Gérard Le Don Structures et significations de l'imagerie médiévale de l'enfer I

Gérard Le Don Structures et significations de l'imagerie médiévale de l'enfer In: Cahiers de civilisation médiévale. 22e année (n°88), Octobre-décembre 1979. pp. 363-372. Citer ce document / Cite this document : Le Don Gérard. Structures et significations de l'imagerie médiévale de l'enfer. In: Cahiers de civilisation médiévale. 22e année (n°88), Octobre-décembre 1979. pp. 363-372. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1979_num_22_88_2123 MÉLANGES Structures et significations de l'imagerie médiévale de l'enfer L'imagerie de la littérature comme celle de l'iconographie, pourtant très riches, de l'enfer médiéval ont encore suscité peu de recherche systématique : les ouvrages qui leur sont consacrés en établissent l'existence, le texte, la chronologie, et souvent s'en tiennent à une approche descriptive, parfois compar ative, des œuvres et des thèmes. Ces études se doivent de considérer un objet clairement défini, et fermé sur lui-même. Leur « enfer » est donc circonscrit a priori. Or, l'examen permet vite de constater que l'imagination infernale échappe à la clôture de la nomination, et diffuse ses schémas au dehors des représentations de l'enfer proprement dit. Nous avons bien sûr, par souci de cohérence, centré cet article sur ces dernières, mais nous aurons l'occasion de voir, à propos du « motif de Jonas », comment l'imagerie se joue de ces schémas et multiplie leurs significations. Les convergences qui se font jour, dessinant des réseaux facilement reconnaissables à différents étages de la représentation, prouvent que l'image ignore en fait les catégories de « littérature » et d'« art », comme les autres cloisonnements ordinaires, et que la différenciation se fait ensuite, sur la base de dynamismes d'abord identiques. Une bonne interprétation de ces convergences et de ces dynamismes peut être obtenue à la lumière des « structures anthropologiques de l'imaginaire »1. Cet article se propose l'étude dynamique d'une imagerie usant, pour construire ses réseaux où se constitue le sens, du matériel statique décrit par l'« archétypologie générale ». L'image infernale est frénétique, elle se hérisse, elle se déchire et veut déchirer, elle s'accroît et se multiplie, elle compte par cent, par mille. Elle est à l'image de ce monstre portant cent têtes sur chacun de ses cous, et cinq cents dents dans chaque gueule, cent paumes à refermer sur chacune de ses cent mains et cent griffes à chacune2 : l'hyperbole est son langage. Elle connaît au moyen âge une fureur nouvelle. Les visions répandent leur pathétique exploration de l'enfer. Leur imagerie renvoie à la révélation existentielle du temps par des images « angoissantes », où l'on distingue le double mouvement d'une peur qui surgit à la conscience pour l'engloutir ensuite dans le chaos des terreurs inconscientes d'où elle s'est élevée. La « gueule d'enfer » du moyen âge est tout à la fois le Monstre, le Gouffre, et les Ténèbres de l'anéantissement. L'Enfer du Psautier de Winchester (fig. 1 ; avant 1161) figure cette gueule où grouillent pêle-mêle les réprouvés, démons et damnés, fermée ici à gauche par une porte dont un ange détient la clef. Elle offre tout d'abord l'image frappante d'un débordement de l'angoisse utilisant les divers procédés ou modèles figuratifs qui grossissent le flux de toute l'imagerie monstrueuse. 1. G. Durand, Les structures anthropologiques de Vimaginaire, Paris, 1960 ; 3e éd., 1969. Une partie de la terminologie utilisée ici renvoie à ces travaux. 2. W. Stokes, éd., Tidings of Doomsday, « Revue celtique », IV, 1879/80, p. 245-247. 363 GERARD LE DON 1. Le Léviathan déploie sa béance symétriquement, de part et d'autre d'un masque central à droite, d'où s'élance le profil d'un démon au nez crochu. Une Gueule dentée béante, couchée au sol (car elle ouvre un gouffre) fait ainsi une simple mais efficace ouverture sur le corps énorme des imaginations souterraines où se fixe, tellurique, l'archétype du Monstre3. L'île infernale où réside Léviathan dans la Navigation de saint Brendan est faciès Thetis, et faciès Abyssi*. Plastiquement, c'est une bouche distendue, ourlée de replis qui partent d'un « masque » central, concentrant la Vie dans sa grimace (yeux de braise...). La vie souterraine de la Mort ne peut trouver d'expression plus simple que ce « champ antérieur de relation » élémentaire par quoi l'archétype monstrueux, qui privilégie la relation de nutrition, surgit au monde, c'est-à-dire rencontre le sujet qui imagine. 2. La Gueule d'Enfer, énorme, prête sa forme à l'enfer. Son profil est bizarrement joint par la truffe à l'endroit du masque, et disjoint à gauche, à l'endroit de la porte, puisque la forme préalable du Léviathan (redressé) ouvrait de ce côté. Comme par un premier étirement, celle-ci se tourne donc, allongeant un museau de loup ou de chien, projetant ses canines plus loin, sur le devant des replis, vers la proie. La gueule reste toutefois au sol. 3. Deux «serpents-chiens» interprètent les replis comme le corps, ophidien, de deux gueules aux canines démesurées : ces gueules miniaturisées sont en effet le résultat contradictoire d'une double métonymie, de la Gueule d'Enfer d'une part, mais aussi, à l'inverse, des crocs du Léviathan. Ce deuxième étirement est suivi dans l'imagerie d'une libération de la gueule, qui va donner ainsi libre cours au jeu des complications de l'imagerie. A partir du modèle obtenu, sorte de vecteur expressif (« un serpent à tête de chien ») les formes mobiles de la tératologie ophidienne envahissent l'écran de la représentation. 4. Une multiplication de cette structure a lieu dans l'interprétation des oreilles des « serpents-chiens ». L'image emprunte en effet à la réalité elle-même son répertoire de formes vitales : en particulier son système de ramification du champ de relation (donnant, sur le modèle de l'hydre, le monstre des Tidings of Doomsday par exemple), et de dédoublement par un transfert de la gueule dentée sur des membres griffus, nouvelle image « dévorante ». L'exemple type de cette construction redondante est le dragon aux serres d'oiseau de proie ; son corps et ses membres, sa gueule et ses serres, se répètent. 5. Des « gueules à pattes » remplissent l'enfer de leur foule bestiale, munie de tout un attirail vicariant de cornes, de griffes, de crochets et de rictus d'engloutissement. C'est une véritable explosion de l'image monstrueuse qui se produit dans l'enfer. L'assaut de la multitude hurlante et agressive reforme cepen dant le dessin de la gueule et de la serre : surgi de toute part (undique irruere), il referme cette explosion sur l'âme (undique... distenti) et retourne l'engloutir dans l'enfer qu'il a porté en avant. Il apporte une nouvelle mobilité au champ de relation, et lui permet de se multiplier dans une démonologie qui épuise tout un intervalle de formes entre la bestialité et l'humanité, en touchant même scandaleusement à celle-ci par son interprétation simiesque du modèle. Ce que le Monstre tend, en effet, à la fois à retrouver et à nier, c'est la forme humaine. Leur humanité pittoresque caractérise les diables des visions et des descentes. Le Monstre trouve dans cette forme la solution ultime à son problème : si la marche et les membres projettent la gueule en avant dès la solution animale, la main libérée du bipède humain lui permet enfin de brandir une arme, ce crochet qui, prolongeant un bras aux mains crochues, redouble technologiquement en avant le schéma vectoriel du surgissement. Mieux encore, l'humanisation lui permet une projection de tout le contenu de l'image thériomorphe, sécrétée avec ses forces intactes hors du monstre, lui-même multiplié à loisir dans cet « organisme externe » que lui donne maintenant la machinerie des tourments, forme la plus élaborée de son champ de relation. 3. En donnant le nom de « Léviathan » à ce type, nous renvoyons à son caractère d'image primitive, c'est-à-dire initiatrice de la description visionnaire, que ce soit sur un plan historique, ou sur le plan dynamique qui est le nôtre. 4. « Navigaiio sancli Brendani abhalis », from Early Lalin Mss, éd. C. Sf.i.mer, New York, 1959. 364 L IMAGERIE MEDIEVALE DE L ENFER Le langage du diable est l'ultime sophistication de la fonction « préhensile » inhérente aux images d'angoisse. Il est volubile, instable, agressif ; il est mensonge ; le Verbe, claire transparence et diaïrésis se pervertit en son contraire. La grande fonction diabolique du langage est en effet la tentation, où l'on reconnaît le double mouvement figuratif de l'angoisse : il est proféré pour attirer ; au bout du compte, il est responsable de la folie, cette « perte du sens ». On voit que ce diable humain achève de rendre proche le danger de la damnation, puisqu'il donne à l'enfer, à la mort, une présence constante aux affaires humaines. La composition du Psautier éclaire un sens profond de cette explosion d'énergie qui a constitué au moyen âge le discours visionnaire des enfers. Ces complications s'inscrivent dans un discours fonda mentalement euphémique aux articulations très nettes. La composition respecte l'impulsion primitive, mais en retourne complètement le sens : le Léviathan extériorisait bien une béance, mais il est remplacé par une Gueule d'Enfer qui se referme sur elle-même, là où ne subsiste plus qu'un masque grotesque. Le monstre surgissant ne fait plus face, il regarde le mur de sa prison, le cadre qui l'entoure uploads/s3/ le-don-structures-et-significations-de-l-x27-imagerie-me-die-vale-de-l-x27-enfer.pdf

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