4. Les discours sur l’imitation et le Beau idéal 1 4.1. PHILOSTRATE l’ancien, V

4. Les discours sur l’imitation et le Beau idéal 1 4.1. PHILOSTRATE l’ancien, Vie d’Apollonios de Tyane [v. 217-245] Cependant il dit à Damis : « Crois-tu qu’il y ait un art de peindre ? ― Oui, s’il y a une vérité. ― Et que fait cet art ? ― Il mêle les couleurs entre elles, le bleu avec le vert, le blanc avec le noir, le rouge avec le jaune. ― Et pourquoi les peintres font-ils ce mélange ? Est-ce seulement pour donner à leurs tableaux de l’éclat, comme font les femmes qui se fardent ? ― C’est pour mieux imiter ; pour mieux reproduire, par exemple, un chien, un cheval, un homme, un vaisseau et tout ce qu’éclaire le soleil. La peinture va même jusqu’à représenter le soleil, tantôt monté sur ses quatre chevaux, comme on dit qu’il apparaît ici, tantôt embrassant le ciel de ses rayons, et colorant l’éther et les demeures des dieux. ― La peinture est donc l’art d’imiter ? ― Pas autre chose. Si elle n’était pas cela, elle ne ferait qu’un ridicule amas de couleurs assemblées au hasard. ― Ce que nous voyons dans le ciel, alors que les nuages, se séparant, forment des centaures, des chimères, et même, par Zeus ! des loups et des chevaux, ne sont-ce pas là des œuvres d’imitation ? ― Apparemment. ― Dieu est donc peintre, Damis ? Il quitte donc le char ailé sur lequel il s’en va réglant toutes les choses divines et humaines, pour s’amuser à peindre des bagatelles, comme des enfants sur le sable ? » Damis rougit en voyant à quelle absurde conséquence aboutissait sa proposition. Cependant Apollonios ne le reprit point avec dédain, car il n’avait rien d’amer dans sa discussion. « Ne veux- tu pas dire plutôt, Damis, que ces nuages courent au hasard à travers le ciel, sans rien représenter, du moins sans que Dieu en ait voulu faire des images, et que c'est nous, portés comme nous sommes à l’imitation, qui imaginons et créons ces images ? ― C’est plutôt cela, Apollonios : c’est bien plus vraisemblable et plus conforme à la raison. ― Il y a donc deux imitations, Damis, l’une qui consiste à représenter les objets à la fois avec l’esprit et avec la main, c’est la peinture ; l’autre par laquelle l’esprit seul les représente ? ― Il n 'y en a pas deux, dit Damis : il n’y en a qu’une, laquelle est complète et s’appelle la peinture : c’est celle qui peut représenter les objets à la fois avec l’esprit et avec la main. L’autre n’est qu’une partie de celle-ci : c’est par elle que, sans être peintre, on conçoit et l’on se représente des figures ; mais on serait incapable de les tracer avec la main. ― Est-ce parce que l’on est manchot ou estropié ? ― Nullement, mais parce que l’on n’a jamais touché ni crayon, ni pinceau, ni couleurs, et qu’on n’a pas étudié la peinture. ― Donc, Damis, nous sommes d’accord sur ce point que le génie de l’imitation vient de la nature, et la peinture, de l’art. Ce que nous avons dit pourrait de même s’appliquer à la sculpture. La peinture elle-même n’est pas toute, selon vous, je pense, dans le mélange des couleurs : car une seule couleur suffisait aux peintres anciens : ce n’est que plus tard qu’on en a employé quatre, puis un grand nombre1. D’ailleurs, un dessin où sont marqués l’ombre et la lumière, même sans 1 Cf Pline, Histoire naturelle, XXX, 32 : « C’est avec quatre couleurs seules, pour les blancs celui de Mélos, pour les jaunes le sil attique, pour les rouges la sinopis du Pont, pour les noirs l’atrament, qu’Apelle, Action, Mélanthios, Nikomachos ont exécuté leurs œuvres immortelles, peintre des plus illustres dont un seul tableau s’achetait au prix 4. Les discours sur l’imitation et le Beau idéal 2 l’emploi des couleurs, n’est-ce pas de la peinture ? Dans de tels dessins, en effet, on voit la ressemblance, la figure, le caractère, la modestie ou la hardiesse : cependant la couleur y fait défaut, le teint n’y est pas représenté, ni le luisant de la chevelure ou de la barbe ; avec une seule et même teinte le basané et le blanc se trouvent figurés. Par exemple, n’employons que le blanc pour peindre cet Indien, il paraitra cependant noir ; le nez camard, les cheveux crépus, les joues saillantes et une certaine expression dans les yeux, tout cela noircit les traits que l’on voit blancs et représente un Indien à tout œil un peu exercé. Aussi dirai-je volontiers que celui qui regarde un tableau doit avoir, lui aussi, la faculté d’imiter. On ne saurait, en effet, donner des éloges à un peintre figurant un cheval ou un taureau, si l’on ne se représente l’animal ainsi peint. Le moyen d’admirer l’Ajax furieux de Timo-machos2, si on ne le voit en esprit, après le massacre des troupeaux près de Troie, assis, désespéré, tout plein de la pensée du suicide ? Quant à ces bas- reliefs de Porus, nous ne les classerons exclusivement ni parmi les sculptures, car on les dirait peints, ni parmi les peintures, car ils sont en métal ; mais nous dirons que leur auteur était à la fois un peintre et un sculpteur. Il me fait penser à l’Hephaistos d’Homère, et son œuvre me rappelle le bouclier d’Achille : là aussi l’on voit des hommes qui tuent et des hommes qui meurent, et l’airain représente une terre ensanglantée. [...] Source : Philostrate l’Ancien, Vie d’Apollonios de Tyane [v. 217-245], extrait rééd. In Jacqueline Lichtenstein (dir.), La Peinture, Paris, Larousse, coll. Textes essentiels, 1995, p. 265-266. des trésors d’une ville. » Cité dans le Recueil Millet, p. 9. Dans une note (3) à ce passage de Pline. A. Reinach précise que : « À l’époque de Pline, ajoute plus loin A. Reinach, les peintres se servaient de près de vingt couleurs, tant naturelles qu’artificielles. » 2 Peintre contemporain de César. uploads/s3/ 4-1-philostrate 1 .pdf

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