287 Bruno Moysan Les relations Liszt-Chopin: coexistence pacifique, ralliement
287 Bruno Moysan Les relations Liszt-Chopin: coexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration? Chopin et Liszt incarnent chacun à leur manière cet esprit de liberté que Tocqueville dans La démocratie en Amérique donne comme cara- ctéristique de la société, moderne et romantique, de l’après-Révolution. Confronter Liszt et Chopin, c’est mettre en relation deux tempéra- ments d’artistes profondément différents. Chopin est une personnalité marquée par le libéralisme éclairé des Lumières de la fin du xviiie siècle et du début du xixe siècle. Sa liberté d’esprit vient d’une attitude, fon- damentale dans la culture libérale, qui est le refus du préjugé1. A cette attitude générale, ajoutons aussi une certaine forme de réalisme issu d’un sens précis de l’observation du réel comme on peut le voir dans sa correspondance. Liszt en revanche est un utopiste, un idéologue aussi, finalement beaucoup plus libertaire que libéral. Au lieu de voir le monde tel qu’il est, il préfère le voir tel qu’il devrait être. Son grand 1 Il nous est impossible de développer dans le cadre de cette contribution cet aspect de la per- sonnalité et de la sensibilité de Chopin, qui pourtant n’a jamais fait preuve d’un goût exacerbé envers les passions politiques, cela contrairement à Liszt. Cette hypothèse d’une sensibilité libérale de Chopin que celui-ci partagerait par exemple avec son contemporain Mendelssohn est l’objet d’une contribution spécifique en préparation. Sur cette question de la sensibilité libé- rale on consultera avec profit de René Rémond, Les droites en France, Paris, Aubier, 1982, ainsi que Les cultures politiques en France, sous la direction de Serge Bernstein, Paris, Seuil, 1999, et Histoire du libéralisme en Europe, sous la direction de Philippe Nemo et Jean Petitot, Paris, PUF, 2006. 13.indd 287 9/14/10 1:52:42 PM Bruno Moysan 288 texte « De la situation des artistes et de leur condition dans la société »2 est d’ailleurs un grand texte que l’on pourrait rattacher au courant dit du socialisme utopique3. Chopin et Liszt, ce sont aussi deux façons de vivre la relation duelle entre la virtuosité d’estrade marquée par une forme d’oralité et le rapport à l’écrit qu’est la composition. Là encore tout les oppose. Chopin en ce qui concerne la composition est un magnifique premier de classe, doté d’une formation scolaire des plus solides (« Six heures de leçons de con- trepoint strict par semaine avec Elsner » écrit-il à son ami Bialoblocki dans une lettre datée du 2 novembre 18264), formation musicale complète enrichie de cours à l’université (Brodzinski, Bentkowski5). Ajoutons à cela une famille unie, équilibrée, ouverte aux arts et à la culture et nous avons un jeune homme qui démarre dans la vie avec un excellent capital social, dirait-on aujourd’hui. Liszt, au contraire, est un aventurier du cursus académique. Il quitte très tôt sa formation viennoise, au grand regret de son maître Czerny, pour conquérir les estrades et les cours d’Europe, cela au moment où, après avoir étudié les bases de la tech- nique pianistique et l’essentiel du cursus d’improvisation, Czerny allait lui apprendre justement la composition écrite6. Liszt est un autodidacte boulimique qui fait de son absence de cadre académique le moyen d’une formidable liberté, associée à une absence totale de censure. Pour finir, Liszt et Chopin ont deux façons différentes de vivre leur intégration dans l’univers de la mondanité. Certes, ils on en commun 2 Ce texte a été publié en plusieurs livraisons dans la Gazette musicale de Paris au cours de l’an- née 1835 sous le titre général « De la situation des artistes et de leur condition dans la société ». Il a été livré en sept fois : Premier article, 3 mai 1835 ; Deuxième article, 10 mai 1835 ; Troisième article, 17 mai 1835 ; Quatrième article, 26 juillet 1835 ; Cinquième article, 30 août 1835 ; Dernier article, 11 octobre 1835 ; article supplémentaire « Encore quelques mots sur la subalter- nité des musiciens », 15 novembre 1835. Il est aujourd’hui accessible notamment dans l’édition scientifique : Franz Liszt, Sämtliche Schriften (Detlef Altenburg dir.), t. I, Frühe Schriften, publiés par Rainer Kleinertz avec commentaires de Serge Gut, Wiesbaden-Leipzig-Paris, Breitkopf & Härtel, 2000. C’est cette édition, abréviée sous la forme Franz Liszt, Frühe Schriften, que nous utilisons pour les textes cités dans cette contribution. 3 Sur cette question voir notre Liszt, virtuose subversif, Lyon, Symétrie, 2009. 4 Correspondance de Frédéric Chopin, recueillie, révisée, annotée et traduite par Bronislaw Edouard Sydow en collaboration avec Suzanne et Denise Chainaye, t. I : « L ’Aube, 1816-1831 », Paris, Richard Masse, 1981, lettre 29, à Jan Bialoblocki, p. 68 5 Ibid. 6 Carl Czerny, Souvenirs de ma vie, cité dans Ernst Burger, Franz Liszt, Paris, Fayard, 1988, p. 335. 13.indd 288 9/14/10 1:52:42 PM 289 Les relations Liszt-Chopin : oexistence pacifique, ralliement à la cause ou exercice d’admiration ? le fait d’être des bourgeois dans la société de cour, pour ne pas dire des gens du peuple dans le cas de Liszt, cela dans un univers où le discrimi- nant noble / non noble structure les relations sociales. Si on a coutume de présenter Chopin comme une personnalité un peu solitaire, il faut souligner la facilité avec laquelle il s’intègre dans la société aristocratique de son temps et y est respecté, d’où peut-être, chez lui, cette absence de porte à faux, ce sentiment d’être différent socialement qui au contraire structure le comportement social de Liszt et son idéologie. I - Bref inventaire Que nous reste-t-il de la rencontre entre Liszt et Chopin ? En pre- mier lieu, un ensemble de dédicaces. Chopin dédie ses Etudes opus 10 à Franz Liszt, ses Etudes opus 25 à Madame la comtesse d’Agoult. Liszt, de son côté, dédie à Chopin sa Grande Fantaisie sur la Tyrolienne de l’opéra La Fiancée d’Auber, mais dans la deuxième édition de 1840 chez Wessel, ainsi que l’édition italienne chez Ricordi de ses Vingt-Quatre Grandes Etudes pour le piano. Le Rondo fantastique sur un thème espag- nol est dédié à George Sand. Il nous reste aussi comme trace de cette amitié compliquée une histoire : celle de l’intégration de Chopin dans l’univers créateur de Liszt. Dès les années 1830, Liszt joue les śuvres de Chopin en concert. En général des pièces de petite dimension : Etudes, Mazurkas, qu’il met aux côtés ou à la place des pièces de Schubert, par exemple (transcriptions de Lieder).7 En 1837, il intègre une variation de Chopin dans le fameux Hexameron. Chopin se retrouve aux côtés de Pixis, Czerny, Thalberg et Herz. En 1841, il écrit une critique du concert de Chopin à la Salle Pleyel du 26 avril 1841, mais il faut attendre les années 1848-1852 pour que cette relation se cristallise esthétiquement. Bien sûr, ils ont été amis, au moins jusqu’en 1839, avant que George Sand et Marie d’Agoult ne viennent contrarier leur relation. Mais comme nous le constatons, aussi bien en ce qui concerne les dédicaces que leur 7 Sur cette question des concerts lisztiens, voir l’article de Philippe Autexier, « Musique sans frontières ? / Les choix de programmes de Liszt pour ses concerts de la période virtuose », dans Actes du colloque international Franz Liszt, textes rassemblés et présentés par Serge Gut, Paris, Richard Masse, 1987, p. 297-305, ainsi que Franz Liszt, un saltimbanque en province (Nicolas Dufétel et Malou Haine dir.), Lyon, Symétrie, 2007. 13.indd 289 9/14/10 1:52:42 PM Bruno Moysan 290 collaboration musicale, il s’agit sans doute à ce moment là plus d’une amitié entre artistes que véritablement d’une communion esthétique. Celle-ci se cristallisera progressivement à partir de ses séjours en Ukraine polonaise chez la princesse de Sayn-Wittgenstein. Bien entendu, c’est la mort de Chopin en 1849 qui précipitera les choses mais, dès 1847, Liszt semble s’intéresser de plus en plus à la musique de son ami. Il est prob- able que la rencontre avec la princesse de Sayn Wittgenstein, qui avait d’immenses domaines en Ukraine polonaise, ait été en quelque sorte le déclencheur de ce renouveau d’intérêt ; ainsi, la pièce numéro deux des Glanes de Woronince8, « Mélodies polonaises », dont l’une des deux prin- cipales mélodies, la deuxième, est composée à partir de l’opus 74 n° 1 de Chopin, Zyczenie. C’est cette même mélodie Zyczenie qui servira de base au premier des six Chants polonais de Liszt d’après l’op. 74 de Chopin. D’une certaine manière, l’intérêt pour Chopin est intégré dans un champ plus vaste, qui est celui de l’identité polonaise de la princesse Sayn-Wittgenstein. A peu près au même moment, sans doute entre 1846 et 1848, Liszt compose La Leggierezza9. Publiée en juillet 1849, cette Etude de concert / Caprice poétique10 présente de surprenantes similitudes avec le troisième Impromptu de Chopin. La Ballade n° 1, commencée en 1845, est achevée en 1848. Mais, est-elle véritablement chopinienne11 ? 8 Les références des śuvres de Liszt que nous donnons ici sont celles du catalogue Mueller- Eckhardt publié dans l’article « Liszt » de la dernière édition de The New Grove Dictionary of Music and Musicians, London, Macmillan Publishers Ltd / Oxford University Press, 2001. LW-A143 Glanes de uploads/s3/ moysan-relations-liszt-chopin-nifc-2008.pdf
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- Publié le Dec 22, 2021
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