Carnets de Géographes, n°2, mars 2011 Rubrique Carnets de terrain 1 Les terrain
Carnets de Géographes, n°2, mars 2011 Rubrique Carnets de terrain 1 Les terrains de jeu vidéo comme terrain de recherche SAMUEL RUFAT Maître de conférences Université de Cergy-Pontoise Samuel.Rufat@ens-lyon.fr HOVIG TER MINASSIAN Maître de conférences Université François-Rabelais de Tours hterminassian@gmail.com Lorsque les géographes, plus nombreux qu’on le pense, parlent de jeux vidéo, ils se défaussent souvent de leur pratique sur leurs descendants ou leurs proches. Rares sont les téméraires qui osent appuyer leurs remarques et leurs interrogations sur des analyses concrètes. Les jeux vidéo sont un objet en cours d’appropriation par les sciences sociales (Rufat, Ter Minassian, 2011a). Comme les jeux au début du siècle précédent, ils souffrent d’un problème de légitimité : le doute continue de peser sur le plaisir du jeu. Jouer aux jeux vidéo serait loin d’être une activité sérieuse, malgré le marketing agressif du géant japonais Nintendo1. Les jeux vidéo constituent un objet culturel porteur de nombreux discours normatifs, souvent très polarisés et la facilité d’accès au jeu vidéo – profusion des discours, disponibilité médiatique et marchande – ne pousse paradoxalement pas au débat. Les géographes ont admis depuis longtemps qu’il était possible de faire « mentir » des cartes ou des statistiques (Monmonier, 1993), et qu’il était important de prendre en compte la manière dont les images (télévisuelles, publicitaires…) véhiculent des représentations spatiales (Gumuchian, 1991 ; Rosemberg, 2000). Alors pourquoi renoncer aux jeux vidéo ? Parce qu’il faut feindre que les jeux vidéo n’ont aucun rapport avec les pratiques et les idéologies spatiales, le marketing territorial, l’économie mondialisée et la globalisation ? Au contraire, il nous semble indispensable de donner un regard critique et des clés d’analyse des jeux vidéo aux lycéens et aux étudiants, parce qu’ils font partie du quotidien d’une majorité d’entre eux et qu’ils sont de puissants vecteurs d’idéologies et de représentations spatiales (Ter Minassian & Rufat, 2008). Dans cette perspective, les jeux vidéo apparaissent comme un terrain parmi d’autres. Le statut si particulier de « mondes virtuels » qu’on leur prête induit-il des méthodologies de travail différentes ? Le chercheur, cloué sur sa chaise devant un écran fait-il « moins de terrain » en parcourant les étendues d’Hyrule ou d’Azeroth qu’en arpentant les Ramblas de Barcelone ou le Palais du Peuple de Bucarest ? Où est le terrain des jeux vidéo ? 1 On peut désormais transformer sa console de jeu en podomètre, l’utiliser pour exercer sa mémoire, « apprendre » à faire la cuisine, à peindre, ou même faire de la gymnastique des yeux à l’aide d’un écran (Gym des yeux, Nintendo 2007). Carnets de Géographes, n°2, mars 2011 Rubrique Carnets de terrain 2 Travailler, c’est jouer L’amalgame entre « terrain de recherche » et « terrain de jeu » continue de stigmatiser tout travail sur le jeu (Grataloup, 2004 ; Nace, 2008), bien plus que tout jeu sur le travail (Craipeau, 2009). D’ailleurs, dans son ouvrage Homo Ludens, Huizinga fait un trait d’esprit face à la difficulté à définir le jeu : il montre que la recherche scientifique est elle aussi une activité ludique régie par des règles et des normes (Huizinga, 1938). Malgré les réticences, il est nécessaire d’explorer les relations entre terrain de recherche et terrain de jeu. Les jeux vidéo redoublent ce problème : ils sont un terrain que l’on qualifie aisément de « virtuel ». La tentation est donc grande, pour légitimer toute réflexion sur les jeux vidéo, de montrer qu’ils sont « plus sérieux » et « plus réels » qu’il n’y parait. Mais cela conduit à passer à côté de la spécificité des jeux vidéo, en les considérant comme des supports pédagogiques ou des outils cartographiques. Bref, pour prendre les jeux vidéo au sérieux, il faut commencer par les aborder en tant que tels. Pour cela, il est nécessaire d’évacuer toutes les questions qui font écran, comme celles de légitimité, de violence ou d’addiction. Puis il faut explorer le terrain sans a priori, c’est-à-dire y jouer. Nous appelons jeux vidéo l’ensemble des jeux qui reposent sur un programme informatique et des interactions homme/machine au travers d’interfaces (graphiques, audio et mécaniques). Ils ont trois dimensions : ce sont des simulations spatiales (dimension multimédia), qui ne miment pas le « réel » mais suscitent le plaisir du joueur (dimension ludique) et qui nécessitent que le joueur interagisse avec l’environnement simulé (interactivité). Les jeux vidéo offrent un accès au virtuel, au sens où l’entend Pierre Lévy (1998) : non pas des univers immatériels ou mis « en ligne » sur l’Internet, mais une ouverture sur l’univers des possibles. Ainsi, dans un jeu vidéo, chaque partie actualise une fraction d’un ensemble de possibilités, et cet ensemble est de plus en plus ouvert (jeux en ligne, téléchargement de contenu, modification des règles, etc.). Le joueur joue avec l’environnement simulé, mais aussi avec les temporalités, en explorant les conséquences à long terme de certaines actions, en revenant en arrière (grâce aux sauvegardes) pour en actualiser d’autres ou améliorer sa performance. Les joueurs jouent avec l’espace et le temps. Les jeux vidéo eux-mêmes « jouent » avec les émotions suscitées chez les joueurs par cette illusion d’exploration et de manipulation à volonté (esthétique, satisfaction, peur, sadisme, etc.). Ce sont ces illusions spatiales qui interpellent les géographes. Notre univers de géographe questionne notre univers de joueur (et vice versa). Transformer ces émoustillements en interrogations, c’est faire des jeux vidéo un terrain. Ces particularités, l’actualisation au cours des parties, l’exploration simultanée de l’espace et du temps et les émotions suscitées, sont curieusement absentes des discours sur les jeux vidéo. Pourtant, ce sont elles qui imposent un travail de terrain : pour travailler sérieusement sur les jeux vidéo, il faut y jouer. Mais plusieurs centaines d’heures de jeu n’en épuisent pas les possibilités. Alors comment faire du terrain dans des espaces virtuels ? Jouer, c’est travailler La première difficulté, en l’absence de bibliographie, c’est de faire face à l’immense variété de jeux. On en est réduit à se fier à son expérience et à son intuition. Il faut donc commencer par jouer un certain nombre d’heures à différents types de jeux pour formuler des hypothèses, puis pour pouvoir déterminer les jeux qu’il semble aisé de faire parler pour y répondre. Ensuite, il faut l’explorer, comme n’importe quel terrain. Les jeux récents proposent d’ailleurs des outils traditionnels (simulation d’appareil photo, bloc notes) et le support informatique se prête à la création de nouveaux outils (Duplan, 2011). Il faut prendre le temps Carnets de Géographes, n°2, mars 2011 Rubrique Carnets de terrain 3 d’explorer les possibilités offertes et la façon dont le programme réagit aux différents choix, des plus évidents aux plus aberrants. Il faut tester tout ce qu’il est possible de faire, comme le ferait un enfant (est-il possible d’ouvrir cette porte ? que se passe-t-il si on ferme l’hôpital ? quel est le moyen de transport le plus rapide ?). C’est une démarche radicale de recherche, elle peut s’avérer longue à défaut de fastidieuse. On peut donc s’appuyer sur l’expérience d’autres joueurs, sur les guides, les forums, les blogs qui foisonnent autour des jeux vidéo. C’est aussi l’occasion de faire connaissance avec les différentes populations, au-delà de celles qui sont mises en scène ou simulées dans le jeu, et du contexte du jeu (production, distribution, utilisations, etc.). Cette connaissance du terrain permet alors d’affiner les hypothèses, de rapprocher certains jeux, de poser les catégories de l’analyse. Il est ainsi possible de démontrer que Civilization (Microprose & Firaxis 1991-2010) repose sur un schéma christallerien d’organisation des villes et que seules les fonctions productives de l’espace y sont simulées (Ter Minassian, Rufat, 2008), ou que Liberty City a un plan très semblable à celui de New York (Valentin, 2007), ou encore que les jeux des séries Sim City (Maxis 1989-2007) et City Life (Monte Cristo 2006-2008) sont graphiquement proches mais reposent sur des logiques spatiales très différentes. Sim City préconise le développement urbain polycentrique alors que City Life favorise la centralité et la hiérarchisation des quartiers (Rufat, Ter Minassian, 2009). Enfin, il reste à choisir l’une des nombreuses approches des sciences sociales (dont les outils informatiques comme les simulations multi-agents) pour essayer de valider ces hypothèses. Toutefois, ces transferts méthodologiques ne sont pas évidents (Valentin, 2007 ; Coavoux, 2009 ; Berry, 2009). On peut par exemple choisir une approche quantitative, en recueillant les données de sauvegarde de grappes de joueurs, mais cela pose le problème de la propriété de ces données. On peut aussi choisir une approche modélisatrice en s’appuyant sur les mécanismes du jeu, mais le code informatique des programmes n’est pas toujours facile d’accès. On peut enfin recueillir les pratiques et les représentations des joueurs et des concepteurs au travers d’entretiens approfondis, mais cela pose le problème de la représentativité de l’échantillon2, ou par de questionnaires fermés en ligne, qui sont plus faciles d’accès mais qui génèrent de nombreux biais (Coavoux, 2009). Plus généralement, Laurent Trémel évoque trois limites méthodologiques (2007) : pratiquer le jeu dans une perspective de recherche est une activité chronophage (même si l’on pourrait dire que c’est le cas uploads/Sports/ les-terrains-de-jeu-video-comme-terrain.pdf
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- Publié le Mai 23, 2022
- Catégorie Sports
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