L’artsite et ses "modèles". Jean-Claude Moineau English version Face à la crise

L’artsite et ses "modèles". Jean-Claude Moineau English version Face à la crise que traversent aujourd’hui non seulement l’art politique ou l’art critique (ce qui n’est pas du tout la même chose) mais bien l’art contemporain en tant que tel (si tant est que l’« état » de crise n’ait pas toujours constitué l’état « normal » de l’art, que l’art n’ait pas toujours été en crise permanente, crise qui se serait seulement accéléré, voire emballé, ces derniers temps, certains entendent en revenir à la vieille opposition (propre aux avant- gardes) art-document ou, du moins à la forme documentaire qui a dominé la dernière Documenta de Kassel. Ce que l’art ne pourrait pas, le document ou tout du moins l’art documentaire le pourrait. Comme si le document n’était pas en même temps quelque part toujours fictionnel. Comme si tout document n’était pas lui-même suspect. Comme si la prétendue « objectivité » ou la prétendue « transparence » du document n’étaient pas suspectes, tout comme s’avère éminemment suspecte cette bonne vieille notion d’expérience esthétique ici et maintenant, non médiatisée, à laquelle entendent s’accrocher les détracteurs de la forme document, tel Nicolas Bourriaud dans le catalogue de la dernière biennale de Lyon [1]. D’où, comme à l’époque de la revue Documents de Georges Bataille, la référence extra artistique aux sciences et tout particulièrement à l’anthropologie, la recherche par l’art de modèles extra artistiques, tout particulièrement du modèle anthropologique ou, si l’on préfère, du « paradigme anthropologique », même si la notion de paradigme a quelque chose de par trop exclusif pour être utilisée sans précaution (ce qui, selon Thomas S. Kuhn [2] lui-même, relèverait d’un usage abusif). Ce dans le sillage de deux articles. Le premier est celui de l’artiste néo-avant-gardiste conceptuel Joseph Kosuth de 1974, L’Artiste comme anthropologue [3]. Article sans doute quelque peu confus comme souvent les écrits d’artistes, tout particulièrement des artistes conceptuels. Article qui entend instaurer une coupure (en un sens quasi- althussérien) entre un « art anthropologisé » et les « formes » qui l’ont précédé, qualifiées de « naïves », de l’activité artistique, y compris celles de l’art conceptuel antérieur. Ce encore que, pour Kosuth, c’était l’art antérieur qui était basé sur ce qu’il appelle le « paradigme scientifique », qui relevait selon lui du scientisme, tandis qu’au contraire l’art anthropologisé couperait avec ce paradigme. Alors, soutient Kosuth, que l’anthropologue est un homme de science et, en tant que tel, se situe en dehors de la culture qu’il étudie, attitude que Kosuth qualifie de « désengagée », en revanche l’artiste comme anthropologue opère à l’intérieur de son propre contexte socioculturel dans lequel il se trouve totalement immergé (sans que Kosuth prenne en compte le caractère décontextualisant qui est celui de l’institution muséale au sein de laquelle, en tant qu’artiste néo- avant-gardiste, il continue à opérer), l’artiste comme anthropologue est un artiste que Kosuth qualifie d ‘ « engagé » (avec le caractère intentionnel que cela implique), sans pour autant, comme l’ « artiste protestataire », qu’il recoure à des sujets politiques ou esthétise l’action politique. Alors que l’anthropologue cherche à comprendre les autres cultures, l’artiste, dit Kosuth, est au contraire celui qui « intériorise » l’activité culturelle de sa propre société. Aussi l’artiste comme anthropologue peut- il être capable d’ accomplir ce que l’anthropologue a toujours échoué à faire. Ce qui implique donc, paradoxalement, pour Kosuth, la supériorité de l’artiste comme anthropologue sur l’anthropologue son « modèle ». Le deuxième article est celui du critique américain Hal Foster, auteur qui s’est fait à la fois le théoricien de ce qu’il a appelé la deuxième génération néo-avant-gardiste (Daniel Buren - Michael Asher…) cherchant à mener la critique de l’ institution artistique de l’intérieur même de celle-ci, et le compagnon de route de ce qu ‘il a désigné à l’époque comme le post-modernisme radical —celui des Pictures Artists regroupés autour de Douglas Crimp et de Rosalind Krauss— par opposition aux trans-avant-gardistes et autres représentants de ce que Raymonde Moulin a appelé l’art pour le marché des années 80. Article intitulé donc L’Artiste comme ethnographe ou la « fin de l’histoire » signifie-t- elle le retour à l’anthropologie ? [4]. Où l’on notera que le titre de l’article fait référence à la crise post-moderne de l’histoire —tant histoire continuiste à l’ancienne qu’histoire discontinuiste, « structurale », voire immobile—, à la tentation qui était alors celle d’une post-histoire. Histoire opposée ici non tant comme chez Michel Foucault, quelle que soit sa dette envers la « nouvelle histoire », à l’archéologie —même si a pu aussi faire jour dans l’ art récent un paradigme (ou, du moins, un candidat au titre de paradigme) archéologique— qu’à l’anthropologie, sans se borner pour autant à reproduire l’opposition qui avait prévalu dans les sixties entre histoire et structure puisque, dans ses développements, Foster entend prendre en compte une anthropologie qui ne soit plus simplement l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss. Foster ne se bornant de toute façon pas dans son texte à faire l’apologie de l’ anthropologie et encore moins de l’artiste comme anthropologue ou comme ethnographe mais cherchant à avoir un regard effectivement critique tant sur l’anthropologie (en prenant en compte les débats internes au champ anthropologique, ce qu’il caractérise, de façon demeurant malgré tout quelque peu moderniste, comme pratique autocritique de la part de l’anthropologie, autocritique qui, dit-il, a pu contribuer à la rendre attrayante aux yeux des artistes qui ont adopté le paradigme de l’artiste comme anthropologue) que sur l’artiste comme anthropologue. Tout comme je ne me bornerai pas à reprendre à mon compte l’article de Foster —si incontournable, sans doute, soit-il— mais en tenterai ici une lecture critique. Le titre de l’article est bien entendu calqué sur celui de Walter Benjamin, L’Artiste comme producteur [5]. Texte dans lequel Benjamin soutient que l’artiste qui se veut « solidaire avec le prolétariat » —selon les termes consacrés à l’époque— ne saurait se borner à propager un « contenu politiquement juste » —si tant est que cela existe— mais doit être « artistiquement juste ». « Avant de me demander : quelle est la position d’une œuvre à l’ égard des rapports de production de l’époque, je voudrais demander : quelle est sa place dans ces mêmes rapports ? Cette question vise directement la fonction qui revient à l’œuvre au sein des rapports de production littéraires (ou plus généralement artistiques) des œuvres. Autrement dit, elle vise directement la technique littéraire (ou artistique) des œuvres ». Nul économisme en cela puisque, pour Benjamin, à la différence du marxisme orthodoxe, l’art ne se borne pas à être superstructurel mais inclut ce que Benjamin appelle les rapports de production littéraires ou artistiques (même si Benjamin ne parvient pas à échapper à tout déterminisme technique, quel que soit le rapport dialectique qu’ entretiennent selon lui « forces de production techniques » non spécifiquement artistiques— et « rapports de production artistiques »). Ce qu’Hal Foster interprète pour sa part d’une façon qui tout à fait contestable à partir de la conception productiviste telle qu’elle avait été défendue en URSS au lendemain de la révolution par les constructivistes devenus productivistes, conception selon laquelle l’artiste d’avant-garde (au sens tant artistique que politique, sens de toute façon inséparables) ne doit pas se contenter de se ranger « aux côtés du prolétariat » mais doit se muer lui-même en prolétaire, s’assimiler à un producteur au sens fort du mot, doit résoudre la contradiction artiste/producteur. Ce encore que le productivisme ramenait habituellement cette conception à celle de l’artiste ingénieur, ce qui fait que les dadaïstes Raoul Hausmann et sa compagne d’alors Hannah Höch avaient beau jeu de reprocher à la conception productiviste de continuer à mettre en avant la « maîtrise » —là encore dans tous les sens du mot— et lui opposaient la conception de l’artiste comme monteur, qui se borne à juxtaposer des fragments récupérés dans la production industrielle sans chercher en quoi que ce soit à les réconcilier, donc sans s’embarrasser de raccords (conception généralisée par la suite par Ernst Bloch [6], mais sans sa référence prolétarienne). Ce alors que Foster se croit autorisé à retrouver —tout à fait hors de propos à mon sens— des vestiges du « paradigme productiviste » jusqu’à dans l’acte sculptural tel que repensé –élargi— dans les années 60 par un Richard Serra et dans la notion de « production textuelle » défendue par Tel Quel dans les mêmes années. Sur quoi Foster n’en fait pas moins état des critiques à l’encontre du paradigme productiviste qui se seraient élevées à la même époque, principalement, dit-il, de la part de Jean Baudrillard, même si la critique de Baudrillard portait en fait non tant sur le productivisme que sur le fonctionnalisme, ce qui n’est pas du tout la même chose. Critiques qui, selon Foster, auraient entraîné le passage du paradigme productiviste à un « paradigme situationniste » demeurant mal défini et ce quand bien même la critique de Baudrillard n’a pas épargné les situationnistes eux-mêmes. Mais toujours est-il que, selon Foster, l’on assisterait, depuis la deuxième moitié des années 80, uploads/s3/ jean-claude-moineau.pdf

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