John Perry LA PROCRASTINATION L’art de reporter au lendemain Traduit de l’angla

John Perry LA PROCRASTINATION L’art de reporter au lendemain Traduit de l’anglais (États-Unis) par Myriam Dennehy Éditions Autrement Collection Les Grands Mots dirigée par Alexandre Lacroix Première publication en langue anglaise sous le titre The Art of Procrastination : A Guide to Effective Dawdling, Lollygagging and Postponing publié par Workman Publishing Company, Inc, New York, NY 10014-4381, États-Unis, © 2012 John Perry. © Éditions Autrement, Paris, 2012 pour la présente traduction. À Frenchie, pour sa patience (parfois) Ne jamais remettre au lendemain ce que l’on pourrait faire le surlendemain. Mark Twain Introduction Le paradoxe du procrastinateur L’homme est un animal rationnel, c’est bien connu. C’est par sa faculté à raisonner qu’il se distingue des animaux : il est donc censé être toujours raisonnable, fonder chacun de ses actes sur une délibération et agir au mieux d’après les résolutions qu’il a prises. Platon et Aristote en étaient si convaincus qu’ils débusquèrent un grand problème philosophique : l’acrasie (du grec akrasia), ou encore, pourquoi l’homme agit-il parfois à l’inverse de ce que lui suggère son jugement ? La conception de l’homme comme animal rationnel, dont les actes sont motivés par des délibérations savantes, a été longuement débattue. D’un côté, les sciences humaines les plus mathématiques, telles que l’économie, partent du principe que l’homme est un agent rationnel qui agit en vue de la satisfaction maximale de ses désirs. De l’autre, la psychologie et la sociologie fourmillent d’exemples qui démentent ce postulat. Soyons clairs : je n’ai rien contre le rationalisme, contre la notion du meilleur jugement ni contre la satisfaction maximale de nos désirs. J’ai même souvent tenté d’appliquer ces stratégies, parfois avec quelque succès. Je reste cependant convaincu que la notion d’agent rationnel est à l’origine de bien des souffrances inutiles. Tout le monde, moi le premier, ne procède pas de la sorte. Et néanmoins, aussi irrationnel que soient mes comportements, m o n modus operandi me permet généralement de me tirer d’affaire. Par rapport à l’idéal que je viens d’évoquer, mon échec le plus flagrant tient à la procrastination. En 1995, alors que j’étais occupé à ne pas travailler sur un projet dans lequel je m’étais engagé, j’ai été saisi d’un terrible sentiment de culpabilité. Dans l’ensemble, j’ai la réputation d’abattre un travail considérable et d’avoir apporté une contribution non négligeable à la philosophie, discipline dans laquelle je suis spécialisé ainsi qu’à Stanford, université où j’ai enseigné. Au lieu de me mettre au travail, je me suis donc interrogé sur ce paradoxe. J’ai fini par prendre conscience que j’étais un « procrastinateur structuré » : un individu capable d’accomplir beaucoup de choses tout en négligeant d’en accomplir d’autres. Après avoir rédigé le texte qui constitue le premier chapitre du présent ouvrage, je me suis senti bien plus léger. Publié dans la Chronicle of Higher Education, et dans le journal scientifique satirique Null Hypothesis, ce texte a également été mis en ligne sur ma page personnelle du site de Stanford. Il se trouve que la philosophie est mon fonds de commerce, aussi étrange que cela puisse paraître. J’ai produit plusieurs dizaines d’articles et quelques livres qui, à mon humble avis, sont truffés d’intuitions fulgurantes, d’analyses puissantes et autres pépites de sagesse qui révolutionnent toutes sortes de sujets fascinants : libre arbitre, individualité, théorie de la signification… J’ajoute que, mes parents étant décédés, je suis sans doute le seul à avoir une aussi haute opinion de ma production philosophique. Toujours est-il que, depuis mon recrutement à Stanford (j’y suis entré par la petite porte, à titre d’enseignant, jamais ils ne m’auraient admis quand j’étais étudiant !), mes travaux ont suffi à justifier ma chaire de professeur de philosophie. Il faut donc croire que je ne me suis pas consacré uniquement à des billevesées. De tous mes écrits, cependant, aucun n’a eu autant de lecteurs, n’a fait autant d’émules ni n’a autant rayonné que ce petit texte sur la procrastination structurée. Il a longtemps figuré en tête de classement sur les moteurs de recherche. Quand je l’ai retiré de ma page de Stanford pour le transférer sous www.structuredprocrastination.com, site qui avait vocation à commercialiser des tee-shirts « Procrastination structurée », il a perdu quelques places, mais il est vite remonté dans le classement et, aujourd’hui, il n’est pas loin derrière l’article Wikipédia sur la procrastination. Tous les mois, je reçois une dizaine d’e-mails de lecteurs, généralement enthousiastes, dont plusieurs affirment que cet article a changé leur vie. J’en prends un au hasard : Cher John, Votre essai sur la procrastination m’a véritablement changé la vie. Je me sens déjà beaucoup mieux. Ces derniers mois, j’avais un milliard de choses à faire, tout en culpabilisant à l’idée qu’elles n’étaient pas prioritaires sur ma liste. Désormais, le cumulonimbus de culpabilité et de honte qui pesait sur moi commence à se dissiper… Merci. Le témoignage le plus émouvant que j’aie reçu est celui d’une femme qui avait passé sa vie entière à procrastiner. Elle en souffrait d’autant plus que son frère ne cessait de lui reprocher sa faiblesse de caractère. La lecture de mon essai lui a permis de relever la tête et de prendre conscience de sa valeur : malgré sa tendance à la procrastination, elle a accompli quantité de choses. Et pour la première fois, à l’âge de soixante-douze ans, elle a enfin eu le courage d’envoyer balader son frère ! Au fil du temps, j’ai pensé étoffer cet article mais, fidèle à mon habitude, j’ai repoussé cette tâche à des lendemains meilleurs. En parcourant les témoignages de mes lecteurs, en m’interrogeant sur moi-même, en réfléchissant beaucoup et en lisant un peu, j’en suis venu à comprendre que le concept de procrastination structurée n’était que la première étape d’un programme qui pouvait être tout aussi utile aux autres procrastinateurs qu’il l’avait été pour moi. Bizarrement, dès lors qu’on accepte sa condition de procrastinateur structuré, non seulement on se sent mieux, mais on augmente au maximum sa capacité de travail : quand le sentiment de culpabilité et le désespoir se dissipent, on comprend mieux les entraves à l’action. Dans les pages qui suivent, les procrastinateurs déprimés trouveront un programme philosophique pour épanouir au mieux leurs dispositions personnelles. En vérité, il est un peu présomptueux de parler de « programme ». Dans un premier temps, je me contente de suggérer quelques mesures adaptées aux procrastinateurs. Je présente ensuite des idées, anecdotes et conseils qui pourront leur être profitables et, au passage, j’évoque les problèmes d’organisation auxquels se heurtent bon nombre d’entre eux. Tout le monde n’a pas tendance à la procrastination et, parmi ceux qui s’y laissent aller, tous n’auront pas forcément intérêt à s’initier à ma stratégie de procrastination structurée : dans certains cas, en effet, la procrastination est le symptôme de problèmes qui requièrent une thérapie bien plus lourde que ce que peut apporter la philosophie. Mais, à en juger par les messages qui m’ont été adressés, vous serez sans doute nombreux à vous reconnaître dans ces pages et à en tirer quelque profit. En prime, vous pourrez méditer ces concepts élégants que sont l’acrasie, la procrastination structurée, l’organisation horizontale et le trouble du déficit parenthétique. Et, à terme, certains d’entre vous seront peut-être même amenés à augmenter leur capacité de travail. La procrastination : oui, mais structurée Voici des mois que j’aurais dû écrire cet essai. Pourquoi ai-je fini par m’y mettre ? Parce que j’ai du temps libre ? Eh non ! J’ai des copies à corriger, des commandes bibliographiques à passer, un projet de la National Science Foundation à évaluer et des thèses à diriger. Si j’ai décidé de me lancer dans cette entreprise, c’est justement pour me soustraire à toutes ces corvées. Telle est l’essence de ce que j’appelle la procrastination structurée, stratégie épatante dont j’ai découvert qu’elle transforme les procrastinateurs en foudres de guerre, respectés et admirés pour leur zèle infatigable et le bon usage qu’ils font de leur temps. (Une stratégie dont je revendique, sinon la découverte, du moins la redécouverte : en 1930 déjà, dans une chronique du Chicago Tribune parue sous le titre « Comment venir à bout de vos corvées », l’humoriste Robert Benchley affirmait qu’« il est possible de tout faire, à condition de ne jamais faire exactement ce que l’on est censé faire ». Benchley venait de mettre le doigt sur un axiome fondamental, qui n’a sans doute pas échappé à d’autres fins connaisseurs de la nature humaine. Un jour, il faudra que j’approfondisse ces recherches…) Procrastiner, c’est remettre au lendemain ce que l’on devrait faire le jour même. La procrastination structurée est l’art de mettre à profit cette faiblesse de caractère. Mais, attention, procrastiner n’équivaut pas à ne rien faire du tout. Le procrastinateur est rarement inactif : il s’adonne à des activités utiles mais marginales, comme jardiner, tailler des crayons ou griffonner un diagramme qui prévoit comment classer ses dossiers. Pourquoi s’emploie-t-il à ces activités ? Parce qu’elles sont prétexte à se soustraire à une tâche plus importante. Si le procrastinateur n’avait rien d’autre à faire que de tailler des crayons, uploads/Religion/ la-procrastination-l-x27-art-de-reporter-au-lendemain-editions-autrement.pdf

  • 26
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Oct 05, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.3666MB