Au jour d'aujourd'hui Sylviane R. SCHWER LIPN (UMR 7030 CNRS & Université Paris
Au jour d'aujourd'hui Sylviane R. SCHWER LIPN (UMR 7030 CNRS & Université Paris13) 0. Introduction Plus de 200 blogs traitent de l’expression au jour d’aujourd’hui comme http://angely.over-blog.com/article-25738573-6.html sous le titre « Au jour d’aujourd’hui, quel [beau] pléonasme » et parfois en des termes très violents : « Le sens de l'imitation, l'imprégnation par la médiocrité, l'envie de singer les grands hommes ou les bêtes de médias provoquent une excroissance déplaisante de notre lexique de truismes, maladresses syntaxiques et autres inepties qui ne valent que parce qu'elles sont répétées d'un bout à l'autre de cette francophobie de la médiocrité. Parmi les expressions les plus laides et les plus inutiles, ce « au jour d'aujourd'hui » est une formidable caisse de dé-résonance, une ouverture vers le précipice des idées reçues, des évidences à la petite semaine, des arguments tout droits sortis de la boîte du bon-sens près de chez vous. » http://www.lepost.fr/article/2010/09/28/2239317_au-jour-d-aujourd-hui.html Tout aussi violents sont les propos de Pierre Merle (2007): « Par son omniprésence, cet au jour d'aujourd'hui que l'on entend absolument partout et à longueur de conversations, de débats, de déclarations ou d'interviews, est un parangon en or brut véritable de l'«estropiade» contemporaine. D'extraction populaire, cette redondance barbaresque n'est pas nouvelle, mais son cas est intéressant dans la mesure où le cheminement est à la fois limpide et typique d'une forme d'«estropiade» qui semble, en ce début de XXIe siècle, remporter tous les suffrages. Un : la faute grossière à l'état brut. Deux : la préciosité s'en mêle. Trois : l'usage est admis. » Quant au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, périodiquement il rappelle que : Pléonasme devenu un véritable tic de langage chez certains animateurs, l’expression « au jour d’aujourd’hui », qui appartient à la langue familière, est ressentie comme une forme d’insistance pour souligner l’opposition entre le temps actuel et le temps passé. « Aujourd’hui » est déjà à l’origine un pléonasme puisque le mot est la contraction de « à le jour d’hui », renforcement au XII é siècle de l’adverbe de l’ancien français « hui », le jour où l’on est, qui vient du latin « hodie », en ce jour. Emile Littré, dont les nombreux travaux philologiques et lexicographiques devaient aboutir à la publication du Dictionnaire de la langue française, dénonça vivement la forme « aujourd’hui », regrettant qu’on eût changé « hui » pour un équivalent si lourd. Que dirait-il de ce « pléonasme au carré » parfaitement inutile qu’est la formule « au jour d’aujourd’hui » ? (Lettre du CSA n°193, Mars 2006 ; n°235, mars 2010). Etymologiquement, au jour d’aujourd’hui exprime effectivement trois fois l’idée de jour : la première fois avec hui devenu opaque, la seconde fois avec la syllabe jour, qui n’est plus perçu comme signifiante de prime abord par beaucoup de locuteurs, et la troisième fois avec le mot jour antéposé et source des billets d’humeurs précédents. Pourtant, Henri Bauche (1946 :65, note 2) souligne1, que « La tendance au pléonasme est naturelle dans le langage, et en particulier en français, car nous avons perdu le sens des radicaux ; nous éprouvons donc parfois le besoin de renforcer le terme qui, étymologiquement, suffirait […] Quoi qu’il en soit, le Langage Populaire aime le pléonasme. » Nos gardiens de la langue française ne condamnent pas systématiquement l’expression ; ainsi Grévisse (1993 :§966,c) mentionne : « on le trouve parfois dans la langue littér[aire] : Tout ce qui est français d’origine et de bon aloi ne passe-t-il pas pour archaïque AU JOUR D’AUJOURD’HUI (Hermant, Chron[niques] de Lancelot, t[ome] I, p. 549). » Pour sa part, interrogée sur cette expression, l’Académie Française considère : « Au jour d’aujourd’hui, particulièrement redondant puisque aujourd’hui comporte déjà deux fois l’idée du « jour où nous sommes » (c’est le sens de hui, qui vient du latin hodie), se trouve parfois dans la langue littéraire, chez de fort bons auteurs, et très bien employé, lorsqu’il y a volonté d’insistance, pour bien marquer soit une étroite limite temporelle, soit une immédiate actualité. Ainsi chez Maurice Genevoix : « Une riche plaine bien de chez nous, aussi belle qu’au jour d’aujourd’hui ». On l’emploie souvent avec une nuance de plaisanterie. L’essentiel est de n’en pas abuser, mais en elle-même, cette tournure n’est pas incorrecte. » 1 Il rappelle, dans la note (1) de la page suivante que l’on devrait dire « l’endemain » et non « le lendemain », qui est aussi un renforcement. L’irritation qu’une collègue m’a plusieurs fois exprimée d’entendre cette expression dans les interventions de notre directeur de laboratoire2 est à l’origine de cette étude contrastive entre les emplois de hui, d’aujourd’hui, et d’au jour d’aujourd’hui. En effet, je me suis intéressée d’une part aux contextes dans lesquels le directeur utilisait cette expression, et d’autre part, je l’ai interrogé sur le sens qu’il donnait à cette expression, les contextes qui le faisait préférer cette expression à aujourd’hui. J’ai pu noter, et vérifier dans toutes les occurrences de cette expression entendues ici et là, que l’accentuation est mise sur l’occurrence isolée de jour, jamais sur aujourd’hui. Ses explications épilinguistiques ont confirmé ses emplois. Il s’agit à chaque fois d’émettre un constat au sujet d’une situation insatisfaisante pour lui et/ou pour l’auditoire à un moment donné, avec l’intention de clore la conversation sur ce sujet. Les énoncés (1) et (2) sont prototypiques de ces cas de figures, que certains pourraient conclure par l’expression point-barre. Ce même effet de sens est plus difficilement obtenu avec les énoncés (1’) et (2’). (1) Au jour d’aujourd’hui, je n’en sais pas plus. (1’) Aujourd’hui, je n’en sais pas plus (2) Au jour d’aujourd’hui, la situation est ainsi. (et je/on n’y peux/peut rien). (2’) Aujourd’hui, la situation est ainsi. En revanche, les énoncés (3), (4) ont été rejetés. (3) *Au jour d’aujourd’hui, j’ai croisé le président. (3’) Aujourd’hui, j’ai croisé le président. (4) *Au jour d’aujourd’hui, il va pleuvoir. (4’) Aujourd’hui, il va pleuvoir. Cette partition entre énoncés acceptés et rejetés est en correspondance avec les deux significations principales de l’adverbe déictique de phrase aujourd’hui, qui indique (i) le jour calendaire même au cours duquel parle ou pense le sujet, et par extension, (ii) l'époque actuelle, le moment présent, relativement au moment où parle ou pense le sujet. Mais contrairement à ce qui se passe souvent3 dans les phénomènes de répétition, dans lequel ce procédé énonciatif insiste sur le sens prototypique du concept (voir par exemple Ghomeishi & al. 2004), comme dans 2 Il s’agit de Christophe Fouqueré, et de ses interventions au cours des différentes assemblées générales accompagnant le changement de l’organisation du CNRS en instituts. Je le remercie ici, ainsi que les nombreux collègues (informaticiens) que j’ai sollicités pour discriminer les énoncés (1-4’) et mes représentations. 3 Ce n’est pas une loi absolue, comme le montre (Glaube & Zribi-Hertz, 2011). l’énoncé (5), le renforcement du terme jour conduit à exclure le sens prototypique du syntagme adverbial de phrase au jour d’aujourd’hui. (5) c’est une femme femme. Cette exclusion n’est pas sans effets sur les conditions d’emplois d’au jour d’aujourd’hui, puisqu’elle lui interdit toute association avec un temps verbal du passé ou du futur. Aujourd’hui peut et en discours et en récit s’associer à la plupart des temps verbaux (voir par exemple Vuillaume 1990). Contrairement à aujourd’hui, adverbe temporel déictique qui n’est relié au sujet que par la concomitance de leurs extensions temporelles, le contraste entre les énoncés (1) et (2) d’une part et (1’) et (2’) d’autre part, nous incite à considérer au jour d’aujourd’hui comme un adverbe nynégocentrique, pour reprendre le terme de (Damourette et Pichon, 1983), c’est-à-dire à la fois centré sur le maintenant (nyn) du sujet, mais aussi sur son JE (égo), c’est-à- dire à la fois un marqueur temporel et discursif. La répétition sémantique, ou reformulation qui s’est opérée entre hui et aujourd’hui semble en revanche n’avoir ni élargi ni restreint le sens de hui, dont la disparition paraît ainsi totalement justifiée puisqu’il n’était plus à même de rappeler l’idée du jour (Spitzer 1940). Nous nous proposons donc de vérifier que hui était l’équivalent d’aujourd’hui mais qu’aujourd’hui n’a transmis à au jour d’aujourd’hui – et dès son apparition - que ce qui était nécessaire à référer plus étroitement au locuteur que temporellement, c’est-à-dire sa situation temporelle d’actualité, mais non calendaire et divisible. La présente étude se divise en quatre parties. La première concerne l’étymologie et l’histoire de la formation de au jour d’aujourd’hui. Nous montrons dans cette partie que hui possédait les mêmes emplois qu’actuellement aujourd’hui. Attestée dès le XVIII° siècle, cette expression apparaît dans la littérature et entre dans de nombreux dictionnaires de langues régionales du XIX°. La seconde partie concerne les débuts de au jour d’aujourd’hui. En particulier, nous y examinons les 38 occurrences de l’expression aujourd’hui et les 20 de au jour d’aujourd’hui contenues dans le roman de George Sand, publié en 1845, le Meunier d’Angibault. La troisième partie résume les principaux traits que nous avons décelés des emplois actuels de au jour d’aujourd’hui à travers un corpus de 500 extraits fournis par uploads/s3/ schwer-au-jour-au-jour-dhu-i.pdf
Documents similaires










-
36
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 10, 2021
- Catégorie Creative Arts / Ar...
- Langue French
- Taille du fichier 0.4637MB