Classification des Jeux par Roger CAILLOIS (Revue Synthèses. No 140-141. Janvie
Classification des Jeux par Roger CAILLOIS (Revue Synthèses. No 140-141. Janvier-Février 1958) On connaît l'extrême qualité d'attention que Roger Caillois voue aux objets qu'il appréhende, son approche du Sacré, non certes à la manière de Georges Bataille dont la philosophie du sacré est, elle, liée au primat de l'expérience intérieure, mais bien plutôt ici par un entier regard, oui le regard de Caillois qui envahit, pénètre toutes les données, tous les aspects d'un même problème du sacré, en l'occurrence, celui des Jeux : ils nous communiquent, si nous méditons sur eux, cette sorte de ferveur ou mieux peut-être d'émoi intellectuel que nous apportent aussi la poésie et certains rêves. Maurice Lambilliotte La multitude et la variété infinies des jeux font d'abord désespérer de découvrir un principe de classement qui permette de les répartir tous entre un petit nombre de catégories bien définies. En outre, ils présentent tant d'aspects différents que de multiples points de vue sont possibles. Le vocabulaire courant montre assez à quel point l'esprit demeure hésitant et incertain : en fait, il emploie plusieurs classifications concurrentes. Opposer les jeux de cartes aux jeux d'adresse n'a pas de sens, ni opposer les jeux de société aux jeux du stade. Dans un cas, en effet, on choisit comme critère de répartition l'instrument du jeu; dans un autre, la qualité principale qu'il exige; dans un troisième, le nombre de joueurs et l'atmosphère de la partie; dans le dernier enfin, le lieu où l'épreuve est disputée. En outre, ce qui complique tout, on peut jouer à un même jeu seul ou à plusieurs. Un jeu déterminé peut mobiliser plusieurs qualités à la fois ou n'en nécessiter aucune. En un même lieu, on peut jouer à des jeux fort différents : les chevaux de bois et le diabolo sont tous les deux des amusements de plein air : mais l'enfant qui jouit passivement du plaisir d'être entraîné par la rotation du manège, n'est pas dans le même état d'esprit que celui qui s'emploie de son mieux à rattraper correctement son diabolo. D'autre part, beaucoup de jeux se jouent sans instruments ni accessoires. A quoi s'ajoute qu'un même accessoire peut remplir des fonctions disparates suivant le jeu considéré. Les billes sont en général l'instrument d'un jeu d'adresse, mais l'un des joueurs peut essayer d'en deviner le nombre pair ou impair dans la main fermée de son adversaire: elles deviennent alors l'instrument d'un jeu de hasard. Je m'arrête cependant sur cette dernière expression. Pour une fois, elle fait allusion au caractère fondamental d'une sorte bien déterminée de jeux. Que ce soit lors d'un pari ou à la loterie, à la roulette ou au baccara, il est clair que le joueur observe la même attitude. Il ne fait rien, il attend la décision du sort. Au contraire, le boxeur, le coureur à pied, le joueur d'échecs ou de marelle mettent tout en œuvre pour gagner. Peu importe que tantôt ces jeux soient athlétiques et tantôt intellectuels. L'attitude du joueur est la même : l'effort de vaincre un rival placé dans les mêmes conditions que soi. Il paraît ainsi justifié d'opposer les jeux de hasard et les jeux de compétition. Surtout, il devient tentant de rechercher s'il n'est pas possible de découvrir d'autres attitudes non moins fondamentales, qui fourniraient éventuellement les rubriques d'une classification raisonnée des jeux. *** Après examen des différentes possibilités, je propose à cette fin une division en quatre rubriques principales selon que, dans les jeux considérés, prédomine le rôle de la compétition, du hasard, du simulacre ou du vertige. Je les appelle respectivement Agôn, Alea, Mimicry et Ilinx. Toutes quatre appartiennent bien au domaine des jeux : on joue au football ou aux billes ou à la loterie (alea), on joue au pirate ou on joue Néron ou Hamlet (mimicry), on joue à provoquer en soi, par un mouvement rapide de rotation ou de chute, un état organique de confusion et de désarroi (ilinx). Pourtant, ces désignations ne recouvrent pas encore en entier l'univers du jeu. Elles le distribuent en quadrants que gouverne chacun un principe original. Elles délimitent des secteurs qui rassemblent des jeux de même espèce. Mais à l'intérieur de ces secteurs, les différents jeux s'étagent dans le même ordre, selon une progression comparable. Aussi peut-on en même temps les ranger entre deux pôles antagonistes. A une extrémité règne, presque sans partage, un principe commun de divertissement, de turbulence, d'improvisation libre et d'épanouissement insouciant, par où se manifeste une certaine fantaisie incontrôlée qu'on peut désigner sous le nom de paidia. A l'extrémité opposée, cette exubérance espiègle et primesautière est presque entièrement absorbée, en tout cas disciplinée, par une tendance complémentaire, inverse à quelques égards, mais non à tous, de sa nature anarchique et capricieuse : un besoin croissant de la plier des conventions arbitraires, impératives et à dessein gênantes, de la contrarier toujours davantage en dressant devant elle des chicanes sans cesse plus embarrassantes, afin de lui rendre plus malaisé de parvenir au résultat désiré. Celui-ci demeure parfaitement inutile, quoiqu'il exige une somme constamment accrue d'efforts, de patience, d'adresse ou d'ingéniosité. Je nomme ludus cette seconde composante. Il n'est pas dans mon intention, en recourant à ces dénominations étrangères, de constituer je ne sais quelle mythologie pédante, totalement dépourvue de sens. Mais, dans l'obligation de rassembler sous une même étiquette des manifestations disparates, il m'a paru que le moyen le plus économique d'y parvenir consistait à emprunter à telle ou telle autre langue le vocable à la fois le plus significatif et le plus compréhensif possible, afin d'éviter que chaque ensemble examiné ne se trouve uniformément marqué par la qualité particulière d'un des éléments qu'il réunit, ce qui ne manquerait pas d'arriver si le nom de celui-ci servait à désigner le groupe tout entier. Chacun du reste, au fur et à mesure que je tenterai d'établir la classification à laquelle je me suis arrêté, aura l'occasion de se rendre compte par lui-même de la nécessité où je me suis trouvé d'utiliser une nomenclature qui ne renvoie pas trop directement à l'expérience concrète, qu'elle est en partie destinée à distribuer selon un principe inédit. Dans le même esprit, je me suis efforcé de meubler chaque rubrique avec les jeux en apparence les plus différents, afin de mieux faire ressortir leur parenté fondamentale. J'ai mêlé les jeux du corps et ceux de l'intelligence, ceux qui reposent sur la force à ceux qui font appel à l'adresse ou au calcul. Je n'ai pas non plus distingué, à l'intérieur de chaque classe, entre les jeux des enfants et ceux des adultes; et chaque fois que j'ai pu, j'ai recherché dans le monde animal des conduites homologues. Il s'agissait, ce faisant, de souligner le principe même de la classification proposée, qui aurait moins de portée si l'on n'apercevait pas avec évidence que les divisions qu'elle établit, correspondent à des impulsions essentielles et irréductibles. a) Catégories fondamentales. Agôn. — Tout un groupe de jeux apparaît comme compétition, c'est-à-dire comme un combat où l'égalité des chances est artificiellement créée pour que les antagonistes s'affrontent dans des conditions idéales, susceptibles de donner une valeur précise et incontestable au triomphe du vainqueur. Il s'agit donc chaque fois d'une rivalité qui porte sur une seule qualité (rapidité, endurance, vigueur, mémoire, adresse, ingéniosité), s'exerçant dans des limites définies et sans aucun secours extérieur, de telle façon que le gagnant apparaisse comme le meilleur dans une certaine catégorie d'exploits. Telle est la règle des épreuves sportives et la raison d'être de leurs multiples subdivisions, qu'elles opposent deux individus ou deux équipes (polo, tennis, football, boxe, escrime), ou qu'elles soient disputées entre un nombre indéterminé de concurrents (courses de toute espèce, concours de tir, golf, athlétisme). A la même classe appartiennent encore les jeux où les adversaires disposent au départ d'éléments exactement de même valeur et de même nombre. Le jeu de dames, les échecs, le billard en offrent des exemples parfaits. La recherche de l'égalité des chances au départ est si manifestement le principe essentiel de la rivalité qu'on la rétablit par un handicap entre des joueurs de classe différente, c'est-à-dire qu'à l'intérieur de l'égalité des chances d'abord établie, on ménage une inégalité seconde, proportionnelle à la force relative supposée des participants. Il est significatif qu'un tel usage existe aussi bien pour l'agôn de caractère musculaire (les rencontres sportives) que pour l'agôn du type le plus cérébral (les parties d'échecs, par exemple, où l'on fait avantage au joueur le plus faible d'un pion, d'un cavalier, d'une tour). Si soigneusement qu'on essaie de la ménager, une égalité absolue ne semble pourtant pas entièrement réalisable. Quelquefois, comme aux dames ou aux échecs, le fait de jouer le premier procure un avantage, car cette priorité permet au joueur favorisé d'occuper des positions-clés ou d'imposer sa stratégie. A l'inverse, dans les jeux à enchères, qui déclare le dernier, profite des indications que lui fournissent les annonces de ses adversaires. De même, au croquet, sortir le dernier multiplie les ressources du joueur. Dans les rencontres sportives, l'exposition, le fait d'avoir le soleil de face ou de dos; le uploads/Sports/ roger-caillois-classification-des-jeux-1958.pdf
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- Publié le Dec 19, 2021
- Catégorie Sports
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