271 Poker et droit fiscal, le jeu aléatoire de la qualification Servane Carpi-P
271 Poker et droit fiscal, le jeu aléatoire de la qualification Servane Carpi-Petit, enseignant-chercheur à la faculté de droit de Rennes, membre de l’Institut du droit public et de la science politique (IDPSP) De nombreux exposés du régime fiscal applicable aux gains des joueurs de poker existent sur les sitesdédiésàcejeu.Ceux-cinesontpastoujoursexacts,cequis’expliqueparlaréellecomplexité du droit fiscal en la matière. Un état des lieux semblait utile et est donc proposé ici. 1 - « L’attraitdudangerestaufonddetouteslesgrandespassions. Il n’y a pas de volupté sans vertige. Le plaisir mêlé de peur enivre. Et quoi de plus terrible que le Jeu ? », écrivit Anatole France 1. Le poker semble avoir été créé pour lui donner raison. Depuis le début des années 2000, ce jeu, dans sa version Texas Hold’em, est l’objet d’un véritable engouement populaire, tant il est vrai que sa pratique est ludique et que,sans doute,la perspective de gains importants motive certains à le pratiquer encore et encore.Le nombre de parties,autour d’une table ou en ligne via des plateformes dont Winamax est la plus connue, suit une courbe croissante, parallèle à celle des contentieux qu’ellesdéclenchent.Ets’ilestunecraintedontlesjoueursdepokerse passeraient sans doute très bien, c’est celle de l’insécurité juridique dans laquelle ils se trouvent placés et qui ne semble pas devoir être levéedanslestempsàvenir.Celle-cirésultedelaprofondecontradic- tionopposantledroitpénal,pourlequellepokerestunjeudehasard, et le droit fiscal,le juge administratif,amené à trancher des questions fiscalesliéesauxgainsperçusparlesjoueurs,décidantqu’ils’agitd’un jeud’adresselorsquelejoueuratteintundegréd’expériencesuffisant. Ainsi, la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé que le poker est « un jeu de combinaisons avec élimination des joueurs par relances successives où le bluff tient une part prépondérante et où le hasard l’emporte sur l’intelligence » 2. Cette jurisprudence constante 3 qui intègre le poker à la catégorie des jeux de hasard lui rend applicables les dispositions répressives de l’article L. 322-1 du Code de la sécurité intérieure qui dispose que « les loteries de toutes espèces sont prohibées. » Du point de vue du droit pénal,tout jeu où il entre une part de hasard devant être assimilé à une loterie,la Cour de cassation a donc logiquement fait tomber le poker dans cette catégo- rie en tirant les conséquences des aléas inhérents aux parties et qui sont indéniables. Cela n’en fait d’ailleurs pas un jeu nécessairement prohibé.Cen’estlecasquesilestroisconditionscumulativesprévues à l’article L. 322-2 du Code de la sécurité intérieure sont réunies : le jeuestoffertaupublic,legainespéréestaumoinspartiellementdûau hasard et un sacrifice financier est exigé des joueurs. Une partie de poker n’est donc constitutive d’une infraction pénale que si elle est ouverte au public et que les participants jouent de l’argent et/ou paient un droit d’entrée pour s’asseoir à la table. La raison pour la- quelle le juge répressif refuse toujours de considérer le poker comme un jeu d’adresse,quel que soit le niveau du joueur,est évidente.S’il le faisait, il lèverait la qualification pénale et permettrait à certaines parties d’être ouvertes au public sans encourir la moindre sanction. En d’autres termes, cela entraînerait la dépénalisation au moins par- tielle du poker. Cette jurisprudence a été confirmée par l’article 148 delaloino2014-344du17 mars2014relativeàlaconsommationdite « loiHamon » 4,quidisposequeconstituentunjeudehasard« toutes opérations offertes au public, sous quelque dénomination que ce soit, pour faire naître l’espérance d’un gain qui serait dû, même partielle- ment,auhasard(...) ».Désormais,lemoindreélémentdehasarddans ledéroulementd’unjeu,mêmeleplusmineur,suffitàlefaireintégrer dans la catégorie pénale très large des loteries.Le poker est donc défi- nitivement assimilable à une loterie en vertu de la loi pénale. Le savoir-faire d’un joueur, quand bien même serait-il l’élément déter- minantdesavictoirefinale,demeuresansconséquencesurlaqualifi- cation pénale. Deleurcôté,lescoursadministrativesd’appelréitèrentsystémati- quement un considérant de principe d’une remarquable clarté affir- mant que « si le jeu de poker fait intervenir des distributions aléatoires de cartes, un joueur peut parvenir, grâce à l’expérience, la compétenceetl’habiletéàatténuernotablementlecaractèrealéatoire du résultat et à accroître de façon sensible sa probabilité de percevoir des gains importants et réguliers » 5. Cela les conduit à distinguer les joueursprofessionnelsetlesjoueursamateurs.Silesgainsdesjoueurs amateurs sont considérés comme étant le fruit du hasard et ne sont 1. A. France, Les Jardins d’Épicure, Calmann-Lévy Éditions, 1895, p. 23. 2. Cass. crim., 30 oct. 2013, n° 12-84.784, FS P+B : JurisData n° 2013-023963 ; Bull. crim. n° 210 ; JCP G 2014, 201 ; D. 2013, p. 2581. 3. Initiée par Cass. crim., 28 mai 1930, Arnaud c/ M. P. : DH 1930, p. 397. – Et, dans une moindre mesure par CA Aix, 2 déc. 1914, Carles et Bonnet : D. 1917, II, p. 99. 4. L. n° 2014-344, 17 mars 2014, relative à la consommation, dite « loi Hamon » : JO 18 mars 2014, p. 5400, codifié au CSI, art. L. 322-2. 5. V. pour un ex. récent, CAA Paris, 2e ch., 22 nov. 2017, n° 17PA01787. Études 271 REVUE DE DROIT FISCAL N° 20. 17 MAI 2018 - © LEXISNEXIS SA 1 par conséquent pas imposables 6, tel n’est pas le cas de ceux des joueurs professionnels qui joueraient dans des conditions permet- tant de supprimer – ou d’atténuer très fortement – l’aléa normal des parties 7.Malheureusement,leConseild’Étatn’ajamaiseul’occasion deseprononcersurcettequestionrevêtantdesenjeuxfinancierspar- fois très importants 8, aucun contribuable ne s’étant jusqu’à au- jourd’hui pourvu en cassation dans une affaire ayant pour objet l’imposition des gains de poker. Cela est très regrettable, car quand bien même les décisions des cours administratives d’appel en la ma- tière revêtent la forme de considérant de principe, elles ne sauraient présenter la même autorité que celle d’une position explicite du Conseil d’État.Cela est d’autant plus dommage que la Haute Juridic- tion pourrait tout à fait prendre le contre-pied de cette ligne de juris- prudence et unifier le statut fiscal des joueurs de poker dans un sens ou dans un autre.En effet,le juge fiscal n’est pas tenu par la qualifica- tion imposée au juge pénal par la loi du 17 mars 2014. Certes, les divergences entre le droit fiscal et le droit pénal ne sont pas rares – notamment en matière de jeux – mais, en l’occurrence, leurs positions respectives quant au poker sont tout à fait inconci- liables. Cela ne serait d’ailleurs qu’anecdotique (les objets des deux législations étant différents, les divergences de solutions sont admis- sibles) si les conséquences juridiques pour les joueurs de poker n’étaientfortimportantes.Eneffet,cesdeuxrégimes,pourincompa- tibles qu’ils soient, n’en présentent pas moins un point commun de taille : ils sont tous les deux défavorables aux joueurs. Systématique- ment passible de sanction pénale en vertu de l’article 322-2 du Code de la sécurité intérieure, le poker engendre des gains imposables lorsque l’administration fiscale ou le juge appliquent la distinction propre au droit fiscal et estiment que l’activité du joueur est profes- sionnelle.Lesconséquencessurlerégimed’impositionsontdonctrès défavorables (1), alors que cette position ne paraît pas légitime au regard du déroulement des parties de poker (2). 1. Le sort fiscal des gains des joueurs de poker 2 - En raison du champ d’application de l’article 92 du CGI, le régime fiscal des gains perçus par un joueur de poker n’est pas le même selon qu’il est considéré par le juge comme étant amateur ou professionnel (A) ; il est donc indispensable de s’intéresser aux cri- tères et indices selon lesquels la distinction est réalisée et dont l’arti- culation s’avère complexe (B). A. - Caractère professionnel du jeu et régime fiscal des gains 3 - L’article 92 du CGI dispose que « sont considérés comme prove- nant de l’exercice d’une profession non commerciale ou comme revenus assimilés aux bénéfices non commerciaux, les bénéfices [...] de toutes occupations, exploitations lucratives et sources de profits ne se ratta- chantpasàuneautrecatégoriedebénéficesouderevenus. »Ils’agitlàde la catégorie résiduelle qui permet d’imposer les sources de revenus qui n’entrent pas dans les autres catégories existantes.La question est donc de savoir si les gains perçus par les joueurs de poker sont des bénéfices non commerciaux au sens de l’article 92 du CGI. Si la ré- ponse est positive, les joueurs doivent déclarer leurs gains qui sont le faitgénérateurdel’impositionauxBNC ;silaréponseestnégative,les gainsn’ontpasàêtredéclarésetnesontpasimposables.Celapourrait être simple mais ce n’est pas le cas parce que la réponse de l’Adminis- trationcommecelledujugefiscalvarie :silejoueurestunprofession- nel du poker, ses gains sont assimilables à des BNC, doivent être déclarésetsontimposables ;àl’inverse,silejoueurestunamateur,ses gainsnesontpasassimilablesàdesBNC,n’ontpasàêtredéclarésetne sont pas imposables. Cette distinction peut sembler étrange et il est légitimedes’interrogersursesraisonsd’être.Ellestiennentdansl’in- terprétation de l’article 92 du CGI qui différencie les revenus 9 (qui sont imposables) et les gains en capital (qui ne le sont pas lorsqu’ils sontréalisésendehorsd’uneactivitéprofessionnelle) 10.Lecritèrede cette distinction est la récurrence : pour entrer dans la catégorie des revenusimposables,lesgainsdoiventêtresusceptiblesdeserenouve- ler.Ilestàreleverquelarécurrencen’apasàêtrecertaine :lecritèreest réputé satisfait dès lors qu’il est raisonnablement probable que les gains se renouvellent, même si ce n’est pas encore le cas et ne le sera mêmejamais.Or,l’applicationducritèredelarécurrenceauxjoueurs de poker ne donne pas les mêmes résultats selon qu’il s’agit d’ama- teurs – qui sont considérés par l’administration fiscale et par le juge comme jouant au hasard – ou de professionnels qui sont réputés maîtriser les aléas du jeu. Lejoueuramateurn’auraitperçudesgainsquegrâceàunheureux hasardqui,parnature,n’estpascenséserenouveler 11.Lecritèredela récurrence n’est donc pas satisfait et les sommes gagnées sont sou- mises à un régime fiscal favorable.Cette interprétation de l’article 92 du CGI figurait d’ailleurs dans la documentation administrative de base 5 G-116, § 118 et 119 12 qui rappelle l’exclusion de l’imposition desgainstirésdela« pratique,mêmehabituelle,dejeuxdehasardtels que loteries, tombolas ou jeux divers. » Or, le poker est présumé être un jeu de hasard en vertu de l’article 126 de l’annexe IV au CGI qui dispose que « sont considérés, en principe, comme uploads/Sports/ poker-et-droit-fiscal-le-jeu-aleatoire-de-la-qualif.pdf
Documents similaires
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/YdbHFaHryvhVMwHrFyJXoUkxq3xb7q366QjA3RR0ySLNfEzKKIIs3DZrQI8huOqw7uGedzA9PGJslutPUJmOZM7e.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/AVmGaIBMSzLKGt33fhV5rz3Pm9KdxP341PUge1rZOcyqLvlNk0jgGpwSzU3ulC3uWYvqnwkIKI8PFGZdjQ5d0YmY.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/Xu2QkRxaeVYDwO2MayEXVscUc6O5Xr9yKSkiURr49tLEmNuBEMwf7uv6iYmi0toGSvcz6kwIJAVBpO3fUjdVkpi3.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/2CjcyT6wZm5imgpkYPR6DckY7FcISqzVi7lXSCAChGkVdLcJRNooWcgFdQ5vsrfNEGBaXxNGft8V8407KFhKzR5y.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/qzEaeGpkuMUkXdqMgjsBtpHmEPCHkXQTVyKs5MbBVzSia2PMkJzQ1dqyaqbUqPGEMvz2f6O0PIr0whNq1cgYVHR8.png)
-
25
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 18, 2022
- Catégorie Sports
- Langue French
- Taille du fichier 0.2991MB