Mathématiques et sciences humaines Mathematics and social sciences 191 | Automn
Mathématiques et sciences humaines Mathematics and social sciences 191 | Automne 2010 Variabilité et inégalités Modélisation mathématique, jeux sportifs et sciences sociales Mathematical models, outdoor games and the social sciences Pierre Parlebas Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/msh/11861 DOI : 10.4000/msh.11861 ISSN : 1950-6821 Éditeur Centre d’analyse et de mathématique sociales de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2010 Pagination : 33-50 ISSN : 0987-6936 Référence électronique Pierre Parlebas, « Modélisation mathématique, jeux sportifs et sciences sociales », Mathématiques et sciences humaines [En ligne], 191 | Automne 2010, mis en ligne le 16 février 2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/msh/11861 ; DOI : 10.4000/msh.11861 © École des hautes études en sciences sociales Math. Sci. hum / Mathematics and Social Sciences (48e année, n° 191, 2010(3), p. 33-50) MODÉLISATION MATHÉMATIQUE, JEUX SPORTIFS ET SCIENCES SOCIALES Pierre PARLEBAS1 RÉSUMÉ – Les jeux sportifs représentent des pratiques corporelles de portée sociale, propices à la mise en évidence des normes et des valeurs de leur aire culturelle d’adoption. La modélisation mathématique de leur contenu d’action met à découvert les universaux qui en expriment la logique interne par le truchement de graphes et de matrices. De façon contrôlable et souvent très éloquente, sont ainsi soulignées les représentations culturelles dont les jeux sportifs sont en partie le reflet. L’opposition que Claude Lévi-Strauss propose entre rite et jeu sportif est ici récusée, au profit d’une autre opposition entre jeu et sport. Le jeu sportif traditionnel n’est pas systématiquement assimilable à un « jeu à somme nulle » (comme c’est le cas du sport) ; il peut revêtir des logiques internes très diverses, « à somme non nulle », illustrées notamment par les jeux à compétition partageante (et non excluante) et par les jeux paradoxaux. MOTS-CLÉS – Jeu paradoxal, Jeu traditionnel, Logique interne, Modélisation mathématique, Rite, Sport, Système d’interaction SUMMARY – Mathematical models, outdoor games and the social sciences Outdoor games embody physical activities with a social impact, capable of highlighting the norms and values of their cultural sphere of influence. A mathematical model of their content reveals universal values, able to express through graphs and matrices their internal logic. Thus, in a measurable and often striking way, a cultural outlook is highlighted, of which outdoor games are in part a reflection. The contrast between rituals and outdoor games as suggested by Claude Lévi-Strauss is challenged here, in favour of a different contrast between games and sports. Traditional games cannot be consistently put in the same category as “zero sum games”, as in the case of sport; they may assume very different sorts of internal logic, “non-zero sum”, in particular epitomised by competitive (and not exclusive) games, and through paradoxical games. KEYWORDS – Paradoxical games, Traditional games, Internal logic, Mathematical model, Ritual, Sport, Interactive system 1 Laboratoire de sociologie GEPECS (Groupe d’Étude pour l’Europe de la Culture et de la Solidarité, EA 3625), Faculté des sciences humaines et sociales – Sorbonne, 12 rue Cujas 75230 Paris cedex 05, pparlebas@free.fr P. PARLEBAS 34 La nouvelle problématique que nous proposons est fondée sur le concept de jeu [1977]. C’est ainsi que les sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg annoncent leur façon d’appréhender les phénomènes sociaux [1977]. Il ne s’agit pas d’une opposition de vocabulaire, ajoutent-ils, mais d’un changement de logique. Il est frappant de constater qu’un grand nombre d’auteurs, tels Johan Huizinga, Roger Caillois ou Jean-Daniel Reynaud, ont adopté une attitude similaire. Dans son ouvrage de référence : Qu’est-ce que la sociologie ? [1981], Norbert Elias consacre 39 pages à un chapitre central intitulé « Modèles de jeux » qui compte, à lui seul, 80 occurrences du mot « modèle » et 289 occurrences des mots « jeu » ou « joueur » ! L’avalanche ludique et modélisante est impressionnante. UNE « MATHÉMATIQUE DES JEUX » EST-ELLE POSSIBLE ? Cependant, il y a loin de la coupe aux lèvres. En réalité, ces auteurs se réfugient dans un usage métaphorique du concept de « jeu ». En affirmant que : l’étude sociologique des jeux sportifs, indépendamment de son intérêt intrinsèque, a aussi une fonction pilote [1994] Norbert Elias annonce un programme séduisant, mais qui, sous l’aspect opérationnel, restera lettre morte (ce que l’on constate également dans l’œuvre de Jean Piaget). La mise en vedette ostentatoire des jeux s’accompagne d’une étonnante méconnaissance de leur contenu et de leur fonctionnement en profondeur. Les sociologues qui affectent un si grand intérêt pour les jeux et citent complaisamment le football, le tennis, la boxe, l’escrime ou les Barres, dédaignent d’en explorer les manifestations ancrées dans la pratique sociale. Sur la mappemonde des connaissances sociologiques, le jeu sportif est encore aujourd’hui « terra incognita ». Aussi est-on intrigué par les propos d’un mathématicien qui suggère de développer une mathématique des jeux et de mettre en place un cadre structural qui accueillerait les jeux codifiés [Barbut, 1967]. Le projet apparaît d’autant plus intéressant qu’au cours des siècles passés, les mathématiciens ont été à peu près les seuls à étudier la structure des jeux ; il est vrai qu’ils se sont limités aux jeux cognitifs, dits « de société », mais le passage aux jeux sportifs, qui nous intéresse ici, peut parfaitement être envisagé. Cette notion de « cadre structural » offre l’occasion, écrit le mathématicien, de dépasser la description des apparences extérieures des jeux, et d’en étudier la logique interne dépendante des règles. La « logique interne » qui s’oppose à la « logique externe », détient une importance capitale dans le fonctionnement des jeux sportifs. Pour transposer l’expression que Ferdinand de Saussure a utilisée à propos du jeu d’échecs, est d’ordre externe par exemple le fait que le tennis est issu du jeu de paume, qu’il fut très prisé à la cour des rois de France, qu’il a été réglementé en Angleterre, et qu’il est devenu un sport de raquettes en vogue dans les classes sociales favorisées. À l’opposé, ainsi que l’écrit Saussure est interne au contraire, tout ce qui concerne le système et les règles [1972]. C’est cette « logique interne », correspondant à ce que Saussure appelle la grammaire du jeu et à ce que Crozier et Friedberg ont nommé un mécanisme concret, qui retiendra ici notre attention. MODÉLISATION MATHÉMATIQUE, JEUX SPORTIFS ET SCIENCES SOCIALES 35 En faisant allusion aux travaux spectaculaires de Claude Lévi-Strauss, Marc Barbut avance une suggestion audacieuse : peut-être, écrit-il, l’étude de la structure des jeux pratiqués par les sociétés aura-t-elle alors un rôle aussi révélateur que celle des structures de la parenté [1967]. Cette conception, qui associe résolument les mécanismes ludiques à des significations culturelles déterminantes, paraît capitale. Ce sera notre hypothèse de base. Cependant, dans le cadre des jeux sportifs, force est de constater qu’un tel type de recherche n’a jamais abouti. Le point de vue du mathématicien est-il irréaliste ? Relever ce défi demande de prendre le jeu au sérieux. À cette fin, notre propos sera double : • D’une part, représenter les jeux sportifs par des modèles pertinents qui témoigneront sur le mode opérationnel de leurs structures génératrices profondes. Il s’agira de modèles mathématiques élémentaires tels des graphes et des matrices se prêtant à une exploitation accessible, dans l’esprit développé, par exemple, dans l’ouvrage d’Alain Degenne et Michel Forsé [1994] consacré aux réseaux sociaux. • D’autre part, proposer les interprétations sociales et culturelles, suggérées par la logique des systèmes d’action motrice ainsi mis au jour. LES UNIVERSAUX DU JEU SPORTIF Le monde des jeux submerge l’observateur par sa diversification proliférante : des milliers de jeux dissemblables ont été identifiés dans l’ensemble des cultures. Face à cette ludo-diversité exubérante, n’est-il pas présomptueux de vouloir rechercher des structures communes et d’éventuels invariants ? C’est ce pari qui mérite d’être relevé : notre hypothèse avance que l’effervescence ludomotrice de surface masque une puissante organisation en profondeur. Sous le désordre des apparences, réside un ordre profond. Les variations subjectives associées à chaque joueur prennent corps dans les invariants objectifs de chaque jeu. Quelles que soient ses particularités individuelles, tout pratiquant conforme ses actions motrices à des structures sous-jacentes impératives : les « universaux » du jeu sportif. Ces systèmes communs, nous les nommons des « universaux », car notre hypothèse est qu’on les retrouve de façon universelle, sous des formes variées, dans tous les jeux et dans toutes les cultures [Parlebas, 2002]. Ce sont des systèmes opératoires de base qui expriment la logique interne des pratiques ludiques, et qui représentent, selon plusieurs registres, les modèles élémentaires dans lesquels cheminent obligatoirement et les joueurs et le jeu. Les conduites ludiques des participants sont, bien entendu, en nombre infini ; cependant, dans la majorité des jeux, ces conduites se manifestent en se soumettant à des structures finies déterminées par le système des règles. Ainsi que l’a écrit le mathématicien Georges Guilbaud, « c’est la clôture qui fait le jeu » [1964]. Et cette clôture dans l’espace, dans le temps et dans les interactions praxiques, permet de modéliser chaque activité ludique sur un mode rigoureux, contrôlable et réfutable. Pour un jeu donné, chaque universal est représenté par une uploads/Sports/ msh-11861.pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Dec 09, 2022
- Catégorie Sports
- Langue French
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