Sociologie religieuse et folklore La prééminence de la main droite. Étude sur l
Sociologie religieuse et folklore La prééminence de la main droite. Étude sur la polarité religieuse (1909) in Revue philosophique, XXXIV, 1909. Retour à la table des matières Quelle ressemblance plus parfaite que celle de nos deux mains! Et pour- tant, quelle inégalité plus criante ! À la main droite vont les honneurs, les désignations flatteuses, les préro- gatives : elle agit, elle ordonne, elle prend. Au contraire, la main gauche est méprisée et réduite au rôle d'humble auxiliaire : elle ne peut rien par elle- même ; elle assiste, elle seconde, elle tient. La main droite est le symbole et le modèle de toutes les aristocraties, la main gauche de toutes les plèbes. Quels sont les titres de noblesse de la main droite ? Et d'où vient le servage de la gauche ?Robert Hertz, Sociologie religieuse et folklore (1928) 81 I – L’asymétrie organique Retour à la table des matières Toute hiérarchie sociale se prétend fondée sur la nature des choses, ( en grec dans le texte); par là, elle s'octroie l'éternité, elle échappe au devenir, aux prises des novateurs. Aristote justifiait l'esclavage par la supériorité ethnique des Grecs sur les Barbares ; et l'homme, que troublent aujourd'hui les reven- dications féministes, allègue l'infériorité naturelle de la femme. De même, selon l'opinion courante, la prééminence de la main droite résulterait directe- ment de la structure de l'organisme et ne devrait rien à la convention, à la croyance changeantes des hommes. Mais, malgré les apparences, le témoi- gnage de la nature n'est ni plus clair, ni plus décisif, quand il s'agit de régler les attributions des deux mains, que dans les conflits des races ou des sexes. Ce n'est pas que les tentatives aient manqué pour assigner à la droiterie une cause anatomique. De toutes les hypothèses émises 1, une seule paraît avoir résisté à l'épreuve des faits : c'est celle qui rattache la prépondérance de la main droite au développement plus considérable, chez l'homme, de l'hémis- phère cérébral gauche, qui, on le sait, innerve les muscles du côté opposé. De même que le centre du langage articulé se trouve ans cette partie du cerveau, les centres qui président aux mouvements volontaires y résideraient princi- palement. Comme le disait Broca, « nous sommes droitiers de la main, parce que nous sommes gauchers du cerveau ». Le privilège de la main droite se trouverait fondé sur la structure asymétrique des centres nerveux, dont la cause, quelle qu'elle soit, est évidemment organique 2. Il n'est pas douteux qu'une corrélation régulière existe entre la prédomi- nance de la main droite et le développement supérieur du cerveau gauche. Mais, de ces deux phénomènes, lequel est la cause, lequel est l'effet ? Qu'est- ce qui nous interdit de retourner la proposition de Broca et de dire : « Nous sommes gauchers du cerveau parce que nous sommes droitiers de la main » 3 ? C'est un fait connu que l'exercice d'un organe détermine une nutrition plus 1 2 3 On en trouvera l'exposé et la discussion chez sir Daniel WILSON, Lefthandedness, Londres, 1891, p. 149 sqq. Dr J. JACOBS, Onze Rechlshandigheid, Amsterdam, 1892, p. 22 sqq. J. JACKSON, Ambidexterily, Londres, 1905, 41 sqq. Voir WILSON, p. 183 sqq. ; BALDWIN, Développement mental dans l'enfant et dans la race, p. 67 sqq.; VAN BIERVLIET, L'homme droit et l'homme gauche, in Revue philosophique, 1899, t. XLVII, p. 276 sqq. JACOBS, p. 25 sqq. Robert Hertz, Sociologie religieuse et folklore (1928) 82 abondante et, par suite, un accroissement de cet organe. L'activité plus grande de la main droite, qui implique un travail plus intense des centres nerveux gauches, a nécessairement pour effet d'en favoriser le développement 1. Si l'on fait abstraction des effets produits par l'exercice et les habitudes acquises, la supériorité physiologique de l'hémisphère gauche se réduit à si peu de chose qu'elle peut tout au plus déterminer une légère préférence en faveur du côté droit. La difficulté qu'on éprouve à assigner à l'asymétrie des membres supé- rieurs une cause organique certaine et adéquate, jointe au fait que les animaux les plus voisins de l'homme sont ambidextres 2, a conduit quelques auteurs à ôter tout fondement anatomique au privilège de la main droite. Ce privilège ne serait pas inhérent à la structure du genus homo, mais devrait son origine exclusivement à des conditions extérieures à l'organisme 3. Cette négation radicale est pour le moins téméraire. Sans doute la cause organique de la droiterie est douteuse, insuffisante, difficile à discerner des influences qui du dehors s'exercent sur l'individu et le façonnent ; mais ce n'est pas une raison pour nier dogmatiquement l'action du facteur physique. D'ailleurs, en quelques cas, où l'influence externe et la tendance organique sont en conflit, il est possible d'affirmer que l'inégale dextérité des mains tient à une cause anatomique. Malgré la pression énergique, parfois même cruelle, que la société exerce, dès l'enfance, sur les gauchers, ceux-ci gardent toute leur vie une préférence instinctive pour l'usage de la main gauche 4. Si l'on est obligé de reconnaître ici la présence d'une disposition congénitale à l'asymé- trie, force est d'admettre que inversement, chez un certain nombre d'hommes, l'usage prépondérant de la main droite résulte de la conformation de leur corps. L'opinion la plus probable peut être exprimée sous une forme mathé- matique, d'ailleurs peu rigoureuse : sur cent hommes, il y en a environ deux qui sont, par nature, des gauchers, rebelles à toute influence contraire ; une proportion, notablement plus forte, se compose de droitiers héréditaires ; entre ces deux extrêmes oseille la masse des hommes, qui, laissés à eux- mêmes, pourraient se servir à peu près également de l'une et de l'autre main, avec (en général) une légère préférence en faveur de la droite 5. Ainsi il ne faut pas nier l'existence de tendances organiques vers l'asymétrie ; mais, sauf quelques cas exceptionnels, la vague disposition à la droiterie, qui semble répandue dans l'espèce humaine, ne suffirait pas à déterminer la prépondérance absolue de la main droite, si des influences étrangères de l'organisme ne venaient la fixer et la renforcer. 1 2 3 4 5 Bastian et Brown-Sequard, in WILSON, pp. 193-194. ROLLET, La taille des grands singes, in Revue scientifique, 1889, p. 198 ; JACKSON, p. 27 sqq., 71. JACOBs, pp. 30, 33. WILSON, pp. 140, 142. WILSON, pp. 127-128 ; JACKSON, pp. 52, 97. Cet auteur estime à 17% le nombre des droitiers de nature ; il n'explique pas comment ce chiffre a été obtenu. VAN BIERVLIET (p. 142, 373) n'admet pas « l'existence de véritables ambidextres » ; 98 % des hommes sont, selon lui, droitiers. Mais ses mesures n'ont porté que sur des adultes ; et il donne au mot « ambidextrie » un sens beaucoup trop étroit. Ce qui importe ici, ce ne sont pas tant les dimensions des os ou de la force des muscles, que l'utilisation possible de l'un et de l'autre membre. Robert Hertz, Sociologie religieuse et folklore (1928) 83 Mais, quand même il serait établi que, par un don de la nature, la main droite l'emporte toujours sur la gauche en sensibilité tactile, en force et en habileté, il resterait encore à expliquer pourquoi un privilège d'institution humaine vient s'ajouter à ce privilège naturel, pourquoi la main mieux douée est seule exercée et cultivée. La raison ne conseillerait-elle pas de chercher à corriger par l'éducation l'infirmité du membre le moins favorisé ? Tout au contraire, la main gauche est comprimée, tenue dans l'inaction, méthodique- ment entravée dans son développement. Le Dr Jacobs nous raconte qu'au cours de ses tournées d'inspection médicale dans les Indes néerlandaises, il observa souvent que les enfants des indigènes avaient le bras gauche entière- ment ligoté ; c'était pour leur apprendre à ne pas s'en servir 1. Nous avons supprimé les liens matériels; mais c'est tout. L'un des signes qui distinguent un enfant « bien élevé », c'est sa main gauche devenue incapable d'aucune action indépendante. Dira-t-on que tout effort pour développer les aptitudes de la main gauche est condamné d'avance à l'insuccès ? L'expérience démontre le contraire. Dans les rares cas où, par suite de nécessités techniques, la main gauche est conve- nablement exercée et entraînée, elle rend des services à peu près équivalents à ceux de la droite ; par exemple, au piano, au violon, en chirurgie. Qu'un accident vienne à priver un homme de sa main droite, la gauche, au bout de quelque temps, acquiert la force et l'adresse qui lui manquaient. L'exemple des gauchers est encore plus concluant ; car, cette fois, l'éducation combat, au lieu de la suivre et de l'exagérer, la tendance instinctive à l' « unidextrie » ; la conséquence est que les gauchers sont généralement ambidextres et se font fréquemment remarquer par leur habileté 2. À plus forte raison ce résultat serait-il atteint pour la plupart des hommes, qui n'ont pas de préférence irrésistible dans l'un ou dans l'autre sens et dont la main gauche ne demande qu'à s'exercer. Les méthodes de culture bimanuelle, qui ont été appliquées depuis quelques années, en particulier dans uploads/S4/ la-preeminence-de-la-main-droite-etude-sur-la-polarite-religieuse-1909.pdf
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- Publié le Jui 18, 2021
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