Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement su

Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public Les merveilles de la nature vues par Hildegarde de Bingen (XIIe siècle) Madame Laurence Moulinier-Brogi Citer ce document / Cite this document : Moulinier-Brogi Laurence. Les merveilles de la nature vues par Hildegarde de Bingen (XIIe siècle). In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 25ᵉ congrès, Orléans, 1994. Miracles , prodiges et merveilles au Moyen Age. pp. 115-131; doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1994.1653 https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1995_act_25_1_1653 Fichier pdf généré le 31/03/2018 Laurence MOULINIER LES MERVEILLES DE LA NATURE VUES PAR HILDEGARDE DE BINGEN SIÈCLE) Autant le dire d'emblée : ce n'est pas pour les miracles que lui prêtent ses hagiographes que la désormais célèbre abbesse allemande Hildegarde de Bingen (1098-1 179), tenue pour sainte bien que jamais canonisée, a sa place ici, mais pour l'originalité de sa vision de la Nature. Faisant sienne la louange du Psalmiste, « Grandes sont les œuvres de Yahvé, Dignes d'étude pour qui les aime » l, la sainte femme frottée de théologie a en effet glorifié la Nature dans l'ensemble de son œuvre, et concilié amour de Dieu et désir de savoir au point de composer, entre autres productions fort diverses, un ouvrage de science naturelle intitulé Liber subtilitatum diversarum natura- rum creaturarum, que nous connaissons aujourd'hui sous la forme de deux traités, Physica et Causae et curae. Le regard porté par Hildegarde sur la Nature est donc un regard à la fois curieux et émerveillé puisque la Création n'était autre à ses yeux que l'ensemble des « merveilles de Dieu », les mira- bilia Dei que chantent tous ses écrits. Fidèle en cela à l'enseignement du Livre de la Sagesse, XI, 20 (Omnia disposuisti in mensura, numéro et pondère suo), elle y voyait en effet un univers dominé par l'ordre, l'harmonie et la proportion, comme en témoignent les longs développements consacrés dans sa dernière œuvre, le Liber divinorum operum, aux proportions régissant le cosmos ou encore le corps humain : la quatrième vision de cet ouvra- 1. Psaume 111, « Eloge des œuvres divines », La Bible de Jérusalem, Paris, Desclée de Brouwer, 1975, p. 905. 1 16 Laurence MOULINIER ge notamment 2, peut-être inspirée de Vitruve, propose de fait, selon Ildefons Herwegen, un véritable « canon du corps humain » 3. D'où le scandale que constituent les créatures dont l'existence semble rompre l'harmonie du tout en allant apparemment contre le cours naturel des choses, les monstra, portenta etprodigia dont Varron (Ier s. av. J.C.) avait légué au Moyen Age l'ébauche d'une définition qui fut reprise, développée et affinée par des auteurs chrétiens comme saint Augustin au IVe siècle et Isidore de Seville au VIIe. Dans une perspective chrétienne, il n'est plus possible en effet de tenir les monstruosités, comme le faisait Varron et, bien avant lui, Aristote, pour une catégorie de faits contraires à la Nature : pour saint Augustin par exemple, loin d'être des productions aléatoires, les monstres font partie du vaste domaine des miracula. « Ils ne naissent pas contre nature, puisqu'ils sont faits par volonté divine », renchérit Isidore qui donne ainsi, dans ses Etymologies, la « première définition médiévale de la monstruosité » selon Claude Lecouteux 4. Pour l'Occident médiéval, si des monstres existent, c'est donc par permission divine ; reste à savoir ce qu'ils représentent dans l'ordre divin, question que ne manque pas de se poser à son tour Hildegarde en abordant ce thème en différents endroits de son œuvre. Questions de vocabulaire Deux difficultés se dressent face à qui veut étudier les vues de l'abbesse en ce domaine, et tâcher de définir ce que recouvrent pour elle les notions de « monstre », de « prodige » et de « merveille » ; la première tient aux flottements de son vocabulaire, et l'on est loin par exemple de retrouver chez elle un emploi fidèle de la triade monstrum, portentum et prodigium définie par Varron et glosée par Augustin 5 ; le second écueil vient de son goût prononcé pour l'implicite, en d'autres termes de l'usage fréquent qu'elle fait de « covert categories » : incontestablement, plusieurs créatures se présentent dans son œuvre comme prodigieuses, voire monstrueuses, sans que ces qualificatifs leur soient pour autant expressément appliqués. Il faut se souvenir, enfin, 2. Cf. Hildegarde de Bingen, Le livre des œuvres divines, trad. B. Gorceix, Paris, Albin Michel, 1982, notamment p. 93-102. 3. I. Herwegen OSB, « Ein mittelalterlicher Kanon des menschlichen Kôrpers », Repertoriumfdr Kunstwissenschaft, 32 (1909), p. 445-446. 4. Etymologiarum librixx, XI, 3, cité par C. Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, Paris, Presses de l'Université Paris Sorbonne, 1993, p. 10. 5. « On les appelle monstres, de monstro parce qu'ils présagent quelque chose, et "signes" et "prodiges" d'après porîendo et porro dico, parce qu'ils annoncent et présagent ce qui va survenir» (De Civitaîe Dei, XXI, 8, cité par C. Lecouteux, Les monstres dans la pensée médiévale européenne, op. cit., p. 9). LES MERVEILLES DE LA NATURE VUES PAR HILDEGARDE 1 17 que la langue maternelle de Hildegarde était l'allemand, et que cette spécificité linguistique peut expliquer son emploi sui generis d'un vocabulaire ayant pour racine mir (miror, mirari, etc.), « qui implique quelque chose de visuel » comme l'a pertinemment rappelé Jacques Le Goff : « Quand les langues vulgaires affleurent, deviennent des langues littéraires, le mot merveille apparaît dans toutes les langues romanes et également l'anglo- saxon. En revanche, il n'existe pas dans les langues germaniques où c'est autour de Wunder que se bâtira le domaine qui sera celui du merveilleux » 6. L'abbesse distingue certes très nettement ce qui, dans la pensée germanique, relève du Wunder (notion qui recouvre le miracle et la merveille) et participe du divin, de tout ce qui est Zauber, et rejeté du côté du diabolique 7 ; comme le fera encore au XVIe siècle Ambroise Paré, Hildegarde condamne de fait les « faux prodiges », les artifices des démons et de leurs suppôts qu'elle stigmatise entre autres dans le Scivias : de tels portenta sont des signes trompeurs, fallaciter ostendunt, affïrme-t-elle à plusieurs reprises8. Le terme de prodigium est pour sa part fort peu employé, et n'apparaît guère que pour évoquer les « prodiges accomplis par le Fils de Dieu » 9 ; quant à mirabilia, il fait figure de terme générique pour désigner la Création : fréquent dans l'œuvre théologique (ou visionnaire) de Hildegarde, il n'est pas toujours clairement distingué de miracula, auquel il est tantôt purement et simplement substitué, tantôt associé comme chez nombre d'autres auteurs 10 ; elle évoque ainsi, toujours dans le Scivias, les mirabilia miraculorum Sapientiae n. Rien, dans l'œuvre de l'abbesse, ne laisse donc 6. J. Le Goff, L'imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 1985, p. 19. 7. J. Grimm, Deutsche Mythologie, Berlin, Max Schroder Verlag, 1934, p. 241 : « Das Wunder ist gôttlich, der Zauber teuflisch ». 8. Hildegardis Scivias, m, 11, cap. 29, éd. A. Fùhrkôtter, A. Carlevaris, Turnhout, Brepols, 1978 (Corpus Christianorum Continuatio Medievalis, 43 et 43 A), t. 43 A, p. 593 : quod quidam a diabolo decepti portenta in creaturis fallaciter ostendunt, sed eas in alium modum transmutare non possunt, et : Et hanc ipsam artem deceptionis suae diabolus illis in- fundit qui in ipsum confidunt, ita quod ipsi in hoc arte diversa portenta in creaturis secundum voluntatem suant hominibus fallaciter ostendunt. 9. Scivias, m, 11, cap. 42, op. cit., p. 601. 10. Sur le caractère interchangeable des termes « miracle » et « merveille » chez certains auteurs médiévaux, voir par exemple F. Dubost, « La pensée de l'impensable dans la fiction médiévale », dans D. Boutet et L. Harf-Lancner (sous la direction de), Ecriture et modes de pensée au Moyen Age (VUI'-XV siècles), Paris, Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 1993, p. 47-68, p. 57 : « Comment cerner la spécificité de ces deux termes au Moyen Age, alors que les auteurs chrétiens les utilisaient assez fréquemment l'un pour l'autre ? ». 11. Scivias, II, 5, cap. 7, op. cit., p. 182. 118 Laurence MOULINIER clairement entrevoir la distinction que proposera Gervais de Tilbury dans la troisième partie de ses Otia imperialia, définissant les miracula comme tout ce qui excède les forces de la Nature et doit être rapporté à la puissance de Dieu, et les mirabilia, au contraire, comme des faits qui échappent à notre savoir, même quand ils sont naturels 12 : chez elle, puissance de Dieu et forces de la Nature ne sauraient être disjointes. La Création toute entière est une merveille mais elle est extrêmement variée, ce qui amène à se poser les questions suivantes : quel sens donner à la rareté, à tout ce qui sort pour ainsi dire de l'ordinaire ? De tels phénomènes portent-ils en eux, plus manifestement que les autres créatures, une marque sacrée ? Montrent-ils plus nettement la présence de Dieu au sein de l'Univers ? Enfin et surtout, quel nom leur donner, et peut-on à bon droit appeler « monstre » ce qui est en son espèce ordinaire uploads/s3/ les-merveilles-de-la-nature-vues-par-hildegarde-de-bingen.pdf

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