laver la vaisselle, dans la mesure où les conditions susmentionnées sont réunies. Notons ici que les gens ne se déclarent pas nécessairement heureux au moment où ils font l'expérience de « suivre le courant ». Pour cela, une partie de l'attention mobilisée par l'action doit en quelque sorte dévier de sa trajectoire et s'investir dans un mouvement de prise de conscience. Il s'agirait d'une distraction qui aurait pour effet de briser l'expérience de « suivre le courant ». L'expérience optimale requiert une trop grande concentration pour conduire simultanément à l'expérience du bonheur, ce qui est d'ailleurs le cas pour tout sentiment sans lien direct à l'activité. Plus tard, la personne pourrait référer à ces moments d'engagement intense et déclarer qu'ils correspondent à ce que le bonheur doit être. Pour nous, le concept d'expérience optimale traduit assez bien le bonheur en tant qu'état ressenti (mode synchronique). Peut-il rendre compte du bonheur en tant que trait personnel (mode diachronique)? Csikszentmihalyi (1975, 1993) a déjà proposé que les gens aptes à vivre des expériences positives sur une base régulière auraient des personnalités 172 de type « autotélique ». À cet égard, des études plus récentes menées par Adlai-Gail (1994) et Hektner (1996) ont montré que les adolescents qui rapportent des expériences optimales en grand nombre déclarent avoir le sentiment général d'une vie qualitativement meilleure; leur style de vie porte également à penser qu'ils seront des adultes avec un meilleur potentiel de bonheur. À partir du moment où le concept d'expérience optimale réfère plus à un trait personnel qu'à un état ressenti, nous pourrions affirmer qu'une personne heureuse est celle qui saura se doter d'un système cognitif et comportemental lui donnant plusieurs occasions de se concentrer facilement avec des règles et des buts clairs. Ce système constituera une référence à partir de laquelle elle pourra opter pour des choix identifiables comme bons ou mauvais. Elle pourra se doter de possibilités d'actions propices à mettre de côté les préoccupations propres à l'ego. On a déjà suggéré que des idéologies, des systèmes religieux et aussi certaines philosophies (p. ex. stoïcisme, existentialisme) répondent à ces paramètres et qu'ils semblent fournir aux personnes des possibilités de vivre régulièrement des expériences optimales tout au long de leur existence. Il s'agit ici d'un point de vue favorable aux disciplines « spirituelles » en tant que facteurs importants pouvant contribuer au bonheur défini comme trait personnel (Csikszentmihalyi, 1993, p. 238). LES ÉTUDES EMPIRIQUES SUR LES BASES SPIRITUELLES ET MATÉRIELLES DU BONHEUR Un tout autre point de vue présente le bonheur comme le résultat d'une acquisition de biens ou d'avantages matériels. L'histoire de l'humanité a été jalonnée par des hommes et des femmes qui se sont dirigés vers l'une ou l'autre des sources suivantes pour étancher leur soif de bonheur. La première est celle du bien-être matériel : santé, réussite financière, confort, sécurité, reconnaissance sociale. La seconde, tout aussi répandue, consiste à vouloir atteindre une sérénité intérieure, but que les religions et autres pratiques spirituelles ont traditionnellement proposé. La recherche contemporaine en psychologie a également mis l'accent uploads/Religion/ experience-de-flux.pdf
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- Publié le Oct 04, 2022
- Catégorie Religion
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