DANS LE CIEL, UN DÉTOURNEMENT DE LA FIGURE DE L’EKPHRASIS Quand, le soleil perç
DANS LE CIEL, UN DÉTOURNEMENT DE LA FIGURE DE L’EKPHRASIS Quand, le soleil perçant déjà, la rivière dort encore dans les songes du brouillard, nous ne la voyons pas plus qu’elle ne se voit elle-même. Ici c'est déjà la rivière, mais là la vue est arrêtée, on ne voit plus rien que le néant, une brume qui empêche qu'on ne voie plus loin. À cet endroit de la toile, peindre ni ce qu’on voit puisqu’on ne voit rien, ni ce qu’on ne voit pas, puisqu’on ne doit peindre que ce qu’on voit, mais peindre qu’on ne voit pas, que la défaillance de l’œil qui ne peut pas voguer sur le brouillard lui soit infligée sur la toile comme sur la rivière, c'est bien beau1. Claude Monet, Bras de Seine près de Giverny, brouillard La représentation de la peinture dans la littérature repose sur des procédés récurrents par lesquels l’écrivain tente de rivaliser avec le peintre dans l’art de produire des images. Par sa capacité à placer la peinture sous les yeux du lecteur, la description de tableaux est la forme privilégiée, voire attendue, de la transposition d’art. En effet, cette figure, que la rhétorique nomme ekphrasis2, possède des caractéristiques analogues à celles de l’hypotypose3 en raison de son lien avec le sens de la vue4. Octave Mirbeau maîtrise admirablement cette pièce virtuose5 dans ses chroniques esthétiques6. Il y développe une écriture picturale sophistiquée, aux variations poétiques et au vocabulaire érudit7, dans la tradition de l’ut pictura poesis. Les descriptions des jardins de Monet imitant le principe des séries impressionnistes, ainsi que les ekphraseis de En canot sur l’Epte ou encore de la Jeune fille à l’ombrelle8, sont des exemples parmi bien d’autres d’un style répondant aux valeurs de l’écriture artiste9 définie par Edmond de Goncourt. De même, parce qu’il met en scène les personnages du peintre et de l’écrivain, le roman d’art10 réserve généralement une place essentielle à la description de tableaux. Publié dans L’Écho de Paris de septembre 1892 à mai 1893, Dans le ciel sollicite un vaste héritage allant du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac à L’Œuvre de Zola. Toutefois, ce roman s’inscrit à 1 contre-courant de la tradition de l’ekphrasis. Alors que le lecteur s’attend à une démonstration de l’art de l’écrivain, Mirbeau le déçoit en réduisant les effets rhétoriques au minimum. On constate aussi que la description picturale ne s’adonne pas à la dramatisation de la chose représentée. Si l’ekphrasis consiste à narrativiser un support pictural, le transfigurant en action, fournissant de surcroît une interprétation de la psychologie des personnages du tableau, ce dispositif s’absente de Dans le ciel. La définition canonique de l’ekphrasis comme mise en image d’une peinture y est donc ébranlée au point de former ce que l’on pourrait appeler une rhétorique de l’anti-vision11. L’ekphrasis, reflet des bouleversements picturaux au XIXe siècle L’ekphrasis se réduit à quelques lignes dans le roman Dans le ciel, comme le montre cette description d’une toile de Turner : Tu ne connais pas cette toile de Turner ?… Au bas de la toile, des choses flottantes, rousses, dorées. On ne sait pas si c’est des arbres, des écharpes, des figures, des nuées ! … Et puis, au-dessus, des blancheurs profondes, infinies, des tournoiements de lumière… Eh bien, voilà ce que je voudrais faire, comprends-tu ? Des toiles, où il n’y aurait rien ! … Oui, mais est-ce possible ?… (Dans le ciel, p. 10712). William Turner, Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain, vers 1845, Huile sur toile, Paris, Musée du Louvre. Selon notre hypothèse, cette ekphrasis représente un tableau existant, Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain de Turner. Cette œuvre posthume fait partie d’un ensemble inachevé13, ce qui n’est pas sans rappeler les toiles avortées et les esquisses de Lucien. Elle fut acquise par le collectionneur Camille Groult, qui exposa en 1890 à Paris quelques œuvres tardives du peintre14. Edmond de Goncourt relate dans son Journal sa visite chez Groult et raconte avoir été particulièrement frappé par ce tableau : Une après-midi passée devant les tableaux anglais de Groult. […] Il y a parmi ces toiles, un Turner : un lac bleuâtre éthéré, aux contours indéfinis, un lac lointain, sous un coup de jour électrique, tout au bout de terrains fauves. Nom de Dieu ! Ça vous fait mépriser l’originalité de quelques uns de nos peintres originaux d’aujourd’hui.15 Nous pouvons donc supposer que c’est chez Camille Groult que Mirbeau l’a découvert et qu’il le retranscrira deux ans plus tard dans son roman. Cette ekphrasis incarne les bouleversements des repères narratifs en peinture au début du XIXe siècle, entreprise initiée par Turner qui s’actualisera avec les travaux des impressionnistes, puis l’art abstrait. En effet, les courants dominants de la seconde moitié du 2 XIXe siècle, l’Académisme, le Préraphaélisme, et le Naturalisme, placent la scène représentée au centre de la toile, qu’elle soit issue de l’Histoire, de la mythologie, ou de la vie quotidienne. Les œuvres de Turner sont d’une modernité sans précédent en ce que le sujet peint n’est pas l’intérêt premier du tableau. Ce sont avant tout les effets atmosphériques sur les objets du monde qui constituent l’enjeu majeur des toiles. La peinture des changements imperceptibles de la lumière sera également l’entreprise des impressionnistes, qui reproduisent des centaines de fois le même thème en variant l’éclairage. Comme Turner, ils se donnent pour objectif de faire disparaître le sujet de la toile au profit de la matière picturale, à savoir la couleur et la touche. Ce nouveau langage a opéré un décentrement de l’objet représenté vers la manière de le représenter. Le tableau impressionniste se pense donc comme une exhibition de sa représentation. Dans un système de correspondances entre littérature et peinture, Dans le ciel reflète ce détournement du sujet pictural. Tandis que l’ekphrasis est généralement un extrait autonome d’une certaine longueur, une occasion pour l’écrivain de rivaliser avec le peintre, la description du tableau de Turner se réduit à trois courtes phrases. Mirbeau opacifie cette référence en ne mentionnant pas son titre et en délivrant peu d’indices susceptibles de garantir l’identification. Cela semble paradoxal, d’autant que le personnage de Lucien invite à reconnaître l’œuvre citée : « Tu ne connais pas cette toile de Turner ?… ». Dès lors, cette description allusive et laconique est analogique du caractère insaisissable du tableau du peintre anglais. L’aspect vaporeux de ce paysage presque indiscernable se transpose dans l’ekphrasis par une saturation de procédés exprimant l’indétermination. L’emploi d’un lexique à caractère indéfini, comme les expressions « choses », « on ne sait pas », ou encore l’article indéfini « des », souligne l’impossibilité pour le narrateur de nommer ce qu’il voit. À ce titre, il est intéressant de comparer les descriptions du tableau par Goncourt et par Mirbeau. Tous deux font ressortir l’imprécision des formes par les termes « éthéré », « contours indéfinis », « des choses flottantes », et insistent sur la couleur, « bleuâtre », « fauves » chez Goncourt, « rousses, dorées », « blancheurs » chez Mirbeau. Cependant, on note que, contrairement au premier, Mirbeau ne mentionne pas les référents, le « lac » et les « terrains fauves », il se contente d’évoquer le tableau au moyen de la couleur, se refusant à nommer avec exactitude ce que l’on voit, car l’objet est rendu méconnaissable pour le spectateur. Ceci est confirmé par l’énumération « on ne sait pas si c’est des arbres, des écharpes, des figures, des nuées !… », qui dissout le référent dans un tout indéterminé. Cette impuissance descriptive apparaît singulière car, non seulement le spectateur peut facilement identifier le sujet peint malgré le brouillard, mais il est surtout renseigné par le titre du tableau. Par conséquent, cette ellipse marque le détournement de l’objet peint au profit de la peinture elle-même. Comme le matérialise l’adjectif substantivé « blancheurs », qui perd ici son caractère qualifiant, la matière picturale se substitue au référent. Ainsi Mirbeau choisit-il d’insister sur les effets atmosphériques, véritable sujet de l’œuvre. En effet, la confusion graphique entre les espaces du ciel et de la terre se voit transposée dans l’écriture au moyen de la juxtaposition des termes « arbres », objet concret enraciné, et « nuées ». Ces termes encadrant l’énumération simulent une progressive dématérialisation et observent une direction ascendante, alors qu’il s’agit de la partie inférieure du tableau. Comme dans la toile de Turner, les deux plans dépeints se fondent en une seule surface. En opposition à une rhétorique de la vision, cette description laconique déploie une isotopie de l’indétermination visant à empêcher toute mise en image du tableau. L’ekphrasis perd ainsi son autonomie16, car la connaissance de l’œuvre réelle devient nécessaire à l’appréhension de cette description. Le tableau de Turner que Mirbeau se refuse à « re-présenter » conserve ses privilèges, signe d’une supériorité de la peinture sur la littérature : 3 D’ailleurs, la peinture, moins accessible à l’esprit de l’homme que la poésie, parce qu’elle est moins explicative et plus suggestive, dispose de moyens plus puissants dans l’expression d’un sentiment ou uploads/s3/ maeva-monta-quot-dans-le-ciel-quot-un-detournement-de-la-figure-de-l-x27-ekphrasis.pdf
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- Publié le Nov 03, 2022
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