« Comment nous différencier des zombies au dehors, si nous sommes entrés dans u

« Comment nous différencier des zombies au dehors, si nous sommes entrés dans un devenir-zombie au dedans ? » paru dans lundimatin#242 (11-mai-254), le 12 mai 2020 CLICHÉS DU VIRUS, SOUSTRACTION DES IMAGES « « Le langage est un virus venu de l’espace. » — William Burroughs, Nova Express » lundimatin De quoi nous souviendrons-nous de cette période de pandémie et de confinement mondial ? Quelles images s’emmagasineront dans notre mémoire, en marge des discours, des informations et des journaux de bord qui tiennent le registre d’un quotidien que nous oublierons bientôt ? Nous disposons bien de l’une des toutes premières photographies du virus actuel. Mais que voit-on dans cette image ? Quelques petites tâches rouges orangées accrochées à des « cils de cellules » bleu fluo sur un fond gris [1]. Plutôt qu’à une réalité en laquelle nous pourrions croire, la netteté luminescente de ce cliché saisi au microscope électronique, nous renvoie à un imaginaire plastique de peinture abstraite ou d’effets spéciaux de science-fiction. Il pourrait s’agir d’une image subliminale qu’on aurait extraite du final halluciné de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968) ou bien de la plongée psychédélique dans l’explosion atomique de Twin Peaks : the Return de David Lynch (2017). À moins que ce contraste chromatique (orange, bleu) ne nous renvoie à un dispositif militaire d’imagerie thermique et au film Ni le ciel, ni la terre de Clément Cogitore (2015), où disparaissent la guerre, les militaires et la foi dans les images ? De fait, les virus se soustraient au visible. Leur système de reproduction parasitaire fait qu’ils ne figurent en biologie sur aucun arbre de classification. On débat même de leur appartenance au monde vivant. Ils opèrent donc sous l’image, de manière rhizomatique, par détournement des informations génétiques des cellules qui les accueillent, de manière à leur commander de nouveaux exemplaires, invisiblement altérés. D’où l’inquiétante étrangeté dont ils sont porteurs et notre oscillation entre incrédulité et paranoïa, rire idiot et rire mauvais. Gilles Deleuze et Félix Guattari concluaient : « Nous faisons rhizome avec nos virus, ou plutôt nos virus nous font faire rhizome avec d’autres bêtes [2]. » Qu’est-ce alors qu’un cliché ? Deleuze, seul, en proposait une description virale : « Ce sont ces images flottantes, ces clichés anonymes, qui circulent dans le monde extérieur, mais aussi qui pénètrent chacun et constituent son monde intérieur, si bien que chacun ne possède en soi que des clichés psychiques par lesquels il pense et il sent, se pense et se sent, étant lui-même un cliché parmi les autres dans le monde qui l’entoure. Clichés physiques, optiques et sonores, et clichés psychiques se nourrissent mutuellement [3]. » Une fois rappelée cette furtivité, constitutive des virus, on nous rétorquera que nous ne manquons pas d’images d’actualité. Nous sommes après tout à l’âge de l’information mass-médiatique, des réseaux sociaux et d’une surproduction des images. Mais quelles sont ces images ? Nous comptons d’abord les gros plans sur des visages : des visages anonymes de gens qui se filment ou se selfisent chez eux, des visages de stars et de journalistes confinés, sans maquillage et sans éclairage pour les embellir. S’il est des images ordinaires dont nous comblons aujourd’hui le manque, des marchandises dont nous craignons plus que tout la pénurie en les surproduisant, ce sont celles du visage de nos semblables. Parmi ces gros plans, quelques visages plus singularisés semblent incarner le moment : celui de Li Wenliang, ce médecin lanceur d’alerte de Wuhan, avant et après son infection ; le visage au look de gourou du D . Didier Raoult ; celui fatigué du premier ministre anglais Boris Johnson à l’hôpital. Avec de tels personnages types : du martyr, de l’outsider et du gros-jean comme devant, on hésite entre la fable de La Fontaine et la comédie de caractères à la Molière. Ironie du sort ou Raison de l’Histoire, Li Wenliang n’était pas virologue mais ophtalmologue, chargé de traiter les maladies de l’œil. Viennent ensuite les images formulaires, médiatiques et officielles, les plans moyens et les plans rapprochés : des gens sans ou avec masques dans la rue, des représentants anonymes de l’État qui symbolisent leur fonction (soignants, policiers, pompiers, militaires, etc.), le cortège des officiels négligents et des officiels diligents, discourant sur des estrades, devant les baches vert kaki de l’hôpital TAXINOMIE DES IMAGES VIRALES r militaire de Mulhouse ou, plus classique, les grands dirigeants à leur bureau : Macron à l’Élysée, Merkel avec une fenêtre donnant sur le Bundestag, Trump dans le bureau ovale, la reine d’Angletterre à Buckingham Palace. Concluons cette taxinomie par les plans d’ensemble sur les foules et les décors : il y eut d’abord les gens insouciants dans les parcs puis les gens soucieux qui se ruent au supermarché, les rayons pleins et vides, les champs plein de légumes mais vides de saisonniers pour les récolter, des gens ou des banderoles à la fenêtre ou au balcon de leurs immeubles, des rues de quartiers populaires encore trop remplies et des rues vides de Paris, où circulent ces drones policiers qui ordonnent de rentrer chez soi. Une dernière image marquante, qui fut parmi les premières, elle aussi filmée par un drone, semblait répondre par anticipation à tous ces décors vides. C’était celle des pelleteuses de Wuhan qui ont, littéralement et picturalement, fait sortir de terre un hôpital en dix jours à peine. François Cheng, auteur d’un ouvrage sur la peinture chinoise [4], ne renierait peut-être pas cette mise en scène du pouvoir, ce paysage pittoresque du vide et du plein, de ces petites tâches bariolées, orange, jaune, cyan, qui s’agitent sur un fond de terre ocre marron. Quoi de mieux pour répondre à l’image microscopique du virus, sinon l’image macroscopique d’un drone [5], planant sur une fourmilière de machines ? Territoire, sécurité, population, titrait l’un des cours de Michel Foucault, les trois enfin contrôlés par le dispositif technique et optique de la chasse à l’homme qui entend faire le vide : le drone comme complément du microscope [6]. Tandis que disparaissent et s’anonymisent les visages derrière les masques, se développent les systèmes de « reconnaissance faciale », notamment en Chine [7] mais également en France. Sous prétexte de répondre à l’attentat du 14 juillet 2016, un dispositif a été expérimenté à Nice pour le carnaval de février 2019. La technologie était proposée par la société israélienne, AnyVision, accusée de participer à la surveillance des territoires palestiniens [8]. Sur Instagram, un hashtag (#covidartmuseum) regroupe des images à prétention artistique. Elles ont toutes pour thème ou motif le virus et le confinement. Nous pouvons les classer de la manière suivante. Premièrement, nous comptons un majorité d’images relevant d’un néo-pop art. Presque toutes représentent, soit la symbolisation traditionnelle des virus : sphère et petites ventouses ; soit les trois objets symboliques de la pandémie : le gant en latex, transparent ou opaque, le rouleau de papier toilette et, enfin, le masque, parfois remplacé par la combinaison intégrale. L’imagerie aseptisée d’un pseudo art contemporain entre ici en adéquation avec l’imaginaire clinique du moment. Deuxièmement, cet attribut iconographique dominant qu’est le masque sert à détourner des peintures emblématiques de l’histoire de l’art, principalement des portraits : Mona Lisa avec masque, Jeune fille à la perle avec masque, Bachus du Caravage avec masque [9]. On attend encore le détournement, plus politique, du tableau Le Balcon de Manet. Viennent pour finir des images qui confondent l’art conceptuel et la publicité en proposant mille variantes du mot d’ordre « Stay Home ». Nous reviennent alors ces mots de Baudelaire : toutes ces images cherchent à se déguiser, à s’envelopper « comme une médecine désagréable dans des capsules de sucre [10] ». L’ennui avec la plupart de ces images, c’est qu’elles sont comme ces tableaux qui nous laissent indifférents dans les musées. Nous regardons le cartel avant de regarder la toile pour vérifier que ce qui est montré là, correspond bien à ce qui est écrit ici. C’est dire que toutes ces images, médiatiques comme prétendument artistiques, ne sont guère que des illustrations. Ce qui importe, c’est de reconnaître la légende et la petite morale – des images périphériques, sous régime langagier, qui nous tiennent lieu de réalité dans une croissance de l’irréel. Nous baignons depuis longtemps dans l’ère des memes, des images sous-titrées qui privilégient le message au travail du médium. Ce ne sont donc pas des images, tout juste des métaphores, de la rhétorique et des informations, un trop-plein viral d’informations, car il est bien connu que « les gens manquent (toujours et seulement) d’information ». Dans la mode actuelle de CAPSULES DE SUCRE désintox des fake-news, où les grands journaux s’inventent ministère de la vérité [11], le gouvernement a, lui aussi, proposé un espace dédié agrégeant les rubriques journalistiques de fact-checking, avant de le retirer sous la pression de Syndicat national des journalistes (SNJ) [12]. Interviewé durant le confinement, Jean-Luc Godard rappelait que le « virus est une communication, il a besoin d’aller chez un autre, comme certains oiseaux, pour y rentrer. Et donc, quand on envoie uploads/s3/ lundimatin-cliches-du-virus.pdf

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