“ Cadres nomades ” : mythe et réalités A propos des recompositions des marchés

“ Cadres nomades ” : mythe et réalités A propos des recompositions des marchés du travail des cadres Paul BOUFFARTIGUE et Sophie POCHIC Introduction Il semble admis que le modèle d’emploi – emploi sûr, associé à la programmation d’une carrière ascendante au sein du marché interne à la firme – qui a prévalu pour les cadres pendant la période de stabilisation de cette catégorie sociale soit en voie de fortes recompositions, sinon de disparition. Mais quel est le nouveau modèle de parcours professionnels qui se dessine dans la rupture actuelle ? De quelles différenciations participe-t-il au sein d’une catégorie salariale, plus hétérogène que jamais ? De quelles recompositions des frontières entre salariat d’une part, travail indépendant et entrepreneuriat d’autre part est-il partie prenante ? Chez certains théoriciens de la gestion des ressources humaines, comme dans le discours des institutions d’aide à la recherche d’emploi des cadres, ce modèle est celui du cadre sujet de sa propre carrière, gérant son employabilité en développant ses compétences au travers d’un projet personnel, et privilégiant désormais la circulation sur les marchés professionnels. On se propose d’analyser de manière critique cette rhétorique, tout en s’interrogeant sur son efficacité pratique, notamment au plan des segmentations internes à la catégorie de cadre. Après l’avoir présentée (I), on commencera par relativiser fortement la thèse de la disparition du modèle traditionnel d’emploi et on montrera que seuls certains cadres sont susceptibles de s’approprier la vision du monde inscrite dans la rhétorique du cadre-sujet de sa carrière : la fraction des cadres en emploi qui bénéficient d’une position de force sur les marchés internes et professionnels du travail, dont les cadres à haut potentiel ; et une partie des cadres chômeurs, qui trouvent dans cette rhétorique des ressorts de mobilisation personnelle dans leur recherche d’emploi (II). On s’interrogera en conclusion sur les traces que laissera la décennie 1990, au cours de laquelle les difficultés d’emploi des cadres ont atteint un seuil historiquement nouveau. On souhaite ainsi prolonger nos propres travaux sur une catégorie sociale en transformation rapide depuis une décennie (Bouffartigue et Gadea, 2000 ; Bouffartigue, 2001 ; Pochic, 2001). 1- Le modèle du “ cadre nomade ” De nombreux ouvrages de management prodiguent des conseils incitant les cadres à autogérer leur carrière sur le modèle des professions libérales. Ce modèle du cadre nomade serait caractéristique du nouvel esprit du capitalisme, idéologie destinée notamment aux cadres (Boltanski, Chiapello, 1999). A partir d’ouvrages de management, ces auteurs ont montré que la Cité par projets fait l’apologie du risque et de la mobilité, et remplace la notion de carrière par celle d’employabilité dans un monde en réseau. Le “ Grand ” dans cette Cité serait le nomade, caractérisé par la flexibilité, la polyvalence, l’adaptabilité. Le “ Petit ” serait celui qui s’avère incapable de changer de projet, pour des raisons de non-mobilité ou d’attachement à la sécurité. Ce nouvel esprit 41 LEST-CNRS 42 LEST-CNRS du capitalisme semble répondre à des critiques antérieures du système capitaliste. Ainsi la critique “ artistique ” revendiquait l'autonomie, l'authenticité et la réalisation de soi contre les bureaucraties. La figure du nomade était par exemple un modèle critique du capitalisme d'appareil d'Etat pour G. Deleuze et F. Guattari (1980) sur le modèle de la puissance active des compagnons, par la mobilité et la grève43. De même la figure du rhizome ou du réseau à mille plateaux dans un monde connexionniste était dans une position critique par rapport aux appareils, symboles de la lourdeur et de la division du travail taylorisé des bureaucraties. Le remplacement de la carrière par une promesse d'employabilité (Dany, 1997) ne répond cependant pas vraiment aux exigences de justice et de sécurité portées par la critique sociale du capitalisme. “ Au cadre salarié à temps plein occupant un emploi stable dans une grande entreprise, qui incarne le second esprit du capitalisme, se substitue le contributeur intermittent dont l’activité peut être rémunérée de différentes façons : salaires, honoraires, droits d'auteur, redevances sur les brevets, etc., ce qui tend à estomper la différence entre les revenus du capital et les revenus du travail ” (Boltanski, Chiappello, 1999, p.237). Le terme même de cadre qui suggère la hiérarchie et le statut est considéré comme un archaïsme. Les termes de manager, de chef de projet, de responsable d’un centre de profit, de coach mettent plutôt l’accent sur l’idée d’une mission temporaire d'un expert. L’individu ne devrait plus attendre de l’entreprise un plan de carrière, mais au contraire développer son projet de développement personnel au sein d’activités salariées, libérales ou même bénévoles. Deux métiers seraient particulièrement typiques des cadres nomades : les financiers et les consultants, aux compétences transférables sur un marché professionnel mondial. Les cadres aux savoirs spécifiques et industriels seraient par contre fortement fragilisés. Ce modèle est particulièrement véhiculé par les spécialistes de l’aide à la recherche d’emploi des cadres, qui visent la redynamisation des chômeurs. Le chômage serait justement une épreuve permettant de montrer sa capacité à se réinvestir dans un nouveau projet, de faire le deuil de son ancien emploi et donc de montrer sa capacité à rebondir. Ces intermédiaires spécialisés dans le bilan de compétences, la construction d’un projet professionnel (à partir du transfert de compétences) et le marketing personnel (techniques de recherche d'emploi) véhiculent une certaine représentation du marché du travail (Divay, 1998 ; Boisard, Vennat, 1997 ; Benarrosh, 2000). Les formations associées à ces démarches sont destinées souvent aux cadres expérimentés chômeurs de longue durée. Elles s’appuient sur une conception des compétences individualisées et psychologisantes, et sur des méthodes de psychologie expérimentale (PNL, tests de personnalité, graphologie). La construction de réseaux ad hoc et le contact direct avec des personnes-ressources sont présentés comme la méthode la plus efficace pour passer le barrage du recrutement à distance. Les cadres doivent se présenter comme des offreurs de compétences et non pas des demandeurs d’emploi, et doivent considérer le statut d’emploi (salarié ou indépendant) comme un élément secondaire. La création/reprise d’entreprise est fortement valorisée comme moyen de créer son propre emploi. Certains intermédiaires promeuvent le cadre à temps partagé, répartissant son temps entre plusieurs PME. La notion de projet de vie permettrait aux cadres de réconcilier vie professionnelle et valeurs personnelles, de chercher leur véritable vocation et de transformer la mobilité contrainte en mobilité choisie. Le chômage est ainsi présenté comme une opportunité de se socialiser à l’entreprise de demain. dans laquelle les bilans de compétence seront récurrents et l’entretien de sa propre employabilité permanent. Cette rhétorique se retrouve en sciences de gestion, puisque le courant des “ carrières nomades ” (ou “ boundaryless careers ”) s’est construit comme un paradigme alternatif à celui de la carrière organisationnelle (Arthur, Rousseau, 1996). Il s’est développé aux Etats-Unis à travers 43 “ Nouvelle figure d'un agencement trans-historique : le guerrier nomade et l'ouvrier ambulant. Une sombre caricature les devance déjà, le mercenaire ou l'instructeur militaire mobile, et le technocrate ou l'analyste ambulant, CIA et IBM ” (Deleuze, Guattari, 1980, p.502). l’étude de secteurs (NTIC, industries cinématographiques … ), de professions (architectes, consultants … ) et de régions particulières (Silicon Valley). “ Le courant des carrières nomades se place dans la perspective d’une entreprise ouverte en interdépendance avec un marché du travail considéré comme un réservoir de compétences ” (Cadin, Bender, de Saint-Giniez, Pringle, 2000, p.94). A l’aide d’une comparaison internationale France / Nouvelle-Zélande de récits de carrière, des chercheurs ont ainsi étudié un échantillon d’individus de tout âge et de toute qualification, choisi de façon aléatoire. Ils montrent que d’autres profils de carrière existent à côté de la carrière organisationnelle sur un marché interne, qu’ils nomment “ nomades ”. Les itinérants changent fréquemment d’employeurs au sein d’un métier ou d’un secteur, et sont souvent des professionnels qualifiés (informaticiens, marketing, RH, comptabilité, administratifs). Les frontaliers naviguent entre le statut salarié et indépendant dans le même métier, de façon concomitante ou successive. Les véritables nomades sont enfin caractérisés par une orientation vers l’auto-emploi, souvent après plusieurs reconversions radicales, ou un chômage de longue durée ou une inactivité longue. Ces deux types se rencontrent surtout dans le secteur des services aux entreprises ou aux particuliers, caractérisés par de faibles barrières capitalistiques à l’entrée. Les reconversions et les passages au statut indépendant, les transitions professionnelles semblent être plus faciles en Nouvelle-Zélande, en raison du moindre poids des diplômes initiaux, de la conjoncture économique plus favorable et de la taille plus faible des entreprises. Les motifs à l’origine des carrières nomades semblent cependant être souvent des licenciements ou des faillites en France, donc reflètent une mobilité contrainte. Même si les gestionnaires reconnaissent que ces carrières sont en partie subies, l'essentiel est qu'elles seraient mises en sens par les individus44. Cependant cette enquête ne permet pas de voir de manière précise l’impact relatif des variables socio-démographiques (âge, diplôme, métier) et contextuelles (secteur, taille de l’entreprise, conjoncture, localisation géographique) sur les types de mobilité. Les économistes de la régulation essayent eux aussi d’évaluer le poids de ces nouvelles carrières au sein de la population des travailleurs qualifiés. J-L. Beffat, R. Boyer et J-P. Touffut (1999) uploads/Finance/ cadres-no-made-s.pdf

  • 36
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Jui 28, 2021
  • Catégorie Business / Finance
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.1403MB