Les Cahiers du journalisme n o 25 – Printemps/Été 2013 20 21 Journalisme sporti
Les Cahiers du journalisme n o 25 – Printemps/Été 2013 20 21 Journalisme sportif ou journalisme de sport ? Pour une compréhension historique... Journalisme sportif ou journalisme de sport ? Pour une compréhension historique de l’identité Karim SOUANEF ATER en science politique IRISSO, Paris Dauphine k.souanef@yahoo.fr Résumé L’étude des relations d’interdépendance entre le sport et les médias est une clé d’entrée évidente pour quiconque souhaite comprendre le journalisme « sportif ». La mise en évidence des conflits d’intérêts entre ces deux milieux sert à saisir la complexité des conditions de production de l’information sportive. Cet angle, aussi pertinent soit-il, laisse la place à un questionnement qui porterait sur la réponse collective qu’apporte le groupe à cette contrainte structurale. En cela, le processus de construction d’une identité commune, enclenché en 1958 par l’Union syndicale des journalistes de sport en France, informe sur les logiques de fonctionnement du journalisme « sportif ». Cet article se concentre sur cette instance catégorielle pour rendre compte de ce qui peut relever de l’unité professionnelle. Les porte-parole du groupe, engagés dans des luttes syndicales pour la reconnaissance de leur spécialité, développent également tout un répertoire symbolique pour définir les contours du métier. Il en ressort alors une identité collective clivée, tiraillée entre un militantisme sportif et la revendication d’une appartenance au monde journalistique. L’évolution historique montre un mouvement progressif d’autonomisation sous l’effet de la professionnalisation du sport et de leur exclusion de la « grande famille du sport ». Toutefois, la mobilisation d’un registre critique se fait dans le respect de la tradition d’engagement du journalisme « sportif », c’est-à-dire pour mieux défendre le sport « pur ». C lassiquement, l’évocation des premiers journalistes « sportifs1 » renvoie à la co-construction de l’espace des sports modernes et d’une presse spécialisée. Les grandes figures que sont Pierre Giffard (Le Vélo), Henri Desgranges (L’Auto) ou encore Frantz Reichel (Le Vélo, Le Figaro) symbolisent la multiposition nalité des premiers reporters. Rédacteurs et même patrons de presse, ils sont dans le même temps les organisateurs des compétitions qu’ils couvrent (le Tour de France en est le plus célèbre exemple) et des acteurs de l’institutionnalisation du sport à travers la création des premières instances (fédérations, ligues, groupements, etc.). Cette dimension de la construction professionnelle des journalistes sportifs a été maintes fois abordée dans les travaux scientifiques pour mettre en exergue le degré de proximité entre les reporters et le monde sportif. Du coup, elle relègue au second plan la question du regroupement catégoriel. Parallèlement à l’administration du sport français, les premiers reporters spécialisés participent à la structuration de la spécialité journalistique par la création d’associations professionnelles2. Ce travail de représentation, assuré par des militants qui occupent des positions privilégiées dans de grands médias parisiens (Frantz Reichel, Félix Lévitan, Jacques Marchand, Jacques Ferran), dévoile les enjeux internes du groupe « en train de se faire ». Bien que l’ensemble du monde journalistique soit caractérisé par le flou de ses pratiques et l’impossibilité de formaliser précisément son rôle social (Ruellan, 2007), les associations de journalistes sportifs déploient malgré tout des stratégies distinctives pour donner du corps à leur spécialité. À la fin du XIXe siècle, plusieurs tentatives avortent rapidement tant leur domaine d’intervention limitait leur possibilité de succès (on peut citer le Syndicat de la Presse Sportive Parisienne en 1894 ou encore le Syndicat des Journalistes Vélocipédiques et de la Presse Athlétique en 1896). En 1905, l’Association des Journalistes Sportifs (AJS) parvient à obtenir le monopole de la représentation légitime. Plus qu’une association corporatiste, elle est un mouvement mutualiste ayant vocation à subvenir aux besoins des retraités et des plus démunis à une époque où le statut de journaliste n’est alors pas reconnu (elle est dissoute en 2008). Quelques années plus tard, le Syndicat de la Presse Sportive et Touristique (1921-1958) se forme dans une perspective de défense des intérêts particuliers. Dans la continuité, l’Union Syndicale des Journalistes de Sport en France (1958 à aujourd’hui) affine ce modèle corporatiste3. Elle œuvre par exemple à la mise en place d’un dispositif de formation au métier4 et surtout à l’institutionnalisation de la pratique de l’accréditation pour lutter contre les « amateurs ». Le contrôle de Les Cahiers du journalisme n o 25 – Printemps/Été 2013 22 23 Journalisme sportif ou journalisme de sport ? Pour une compréhension historique... l’accès aux tribunes de presse par les journalistes eux-mêmes fait la fierté, encore aujourd’hui, de l’U(S)JSF tant elle assure, en théorie, le droit fondamental à l’information. Ces actions concrètes contribuent à générer un sentiment d’appartenance collective. Il est aussi renforcé par la fabrication d’un discours symbolique. La rhétorique institutionnelle définit l’utilité sociale du journaliste sportif. La complexité de cette entreprise s’observe dans la présentation de soi du groupe. Classiquement, les reporters chargés de remplir les colonnes des pages Sports sont rattachés à la catégorie de journaliste « sportif ». Ce patronyme collectif ne fait cependant pas consensus car il est rapidement connoté péjorativement par les militants de l’U(S)JSF. Alors que les statuts de 1958 évoquent une Union Syndicale des Journalistes Sportifs de France, les dirigeants rejettent cette dénomination dès 1961: « La revalorisation de notre profession, souvent si injustement décriée, est une des tâches essentielles de notre Union Syndicale. Dès notre fondation, nous avons engagé la lutte dans le dessin d’obtenir des Syndicats patronaux une qualification professionnelle nous égalant à nos confrères des rubriques d’informations générales ou politiques. Nous soutenons que nous ne sommes pas des «journalistes sportifs» avec la nuance péjorative qu’implique le qualificatif (d’ailleurs erroné, car un «journaliste sportif» est un homme qui pratique le sport et non un homme qui écrit sur le sport), mais des journalistes que leurs goûts ou leur formation ont spécialisé dans l’étude et la description du sport5. » C’est pourquoi le bulletin de liaison prend le titre « Le journaliste de sport » en 1969 comme pour signifier une rupture avec le stigmate de « sportif ». Cependant, on peut observer d’incessantes fluctuations dans la manière de nommer le groupe durant toute la seconde moitié du XXe siècle. Elles sont révélatrices du double positionnement de ces spécialistes, tiraillés entre deux espaces sociaux : le sport et le journalisme. Dès les premières années de son existence, l’Union veut ajuster certaines pratiques du journalisme sportif, jugées déviantes, aux normes professionnelles. Les dirigeants doivent alors faire face à l’impossibilité de prendre des décisions contraignantes. Du coup, ils incitent le groupe à se conformer au journalisme « professionnel » par des dispositifs symboliques qui ne résistent pas à la force de l’institué. Cet article, divisé en deux parties, analyse le rôle de l’association professionnelle dans la fabrique symbolique du journalisme sportif. Il décrit l’évolution historique de l’identité collective construite par les entrepreneurs du groupe. La première partie s’intéresse à la façon dont les représentants de l’Union traduisent en pratiques l’injonction au professionnalisme qui émane du monde journalistique dans sa globalité. À cet effet, nous prenons l’exemple de la réforme non aboutie du vocabulaire sportif pour saisir concrètement le phénomène. La seconde partie interroge l’évolution des relations entre journalistes et acteurs sportifs et ses effets sur la (re)définition de l’identité commune. Ici, l’accent est mis sur la manière dont les dirigeants de l’Union articulent des principes contradictoires, la morale sportive et l’éthique journalistique. Se conformer au journalisme « professionnel » : la réforme inachevée de l’écriture sportive L’écriture sportive, telle qu’elle est conçue par les rédacteurs du début du XXe siècle, exclurait les spécialistes de sport de l’orthodoxie journalistique. Elle serait trop subjective et autoriserait les excès de langage. L’écriture de presse dans son ensemble tend pourtant à réduire l’influence littéraire, sur le modèle anglosaxon, au profit d’un style plus standardisé, orienté vers les faits (Martin, 2005). Les dirigeants de l’Union tentent de s’inscrire dans ce mouvement d’autonomisation. Mais le modèle professionnel consacré par les porte-parole montre bien la difficulté de rompre avec les usages professionnels institués. À cet égard, les critères d’appréciation du meilleur article, qui fait l’objet d’un prix distinctif décerné chaque année par l’Union, sont significatifs. Le vocabulaire : le stigmate du journaliste sportif La conformation aux standards du journalisme passerait selon les dirigeants par une prise de conscience collective des désajustements. Ils axent très rapidement la « normification », comme dirait Goffman (1975), sur la révision de certains termes employés dans les articles des pages Sports. Le jargon – tout comme l’image anti-intellectualiste du sport – justifierait en partie que le journalisme sportif soit dévalorisé au regard des autres spécialités : « Nous devons admettre en toute objectivité que le jargon employé depuis cinquante ans par les chroniqueurs de sport a beaucoup contribué au discrédit du journalisme dit sportif. L’abus inconsidéré de termes anglosaxons ou présumés tels («recordwoman», par exemple, est inconnu en Grande-Bretagne où l’expression employée pour désigner la détentrice d’un record féminin est «woman record’s holder») ; l’approximation du vocabulaire ; la fausse hardiesse de certaines images devenues des poncifs ; une syntaxe «anglicisée», constituent autant d’arguments employés contre nous. À tort le plus souvent, à raison parfois. Il est donc de notre intérêt le plus évident de uploads/Sports/ deporte.pdf
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- Publié le Nov 28, 2022
- Catégorie Sports
- Langue French
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