ÉTHIQUE ET FINANCE 21 INTRODUCTION À L’ARTICLE ÉTHIQUE ET FINANCE D’AMARTYA SEN

ÉTHIQUE ET FINANCE 21 INTRODUCTION À L’ARTICLE ÉTHIQUE ET FINANCE D’AMARTYA SEN JEAN-MARIE THIVEAUD Amartya Sen, professeur de philosophie et d’économie à l’université d’Harvard a reçu, au début du mois d’octobre, le Prix Nobel d’économie. A cette occasion, nous sommes heureux de présenter à nouveau l’article qu’Amartya Sen avait publié dans la Revue d’économie financière, au prin- temps 1992, traduction française du produit d’une conférence qu’il avait prononcée un an plus tôt à la Banca d’Italia. Cet article était le premier que nous avions inscrit dans la rubrique « Ethique et finance », au moment où nous étions avec Robert Lion et Hélène Ploix en train de mettre en place une fondation, « Finance, éthique et société », dont les travaux à venir ont été transférés, à la mi-1992, dans le cadre de l’Association d’économie financière. Ce programme de recherche international, financé par la Caisse des dépôts et consignations, et qui a pris le nom de « Finance, Ethique, Confiance » a réuni jusqu’en 1996, des universitaires, des centres de recherche, des établissements financiers, en France, en Italie, en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis et au Japon, avant d’y associer la Belgique et l’Espagne quelques années plus tard. Les contacts que nous avons noués alors, avec notamment l’université d’Harvard, par le biais du Pr. Marc Shell, qui a organisé, par notre intermédiaire le Center of studies of Culture and Money, nous a permis de prendre ainsi contact avec le Pr. Amartya Sen, éminent spécialiste de l’économie, de la finance et de l’éthique. A l’occasion de ce colloque tenu à Rome, Amartya Sen a ainsi estimé que le problème central en éthique financière est la relation entre les devoirs et les conséquences. Ainsi, la poursuite de la maximisation du profit en tant qu’engagement primordial est souvent défendue au nom de la responsabilité fiduciaire envers les actionnaires. Mais cette approche, explique-t-il dans son article, reste erronée, d’une part à cause des domma- ges qu’un tel comportement peut causer au public au sens large, et d’autre part, en raison du besoin de considérer ses devoirs envers les autres qui sont eux aussi impliqués dans les affaires. L’évaluation de toutes ces conséquen- ces est donc profondément au centre de l’éthique financière. REVUE D'ÉCONOMIE FINANCIÈRE 22 Quelques années plus tard, lors d’un colloque qui s’est tenu, en 1995, au Columbus Ethic Center, à Columbus, Ohio, sous la présidence du Dr. Paul Minus, le Professeur Amartya Sen s’est à nouveau expliqué sur le point de savoir si l’éthique financière a un sens économique. Selon lui, Adam Smith encourageait déjà la convergence de l’économie et de l’éthique. Toutefois, si l’on définit l’économie, comme certains industriels visionnaires l’ont fait, comme l’accomplissement d’une société meilleure, l’amélioration de la société est une récompense en elle-même. En outre, si le sens économique ne renvoie qu’au profit, le souci des autres est jugé par rapport au profit qu’il rapporte. Il convient alors de faire très attention aux normes de sécurité pour qu’il n’y ait pas d’accidents qui nuiraient autant aux profits qu’aux objectifs du bien-être social. L’importance de l’éthique dans le business n’est pas en contradiction avec le postulat d’Adam Smith selon lequel notre intérêt nous fournit une motivation adéquate pour les échanges. L’éthique peut être d’une impor- tance cruciale pour l’organisation économique en général et les opérations d’échange en particulier. Il n’en reste pas moins que toutes ces questions liées à l’éthique et à la finance ou à la monnaie remontent à la plus haute antiquité et, comme on le verra dans l’article d’Amartya Sen, elle trouve une partie de ses racines dans les textes védiques de l’Inde ancienne où, pour reprendre les termes de Charles Malamoud tels qu’il les avait rapportés dans son article inscrit à la fin du numéro de la REF sur « le 175ème anniversaire de la Caisse des dépôts » , paru en septembre 1991, la dette est à la fois de l’ordre du crédit, de la foi et de la créance. Cependant, dès lors que l’on demeure dans l’ordre inaugural et de la dette et du sacrifice, il est clair que la dimension éthique est encore au premier plan, pour maintenir les relations avec les divinités, puis, plus tard avec les mécanismes religieux. Amartya Sen évoque à son tour les deux philosophes qui ont vécu au IVème siècle avant J.C., l’indien Kautyla et le grec Aristote, l’un et l’autre associant la question de la monnaie à celle de l’éthique, question sur laquelle Aristote a très largement disserté. La suite de l’article revient sur les textes du Deutéronome, sur les économistes anglais du XVIIIème siècle, sur Marx et Keynes et, enfin, sur les problèmes strictement contemporains qui associent les problèmes des affaires, ceux des délits d’initié et des différents aspects qui regardent les abus de biens sociaux, la corruption, les trafics illicites, etc. En reprenant, six ans et demi plus tard, cet article particulièrement intéressant et subtil, nous venons célébrer, avec Amartya Sen, la remise de son Prix Nobel et le remercier pour son aimable concours aux travaux entrepris dans le cadre de l’Association d’économie financière. ÉTHIQUE ET FINANCE 23 ÉTHIQUE ET FINANCE AMARTYA SEN1 PROFESSEUR, HARVARD UNIVERSITY, ETATS-UNIS J e suis très honoré d’avoir l’occasion de donner la première confé- rence Baffi à la Banque d’Italie. Paolo Baffi n’était pas seulement un banquier remarquable et un expert financier, il était également un excellent économiste et un penseur social visionnaire. Il avait d’éminen- tes compétences techniques dans différents domaines qui s’alliaient à une distinction intellectuelle dotée d’un profond sens des valeurs. Comme le gouverneur Ciampi l’a dit lors de l’Assemblée générale de la Banque d’Italie en mai dernier, Paolo Baffi représentait « une alliance extraordinaire de logique, d’érudition et de force morale » ; ce n’était « pas seulement un étudiant doué pour l’économie, il était profondément engagé dans l’action pour le bien commun »2. En se souvenant de Baffi aujourd’hui, nous devons garder à l’esprit ses contributions intellectuelles d’une part et ses préoccupations générales d’évaluation d’autre part. DEVOIRS ET CONSÉQUENCES Les raisonnements éthiques sur ce qui devrait être fait ou pas, impli- quent des notions variées du devoir. Cela s’applique aussi à la morale des activités financières. Les idées conventionnelles du devoir sont souvent fondées sur la séparation des tâches que nous devons accomplir, les « obligations déontologiques », d’avec leurs conséquences. En fait, il y a eu maintes propositions variées dans une morale stricte comme dans une moralité usuelle qui suggéraient que les tâches puissent être observées dans des termes indépendants de leurs conséquences. J’ai essayé de présenter en d’autres occasions qu’une telle dissociation serait une erreur, et qu’il est difficile de réconcilier une telle césure avec les exigences de discipline d’un raisonnement éthique3. Dans notre con- texte, c’est-à-dire en analysant l’éthique et l’économie financière, ces rapports peuvent être particulièrement fondamentaux. REVUE D'ÉCONOMIE FINANCIÈRE 24 L’interrelation existant entre les devoirs et les conséquences prend particulièrement tout son sens dans le cas de l’éthique financière, et nous devons étudier la manière dont ces rapports s’exercent. La finance est une matière dont les préceptes éthiques ont été exami- nés sous tous ses aspects depuis des milliers d’années. Je vais m’attacher à quelques aspects des analyses traditionnelles de l’éthique et de l’économie financière, allant de Kautilya et d’Aristote au IVème siècle avant J.-C. à Adam Smith au XVIIIème siècle. Nous verrons que les principes et les préoccupations qui ressortent de ces analyses restent vraiment pertinents face aux problèmes actuels de l’organisation finan- cière et qu’ils nous aident dans les difficultés contemporaines. J’illustre- rai mon propos par des questions d’éthique financière et commerciale connexes, qui traitent des devoirs des agents financiers, gestionnaires ou autres administrateurs d’institutions financières et de sociétés commerciales. L’une des questions renvoie aux objectifs qu’une société financière et/ ou commerciale doit poursuivre, en particulier au rôle de la maximisa- tion du profit. La priorité des bénéfices pourrait être préconisée sur deux terrains très différents : a) elle est le chemin vers un optimum social ; b) la responsabilité financière envers les actionnaires implique le devoir de maximiser les bénéfices pour eux. Le rapport entre ces deux argu- ments est d'un intérêt considérable. Un second problème vise la contrainte instrumentale qui devrait limiter toute société dans la poursuite des objectifs choisis, comme pour la maximisation du profit. Les affaires ou les opérations financières particulières pourraient être déclarées inadmissibles même si elles ont pu valoriser la promotion de ces objectifs. Par exemple, la poursuite de l'objectif de maximisation du profit est-elle compatible avec l'influence de la politique publique ? Ou encore, les contraintes sur la prise en main de fortunes mal acquises, ou sur le « blanchiment » de l’argent, sont-elles concevables, notamment lorsque l’institution financière elle-même n’est pas impliquée directement dans un acte illégal ? Un troisième point est celui des contraintes de comportement qui pourraient restreindre notablement la recherche de bénéfices privés par des agents financiers individuels. La recherche de gains personnels par les agents eux-mêmes pourrait créer des situations conflictuelles allant à l’encontre des intérêts des actionnaires, ou de la communauté en général. Comment uploads/Finance/ ethique-et-finance.pdf

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  • Publié le Fev 05, 2022
  • Catégorie Business / Finance
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