1 UNE INTRODUCTION À LA PENSÉE MUSICO- THÉORIQUE D’HORACIO VAGGIONE Makis Solom

1 UNE INTRODUCTION À LA PENSÉE MUSICO- THÉORIQUE D’HORACIO VAGGIONE Makis Solomos In M. Solomos (éd.), Espaces composables. Essais sur la musique et la pensée musicale d’Horacio Vaggione, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 29-68. Résumé. Depuis les années 1980, Vaggione double sa pratique compositionnelle d’une théorisation qui, à maints égards, peut être lue comme conceptualisation des enjeux de toute la musique récente. Cet article tente de résumer et de commenter cette conceptualisation en proposant un parcours en cinq points : 1) Interaction. Vaggione s’intéresse à la complexité, définie comme interaction généralisée. 2) Temps. Sa réflexion sur le temps développe l’idée du son comme structure dissipative d’énergie et élabore une approche multi-échelle du temps qui tient compte des non-linéarités. 3) Morphologie. Cette notion permet de combler le fossé entre matériau et forme. 4) Singularités. Au cœur de la pensée vaggionienne se situe son intérêt pour les « saillances », les « détails » que constituent les singularités morphologiques. 5) Réseaux d’objets. Vaggione pense la musique comme emboîtement de trois étages (dont l’ordre de grandeur temporel est variable), les figures, les objets (au sens informatique du terme) et les réseaux. En guise de conclusion, l’article traite de la question de l’opératoire, centrale chez Vaggione. Cet article est précédé d’une vaste introduction qui traite des sources de la pensée musico-théorique de Vaggione et de certaines de ses particularités méthodologiques. Mots-clefs. Vaggione, théorisation de la musique récente, réseaux et interaction, échelles temporelles, morphologie, singularité, son. INTRODUCTION Les écrits de Vaggione depuis le début des années 1980 Le compositeur Horacio Vaggione se double d’un théoricien, comme en attestent l’abondance de ses écrits ainsi que l’influence qu’ils exercent sur les compositeurs ou musicologues qui ont eu l’occasion de les connaître. Le fait est suffisamment important pour être souligné : à l’exception de quelques musiciens tels que Ferneyhough ou Dufourt, les compositeurs de sa génération ont eu tendance à minimiser l’importance de la théorie, sans doute en réaction à l’extrême théorisation des Xenakis, Stockhausen ou Boulez. Comme chez ces derniers, la pensée musico-théorique de Vaggione se constitue dans une interaction permanente avec la pratique compositionnelle. Cependant, de même encore que chez la génération de ses aînés, cette pensée épouse des contours suffisamment abstraits pour que, à un moment ou à un autre, elle parvienne à un fort degré de généralisation. On peut alors l’appréhender comme une théorisation des mutations les plus importantes de la musique des dernières décennies. Ainsi, elle nous offre une conceptualisation précise et élégante de la conjonction qui se dessine entre composition instrumentale et composition électroacoustique hal-00770211, version 1 - 7 Jan 2013 Manuscrit auteur, publié dans "In M. Solomos (éd.), Espaces composables. Essais sur la musique et la pensée musicale d'Horacio Vaggione, Paris, L'Harmattan, 2007, p. 29-68. (2007) p. 29-68" 2 et, plus précisément, entre composition traditionnelle et composition assistée par ordinateur. D’une manière plus générale, elle relève le défi de conceptualiser ce qui constitue sans doute l’enjeu majeur de la musique récente : le dépassement du fossé entre le son et la structure, entre le matériau et la forme, entre – pour adopter la terminologie vaggionienne – le micro- temps et le macro-temps. Un exposé systématique de cette pensée musico-théorique pourrait donc intéresser non seulement quiconque souhaite comprendre la musique de Vaggione, mais également quiconque tente d’analyser les évolutions de la musique récente. Par rapport aux écrits de Vaggione, un tel exposé ne ferait pas doublon, dans la mesure où, sans être jamais opaques, ils sont souvent elliptiques et en appellent donc au commentaire. Le présent article se centre sur les écrits que Vaggione publie depuis le début des années 1980 et qui sont composés d’articles, de travaux universitaires et d’entretiens. Cette date est choisie pour deux raisons. D’une part, c’est le moment à partir duquel ils deviennent abondants, marquant le début du travail qui combine jour à jour pratique compositionnelle et théorie – ce qui, bien entendu, ne signifie pas que, avant cette date, Vaggione ne s’intéressait pas à la théorie. D’autre part, cette date correspond à un moment important : pour sortir de la crise historique de la musique des années 1960-70, déchirée entre l’axiomatisation sérielle et l’intuitionnisme d’un Cage, entre des tendances hyperationnelles et des tendances irrationnelles, Vaggione choisit dès cette époque de d’« intriquer »1 le « formel » et l’« informel » – « On n’a pas à choisir entre une musique “formelle” et une musique “informelle” : on n’a qu’à les faire coexister dans la musique même », écrit-il dans l’un de ses premiers articles des années 1980 (Vaggione, 1982 : 137)2 –, un choix qui le caractérise jusqu’à nos jours3. Une pensée en mouvement Une des particularités de la pensée musico-théorique de Vaggione est qu’elle s’élabore selon la logique d’un work in progress. Quiconque lit plusieurs de ses articles s’aperçoit qu’il y a parfois des reprises, mais que, d’un texte à l’autre, des détails décisifs changent. Voici un exemple. Dans un texte inédit sur la possibilité de parler de dimensions fractionnaires en musique (Vaggione, 1989-?), Vaggione traite de la question de l’« auto-similarité », c’est-à- dire de l’invariance d’échelle, en référence à la géométrie fractale. Ce paragraphe est repris mot pour mot dans l’article « L’espace composable » (Vaggione, 1998a) à l’exception de trois passages que j’indique par de petites majuscules : 1 Vaggione parle d’« intrication » (et non pas de « combinaison » ou de « synthèse ») de « catégories opératoires » qui coexistent dans le processus de composition ; l’interaction entre « algorithmique » et « écriture directe » est l’une des manifestations de cette « intrication » (cf. infra). 2 Il serait important d’étudier en détail cette phase de transition. Par exemple, la phrase citée s’adresse presque directement à Daniel Charles, qui joua un rôle important pour Vaggione durant cette phase : on se souvient que Daniel Charles avait pris, dès le début des années 1970, l’option de l’« informel » (Cage) contre le « formel » (Xenakis et Boulez). Cependant, le sens des termes « formel » et « informel » ne recoupe pas chez Vaggione cette antinomie : « Je ne dirais surtout pas, pour moi-même, que je fais de la musique informelle ». Ce qui était intéressant, pour lui, était de chercher « une sortie de la dualité forme-matériau » (Vaggione, in M.Solomos, A. Soulez, H.Vaggione, 2003, p. 235). 3 La première partie du titre du livre Formel-informel : musique-philosophie, que l’auteur de ces lignes ainsi qu’Antonia Soulez ont co-signé avec Vaggione en 2003, a été choisi par ce dernier. hal-00770211, version 1 - 7 Jan 2013 3 « Le monde n’est pas, visiblement, auto-similaire. Les changements morphologiques observés quand on change d’échelle sont – du moins perceptuellement – plus importants que les similarités. Les coïncidences d’échelle sont peu fréquentes et, quant on croit les trouver, il ne s’agit en général que de réductions, de constructions de l’esprit. Les fougères imitées par la géométrie fractale ne constituent pas de vrais modèles des fougères : dans une fougère réelle, il y a infiniment plus d’accidents, d’irrégularités, de caprices formels – en un mot, de singularités – que dans l’ossature qui nous est fournie par le modèle fractal. De plus, toutes les fougères sont différentes, pas seulement plus grandes ou plus petites : on devrait – à supposer que ceci soit possible, surtout avec une méthode non aléatoire – compter des centaines de paramètres dont les variables seraient non similaires par rapport à l’échelle, et qui feraient voir, à chaque zooming vers une autre échelle, encore d’autres différences. L’auto-similarité n’est donc pas un “attribut de la nature” mais un postulat opérationnel, une règle qui permet d’élaborer des objets formels exhibant effectivement cette caractéristique formelle. C’est comme telle qu’on peut l’introduire, si l’on veut, dans des processus musicaux qui explorent des modèles fractionnaires. L’INTÉRÊT D’UNE TELLE EXPLORATION ME PARAÎT ÉVIDENT : IL S’AGIT DE CONSTRUIRE DES OBJETS SPÉCIFIQUES, SINGULIERS DU FAIT QU’ILS POUVAIENT ÊTRE AUTO-SIMILAIRES À TOUTES LES ÉCHELLES. À condition de ne pas oublier LE PARADOXE QUI EST IMPLICITEMENT PRÉSENT DANS CETTE DÉMARCHE : IL RÉSIDE DANS le fait que le travail sur une telle auto-similarité par rapport à l’échelle est possible précisément parce qu’on dispose, avec l’ordinateur, de moyens d’accès à une multiplicité d’échelles et que, donc, parmi les possibilités d’organisation DE CETTE POLYPHONIE TEMPORELLE, un cas spécial peut être créé à base de contraintes qui assureraient l’auto-similarité » (Vaggione, 1989-? : 7-8 / comparer avec Vaggione, 1998a : 159-160). Les deux derniers changements sont minimes (« de cette polyphonie temporelle » devient « d’une polyphonie d’espaces » car le second article traite d’espace ; « le paradoxe … il réside dans » est coupé), et n’ont pas d’incidence particulière sur le sens du texte. Par contre, le premier est décisif : la phrase « L’intérêt … échelles » disparaît car, entre temps, la pensée de Vaggione a évolué. À l’époque de « Dimensions fractionnaires en composition musicale », il pense que la « singularité » réside aussi bien dans un objet fractal (phrase qui sera coupée) que dans uploads/s3/ introduction-a-h-vaggione.pdf

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