218 – janvier/février 2010 Musique Bretonne 31 Point de vue R ésumé de l’épisod

218 – janvier/février 2010 Musique Bretonne 31 Point de vue R ésumé de l’épisode précé- dent : en musique tradition- nelle, l’air (aussi appelé le ton, le timbre, la mélodie) ne serait donc qu’un des éléments du cadre, au même titre que, par exemple, la fonction de la musique: à danser telle ou telle danse, à mar- cher de telle ou telle manière, à écouter dans telle ou telle circons- tance… Dans ce cadre (qu’on peut réduire pour simplifier à un air + une fonction), les notes bien calibrées et les rythmes simplistes du solfège ne participent à l’action qu’à la marge. En temps réel, le musicien invente sa musique, improvisant à partir d’un vocabu- laire qui ne se réduit pas à des for- mules mélodico-rythmiques. Examinons certains éléments mis en jeu par cette improvisation non- mélodique. Il ne s’agit pas de para- mètres secondaires mais bien, dans cette perpective, du vocabulaire musical qui constitue le discours lui-même. Où sont les ressources de la musique traditionnelle? Erwan Burban poursuit la réflexion entamée dans le dernier numéro et débute dans ce deuxième volet l’inventaire des paramètres qui permettent l’improvisation non-mélodique. Au premier rang de ceux-ci : les ressources rythmiques. En quête de style 2e partie : Les ressources rythmiques Illustration d’après une photo de Myriam Jégat. 218 31-33 En quête 2a:MB218 31-33 31/12/09 23:43 Page31 Musique Bretonne 218 – genver/c’hwevrer 2010 32 point de vue Savboent Binaire-ternaire ? Egal-inégal ! Initialement, le terme “binaire” indique que le temps qui s’écoule entre deux pulsations (la durée d’un temps) est divisé en deux parties égales, un son occupant la première partie et un autre la seconde. Le terme “ternaire” indique, lui, que le temps est divisé en trois parties, elles aussi égales. Si l’emploi de ces deux termes en restait à ce sens premier, on ne les entendrait pas si souvent ! Deux notes, trois notes, quatre, cinq même, ça n’a pas grande importance. Ce qui se cache der- rière l’usage abusif (et abusant, surtout !) de ces deux termes (binaire-ternaire), c’est la question de l’égalité de placement des notes entre deux pulsations. Les diffé- rentes notes jouées pendant la durée d’un temps sont-elles répar- ties de manière égale ou inégale? Si les notes sont placées de manière égale, certains musiciens utilisent parfois des expressions imagées comme “jouer méca- nique”, “rouler” ou “jouer droit”. On pourrait aussi dire “jouer frac- tion”, mais ça rappellerait des mauvais souvenirs de cours de maths. En effet, quand on joue ainsi, les notes occupent chacune une fraction de la durée entre deux pulsations, égale au nombre de notes. Deux notes d’1/2 temps chacune, trois notes d’1/3 de temps chacune, quatre notes d’1/4 de temps chacune, etc. Exemple avec quatre notes (schéma no1). Si les notes sont réparties de manière inégale, l’appellation “ter- naire”, très fréquente, prête à confusion. Employer le terme “jeu ternaire” pour parler du placement de deux ou quatre notes suppose- rait que celles-ci soient réparties suivant la règle du 2/3-1/3 (schéma no2). Ce supposé jeu “ternaire”, je ne l’ai jamais entendu plus d’un temps ou deux. Ceci dit, nous ne sommes pas à l’abri d’une mode, des musiciens égarés pourraient un jour prendre au mot l’expres- sion “jouer ternaire”! Ce qui est désigné abusivement sous le terme de ternaire, c’est le jeu “swingué”, “chaloupé”, plus ou moins “pointé”, que les musiciens baroques qualifient d’“inégal”. La répartition des notes au sein du temps est en effet inégale, elle se fait dans toute la zone comprise entre “un peu en retard par rap- port à la répartition égale” et “encore plus tard que la réparti- tion ternaire”. Prenons pour sim- plifier le cas d’un temps pendant lequel sont placées deux notes (schéma no3). Les logiciels de création musicale comme les sampleurs ont une fonction qui permet d’introduire no1 <- pulsation 1 <- pulsation 2 J'é tais chez mon père …égal <- pulsation 1 <- pulsation 2 …"ternaire" (jamais joué durable- ment) J'é tais chez mon père <- pulsation 1 <- pulsation 2 J'é tais chez …"binaire" …égal J'é tais chez …inégal (mini) J'é tais chez …inégal (max) …zone de "placement inégal" pos- sible de la 2e note J'é tais …placement ternaire : n'est qu'un des placements possibles <- pulsation 1 <- pulsation 2 J'é-é-é tais-è-è chez-é mon-on (père) …long J'é (…) tais (…) chez (…) mon (…) (père) …court no2 no3 no4 218 31-33 En quête 2a:MB218 31-33 31/12/09 23:43 Page32 une dose plus ou moins grande d’inégalité dans le placement des notes. Cette fonction porte un nom intéressant : “humanisation”. Long-court1 On aborde là un paramètre pro- blématique, car existant dans la musique néo-classique mais avec un statut différent. Dans le cours d’une phrase musicale, les notes qui se succèdent peuvent être col- lées les unes aux autres ou, au contraire, séparées par du silence (schéma no4). Dans ce schéma no4 (et aussi plus loin dans le texte), le son tenu (sans changement de hauteur) est repré- senté par la répétition de la voyelle, il ne s’agit pas d’un mélisme. Le silence entre deux sons est repré- senté par le signe (…). Entre le “long” et le “court” présentés ici, il y a bien sur toute la gamme des “plus ou moins longs” possibles… Dans la musique classique et dans les musiques populaires “modernes” (ou, pour être plus précis, “industrielles”), ce critère existe également : une note peut être courte (ce qui est noté sur partition par un point sur la note) ou longue (noté par un trait sur la note). Ce critère existe donc bien, mais il n’a pas de sens, il est en quelque sorte cosmétique. Il n’est qu’un paramètre secondaire, qui ne fait que donner un certain caractère à ce qui est dit. Et ce qui est dit, ce sont des phrases mélo- diques (hauteurs) structurées par des formules rythmiques et colo- risées par de l’harmonie. A l’inverse, en musique tradition- nelle, le fait de jouer “plus ou moins long” est un élément du vocabulaire musical dont se saisit le musicien pour mener ceux qui l’écoutent par le bout de l’oreille. Ce paramètre de longueur des sons est aussi problématique pour la musique qu’il l’est pour l’ap- prentissage des langues. Ainsi, par exemple, pour le breton comme pour le latin, la longueur d’une voyelle change le sens du mot ou sa fonction dans la phrase : “kan” (kãããn) n’est pas “kann” (kãnnn). En tant que francophone, il faut donc se créer une nouvelle case dans la tête, même si, par ailleurs, on joue avec les longueurs de voyelles dans sa langue maternelle. On allonge bien parfois une voyelle (“mais-è-è-è oui”), ce qui change le caractère de la prise de parole (par rapport à un bref “mais oui”), mais il s’agit toujours du même mot. Il faut donc accepter, intégrer puis s’emparer de ce nouvel élé- ment de vocabulaire qui, dans la culture d’origine de la plupart d’entre nous (culture musicale industrielle), existe bien, mais en tant que colorant et non en tant qu’ingrédient ! Reprenons par exemple notre J’étais chez mon père et faisons le jouer sur un mouvement mélo- dique simple, par un musicien qui a du “style”. Il pourrait jouer par exemple : ré (court)-mi (court)- fa (court)-mi (long)-ré. Dans toutes les musiques dont sont abreuvées nos oreilles à lon- gueur de journée, une telle finesse dans la gestion des longueurs ne s’entend jamais. En musique tra- ditionnelle digne de ce nom, c’est par contre la moindre des choses que d’utiliser finement ce para- mètre. Certains danseurs ne s’y trompent pas quand ils perçoivent, par exemple, un effet de retard, une sensation de suspension imprévue, sans que le tempo ait ralenti pour autant : il s’agit alors bien souvent d’une note longue bien placée et subtilement pré- parée. Mais pour une oreille for- matée par la musique écrite, il faut bien des efforts pour entendre autre chose que les hauteurs (ré- mi-fa-mi). Quand bien même le musicien jouerait avant tout des longueurs (court-court-court-long). Arrive alors l’inévitable question de la conscience de l’interprète : l’interprète lui-même a-t-il conscience de jouer avec les lon- gueurs plus qu’avec les hauteurs? Non. Il faut l’espérer en tous cas, sauf s’il est en train de travailler ses gammes… de longueurs2. Au moment de jouer “pour de bon”, il s’agit bien d’improviser : ce n’est plus le moment de réfléchir et de vouloir faire ceci ou cela. C’est juste le moment de le faire, aussi intuitivement que possible. Encore faut-il avoir les oreilles et la technique suffisamment éman- cipées pour saisir intuitivement d’autres outils que les deux pin- ceaux usés de la vieille musique de notes. Je poursuivrai donc, dans le prochain article, cette tentative d’inventaire partiel et personnel de la caisse à outils laissée par les interprètes issus de la tradition. Erwan Burban 1 Le couple “binaire-ternaire” désignait une alternative (comme un bouton à enfoncer): jouer égal ou jouer plus ou moins inégal. Le couple “long-court”, lui, ne désigne que les deux extrêmes d’un seul et même élément (comme un bouton à tourner) : la uploads/s3/ en-quete-de-style-part2.pdf

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