Marges Revue d’art contemporain 16 | 2013 Art contemporain et Cultural studies

Marges Revue d’art contemporain 16 | 2013 Art contemporain et Cultural studies Art chorégraphique contemporain d’Afrique, enjeux d’une reconnaissance Contemporary Choreographic Creation in Africa. How to Be Recognized in a Postcolonial Context? Artistic Competence, Reception and Democratization Annie Bourdié Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/marges/263 DOI : 10.4000/marges.263 ISSN : 2416-8742 Éditeur Presses universitaires de Vincennes Édition imprimée Date de publication : 15 mars 2013 Pagination : 73-86 ISBN : 978-2-84292-366-2 ISSN : 1767-7114 Référence électronique Annie Bourdié, « Art chorégraphique contemporain d’Afrique, enjeux d’une reconnaissance », Marges [En ligne], 16 | 2013, mis en ligne le 15 mars 2014, consulté le 19 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/marges/263 ; DOI : 10.4000/marges.263 © Presses universitaires de Vincennes 73 La danse peut s’inscrire dans une rélexion globale sur la place de l’art dans les sociétés. Le corps est un des premiers lieux d’inscription des pouvoirs et sa mise en scène une manière d’interroger le monde. Pour comprendre les conditions d’apparition et de développement d’un courant d’art chorégraphique contemporain sur le continent africain, quelques préalables sont nécessaires. Une danse contemporaine française Lorsque le courant contemporain en danse est né dans l’Hexagone, à la in des années 1970, des croisements entre la Modern dance améri- caine et allemande, de la Post-modern dance venue des États-Unis et du courant néo-classique représenté par Maurice Béjart et quelques transfuges de l’opéra de Paris, il a constitué « une réponse contempo- raine à un champ contemporain de questionnement/1 ». Pourtant la France avait résisté aux changements jusque dans les années 1970. Malgré les tentatives novatrices des Ballets Russes, au début du 20e siècle, avec des igures comme Diaghilev et Nijinski, ou encore les essais de spectacle total des Ballets Suédois avec Rolf de Maré, la danse classique est longtemps restée le modèle dominant, hiérar- chique, valorisant un certain dressage du corps et la toute puissance de l’être unique, l’étoile, au détriment du corps de ballet. Le Nouveau Monde outre-Atlantique, quant à lui beaucoup moins soumis au poids historique du ballet, avait développé des valeurs qui permirent à une autre forme de danse de se construire bien plus tôt au cours du siècle. Les arts chorégraphiques sont ainsi à replacer dans leur contexte Art chorégraphique contemporain d’Afrique, enjeux d’une reconnaissance /1 Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles Contredanse, 1999, p. 12. 74 /2 Anne-Marie Reynaud, extrait de la table ronde du 25 avril 2006, Paris, rencontres « Danse, l’Afrique danse ». /3 Ce fut aux danseurs classiques que revint le mérite d’avoir fondé les premières compagnies structurées, Félix Blaska, Joseph Russillo et Brigitte Lefebvre. Et sans le dynamisme de Susan Buirge et Carolyn Carlson, deux Américaines installées à Paris, le mouvement n’aurait peut-être pas eu l’essor escompté. /4 Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Nanette Jacominj Snoep (sld), Exhibitions. L’invention du sauvage, Catalogue d’exposition (Paris, Musée du Quai Branly, 2011-2012), Paris, Actes Sud, 2011. sociopolitique et économique, où le corps est au centre d’enjeux de domination dépassant la seule préoccupation esthétique. Malgré son retard, la France est devenue à la in des années 1970 le creuset d’une nouvelle danse qui, en une dizaine d’années, allait atteindre son apogée et se structurer en partie grâce à la politique culturelle menée par Jack Lang durant les années Mitterrand. Il faut noter que si elle a été alors qualiiée de « contemporaine », c’était par pure provocation de quelques artistes en quête de reconnaissance/2. Lancée par des chorégraphes rebelles/3 partis d’une simple volonté de se démarquer de toute origine américaine ou néo-classique, elle est ainsi devenue un « label français » par excellence et d’une cer- taine manière l’expression d’une revendication identitaire. L’Hexa- gone a été l’un des foyers les plus actifs de son expérimentation et de son développement. La danse contemporaine fait maintenant partie du paysage culturel français. En prise avec son époque, elle s’afirme comme une danse d’auteurs où s’expérimentent, s’inventent et se transgressent en permanence des codes corporels, gestuels, choré- graphiques ou scénographiques. La danse contemporaine est claire- ment identiiée aujourd’hui comme un style artistique en phase avec son époque, qui s’est imposé sur les plus grandes scènes internatio- nales de tous les continents. La danse de l’autre Les pratiques dansées, où qu’elles existent, sont autant diversiiées dans leurs formes que dans leurs fonctions. Il est par conséquent inconcevable de parler de la « danse africaine » au singulier au même titre que de considérer l’Afrique comme un tout, ou l’« Africain » comme une entité. L’Occident a porté un regard ethnocentré sur les danses des autres. À travers les descriptions des premiers explorateurs, puis des eth- nologues, se sont construites des représentations orientées par des présupposés scientiiques et idéologiques dont nous sommes encore aujourd’hui les héritiers. La manière dont ces danses et les corps noirs ont été mis sur scène par la suite, pour et par l’Occident, a contribué à alimenter un imaginaire nourri par des siècles d’idées re- çues sur l’Afrique et ses habitants. Les promoteurs d’exhibitions eth- nologiques réinventèrent ainsi le sauvage en exhibant des Zoulous, des Dahoméens, des Amazones, durant les expositions coloniales ou dans les cabarets et théâtres parisiens, et servirent autant les thèses raciales et évolutionnistes que colonisatrices, tout en satisfaisant la curiosité de visiteurs en mal d’exotisme/4. Et lorsqu’on évoque les artistes noirs qui se sont produits sur les scènes françaises, on pense 75 /5 Anne Décoret-Ahiha, Les Danses exotiques en France, 1880-1940 Paris, Éditions Recherches Centre National de la Danse, 2004, p. 159. /6 Nicolas Bancel et Pascal Blanchard ont publié de nombreux ouvrages collectifs sur la question dont Zoos humains, de la Vénus Hottentote aux reality shows, Paris, La Découverte, 2002 ; La Fracture coloniale, Paris, La Découverte, 2005 ; La République coloniale, Paris, Hachette Pluriel, 2006 ; Ruptures postcoloniales, Paris, La Découverte, 2010. /7 Sylvie Chalaye, Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre (1550-1960), Paris, L’Harmattan, 1998. /8 Anne Décoret-Ahiha, op. cit. /9 Frantz Fanon, Peaux noires, masques blancs, Paris, Seuil, 1952. /10 Albert Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Paris, Corréa, 1957. /11 Paul Gilroy, L’Atlantique noir : modernité et double conscience (1993), trad. J. P. Henquel, Paris, Kargo, 2003. /12 Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978), trad. C. Malamoud, Paris, Seuil, 1980. forcément d’abord aux spectacles de music hall du Paris Noir, des années 1930 avec Joséphine Baker, noire américaine qui paradoxa- lement se devait d’incarner l’« Africaine » dans la Revue Nègre, selon les stéréotypes de l’époque/5. Puis, au tournant des indépendances, ce furent les tournées des Ballets Nationaux ou des célèbres Ballets Africains de Fodéba Keita à visée nationaliste ou panafricaine. Les nombreux travaux des historiens sur l’imaginaire colonial/6, ceux de Sylvie Chalaye sur l’image du Noir au théâtre/7, ainsi que ceux d’Anne Décoret-Ahiha sur les danses exotiques en France/8 ont montré com- ment s’étaient façonnées des logiques de mise en scène de l’autre envisagé comme colonisé, Noir, Africain ou exotique. Au il des générations, par strates successives, se sont sédimentées des images du corps, de la danse, de l’Afrique, dont aujourd’hui encore il est dificile de s’échapper tant pour ceux qui les ont façon- nées que pour ceux à qui elles s’adressent. Se pose alors la question des regards croisés, question que Frantz Fanon avait très tôt abordée dans Peaux noires, masques blancs/9 ou Albert Memmi dans son es- sai Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur/10. D’autres auteurs du courant postcolonial comme Paul Gilroy/11 ont conirmé la perma- nence de certains mécanismes de construction des représentations par l’Occident, notamment dans le domaine esthétique. Edward Saïd, dans son ouvrage L’Orientalisme/12, analysant les systèmes dans les- quels l’Occident enfermait l’Orient, a révélé d’un point de vue plus universel la façon dont l’Occident appréhende de manière générale l’Autre. Mais il a également évoqué les stratégies mises en place par cet autre, expliquant que l’Orient avait dû passer par le iltre accepté de l’Orientalisme en tant que système de connaissance pour pénétrer la conscience occidentale. Ces mécanismes d’adaptation et de recon- naissance sont tout à fait applicables au domaine de la création cho- régraphique contemporaine d’Afrique. L’invention d’une « danse africaine contemporaine » Les liens qui se sont tissés entre l’Europe et les pays d’Afrique sont le fruit d’une longue histoire de dominations construites au il des siècles. Lorsque la danse met en scène les corps, il est illusoire de croire qu’elle le fait en toute neutralité. Dans la plupart des pays d’Afrique, les pra- tiques dansées, loin d’être igées, ont été amenées à subir des trans- formations dans le temps et dans l’espace, comme partout ailleurs. Les danses dites scéniques se transforment elles aussi, donnant à voir des formes nouvelles. Ainsi depuis le milieu des années 1990 émerge une danse professionnelle de création sur le continent, qui commence à s’exporter. Le contexte de son apparition mérite qu’on s’y attarde. 76 Suite à la décolonisation, des politiques de coopération furent mises en place par la France et l’Europe avec les anciens pays colonisés. Au début des années 1990, elles prirent une tournure particulière, en rai- son de grands bouleversements internationaux. L’espoir uploads/s3/ marges-263.pdf

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