Alliage, numéro 26, 1996 De la catégorie de style en histoire des sciences Jean
Alliage, numéro 26, 1996 De la catégorie de style en histoire des sciences Jean Gayon Paysage Depuis une dizaine d'années environ, l'usage du mot "style" s'est répandu comme une épidémie parmi les historiens des sciences. L'on ne compte plus les congrès et colloques comportant des sessions sur les "styles nationaux" ou "locaux" de recherche scientifique [1]. L'on remarque aussi la prolifération d'expressions telles que "style de pensée", "style de raisonnement", "style d'argumentation", dans la littérature ordinaire d'histoire et de philosophie des sciences (Crombie 1982, 1992, 1994 ; Fruton 1990 ; Gavroglu 1990 ; Hacking, 1983, 1992a, 1992b, 1992 ; Harwood 1993). Ces usages sont déconcertants, car il est rare qu'ils soient accompagnés de définition précise, ou de références à des auteurs qui auraient théorisé la catégorie de manière exemplaire. Les historiens des sciences ont adopté sans façons un terme qui leur a semblé exprimer un aspect important de leurs recherches actuelles. L'objet de cet article est de présenter une cartographie de ces usages, dans le contexte qui est le leur. Qu'il me soit permis, pour situer mon propos, de prendre appui sur l'image que je viens d'employer. La carte dont il est question est celle des lieux du style en tant que catégorie interprétative librement appropriée par les historiens des sciences. On ne s'étonnera donc pas qu'il ne soit guère question du style des textes, ou même des oeuvres, mais d'une extension particulière de l'usage figuré du terme, illustrée par des expressions du genre: "style de recherche" d'un laboratoire ou d'une nation, "style de pensée scientifique", ou "style méthodique". Ces usages ne sont d'ailleurs pas nécessairement synonymes. Nous serons particulièrement attentifs à cet aspect des choses. Ma carte est en trois dimensions: il est certains lieux d'où l'on aperçoit mieux le paysage, et ces lieux ne fournissent pas la même perspective. Un historien plongé dans le détail sociologique de quelque production scientifique contemporaine ne voit pas le "style scientifique" de même manière qu'un esprit de synthèse cherchant à construire une image de la science européenne de l'Antiquité à nos jours. Et un philosophe des sciences contemplant les théories du style de ces deux sortes d'historiens aura sans doute encore un autre concept du style. Notre carte nous fournit deux genres d'information : en deux dimensions, elle situe les uns par rapport aux autres des concepts plus ou moins spontanés du "style scientifique" ; la troisième dimension, qui définit des ensembles géologiques, nous renseigne plutôt sur les massifs ou bassins disciplinaires où tel ou tel genre de discours a des chances d'être tenu. L'image cartographique a un dernier avantage: en limitant l'enquête à l'usage de la catégorie de style dans les "études sur la science", je mets délibérément entre parenthèses la question de l'unité et de la cohérence de cette notion dans tous les emplois qu'on en peut faire. Il est possible, et vraisemblable, que l'usage épistémologique de la notion de style porte la trace de débats plus anciens ayant trait à la rhétorique, à la critique littéraire, à la philosophie de l'histoire, ou encore à l'histoire de l'art: les spectres de Cicéron, Buffon, Goethe, Gombrich ne sont pas loin [2]. Mais ils ne font pas partie de notre paysage visible. Au mieux y sont-ils présents à titre de traces sédimentaires anciennes, ou de poussées tectoniques profondes. Des débats plurimillénaires sur le style en général, nous n'entendrons que les échos les plus caricaturaux, qui sont en fait les plus pertinents pour l'interprétation de notre paysage actuel. Je laisse à plus tard toute discussion sur la ou les définitions possibles qu'il conviendrait de donner du mot "style", et invite le lecteur à pénétrer tout nu dans le paysage dont je lui ai parlé. Ce n'est point que je veuille à tout prix esquiver l'exigence élémentaire d'analyse. Mais en philosophe de terrain - très précisément en philosophe praticien de l'histoire des sciences - , je préfère aller de l'usage à la définition, plutôt que l'inverse. Je présenterai donc d'abord deux usages très différents de la notion de style chez les historiens des sciences contemporains. L'un de ces usages est caractéristique de ce que l'on pourrait appeler une histoire locale des pratiques scientifiques ; l'autre relève de l'histoire générale de la science. Une fois ces deux formations topographiques explorées, nous nous rendrons sur un sommet philosophique ou belvédère définitionnel récemment ouvert au public pour qu'il puisse mieux apprécier les deux lieux précédents. De la catégorie de style dans une histoire locale des sciences Dans la littérature récente d'histoire des sciences, la diffusion de l'idée du style comme catégorie interprétative est liée en grande partie au développement d'une approche résolument sociale et institutionnelle des événements. Les notions de "style de recherche" et de "style de pensée" scientifiques se sont progressivement imposées à deux niveaux d'analyse, qui sont deux niveaux de structuration des communautés scientifiques: les écoles ou groupes locaux de recherche, et les nations. En toute rigueur, le parti pris de reconnaître des styles à ces deux niveaux de structuration du travail scientifique n'a rien de nouveau (voir, par exemple, Duhem 1906, 1915 ; Fleck [1935] 1979). Ce qui est caractéristique de l'historiographie contemporaine, c'est la rigueur méthodique avec laquelle elle s'efforce de donner un sens opératoire à ces supports institutionnels des styles de pensée scientifique. Considérons d'abord le cas des "écoles de recherche". Les historiens d'aujourd'hui tendent à donner un sens technique à cette expression, en la réservant à des institutions étroitement localisées, et ayant fonctionné aux XIXe et XXe siècles comme de véritables "usines à connaissance". On parlera, par exemple, d'école de recherche pour les groupes de savants et d'étudiants formés autour de Liebig en Allemagne, ou de Pasteur en France. Ces écoles de recherche dépendent en général de "patrons", elles bénéficient d'un apport régulier d'étudiants, ont une certaine autonomie financière, disposent de moyens pour atteindre des lecteurs, et entrent en concurrence avec des unités semblables pour toutes ces ressources. Beaucoup les considèrent comme les unités naturelles élémentaires de production scientifique contemporaine. Façonnées par un ensemble de circonstances intellectuelles, techniques, institutionnelles, ce sont - dit- on - les matrices dans lesquelles se forment des méthodes et des concepts nouveaux [3]. Dans un tel contexte, l'idée de "style scientifique" intervient comme désignation commode d'un ensemble de pratiques qui individualisent la production des connaissances. Le "style" ou "manière" inclura, outre certaines préférences intellectuelles, des techniques, des instruments, des matériaux caractéristiques d'un site de recherche, l'ensemble de ces éléments concourant à délimiter par avance ce qui vaut comme fait ou comme explication pertinents. Cette notion du "style" avait en réalité été très bien analysée par Ludwik Fleck dans une étude publiée en 1935 sur l'histoire du test Wasserman de détection de la syphilis (Fleck [1935] 1979), et sous-titrée: Introduction à la théorie du style de pensée et de la pensée collective. Dans cette conception holistique, les styles de recherche scientifique sont d'autant plus faciles à identifier que les unités qui leur servent de supports sont plus petites et mieux localisées (Geison 1993: 236). Mais rares sont les historiens qui s'aventurent à définir la catégorie même du style ainsi mise en scène. La plupart du temps, la justification se limite à une exemplification. L'on peut cependant assez facilement identifier l'engagement théorique qui a porté la micro-histoire des sciences contemporaine à privilégier la catégorie de style. Dans un livre publié en 1993 sous le titre Styles of Scientific Thought, et portant sur la communauté des généticiens allemands au début du vingtième siècle, Jonathan Harwood a bien exprimé cet engagement théorique: "Aussi longtemps que l'on se représente la méthode scientifique comme un ensemble de procédures guidées par leur seule logique interne, la notion de style scientifique semble paradoxale. Après tout, nous avons l'habitude d'associer le terme de style à des activités qui peuvent être accomplies de plusieurs manières, en particulier dans le cas du travail créatif de l'artiste. Cependant, au cours des années 1950 et 1960, l'émergence d'une tradition antipositiviste en philosophie des sciences a commencé à miner la conception unitaire de la science" (Harwood 1993: xiv). Le point qui me semble le plus significatif dans cette citation est l'opposition faite entre méthode et style. Une méthode consiste en des règles spécifiables. Or, les historiens qui ont fait valoir la notion de style local de recherche ont beaucoup insisté sur la "connaissance tacite" impliquée dans les écoles ou groupes de recherche scientifique les plus créatifs à l'époque contemporaine. En particulier, beaucoup se sont référés à la définition que le philosophe Michael Polanyi a donnée en 1958 de la "connaissance tacite": un art ne peut pas être transmis "par prescription", mais seulement "comme exemple, de maître à disciple", ce qui "réduit le domaine de diffusion à celui des contacts personnels" (Polanyi 1958: 50). On ne compte plus les historiens des sciences qui ont fait usage de cette notion, insistant, par exemple, sur l'importance du "tour de main", si important dans le succès des programmes de recherche expérimentale [4]. Dans un tel emploi de la catégorie de style, on reconnaît l'une des significations les plus classiques du mot dans la critique uploads/Science et Technologie/ gayon-jean-de-la-categorie-de-style-en-histoire-des-sciences.pdf
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- Publié le Jul 17, 2021
- Catégorie Science & technolo...
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