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VÉRONIQUE PERRIOT Gratuité Essai à transformer - Mais alors, comment peut-on vivre gracieusement, “gratuitement” dans un tel monde ? - Les amis, les amis… la gratuité, juste comme ça, pour l’amusement, pour votre bon plaisir. Ivan ILLICH Au commencement est l’espace. Un coin de cour, un bout de salle, une matinée par mois, où les visiteurs sont invités à déposer ce qui ne leur sert plus et prendre parmi ce qui s’offre – gratuitement. Au départ est l’espace... de gratuité. Un lieu, un temps, dédiés. Un trou de serrure pour observer sur quoi ouvre la porte de la gratuité. Ce champ est vaste. Au-delà de l’espace, c’est toute une aire qui se dessine. Une aire pour composter nos vieux paradigmes économiques, sociaux, relationnels, politiques. Une aire pour préparer le terreau, le terrain, d’un changement d’ère. Rien de moins. La gratuité est une clef ouvrant sur un autre possible. Elle déverrouille notre rapport au monde et à autrui. Nous sommes enfermés, plus que jamais enfermés, dans un paradigme marchand, censé nous garantir confort et sécurité. Sauf que le nid promis est devenu prison : une prison de moins en moins dorée, gardée par un nombre croissant de geôliers. La porte s’est refermée sur nous. Nous sommes victimes d’une croyance érigée en dogme : seule la production de biens en vue de leur échange sur un marché peut assurer notre subsistance. Or la gratuité prouve le contraire : la circulation sans contrepartie de biens et services entre libres contributeurs est génératrice d’abondance. Comment opère-t-elle ce miracle ? Contrairement au don dont elle pourrait sembler jumelle, la gratuité ne se joue pas face à l’Autre, mais avec l’Autre. À la compétition, elle substitue la coopération. Il n’y a plus un producteur et un consommateur, ou un donateur et un donataire en face à face, et chacun dans son rôle, mais un espace entre eux : l’espace du Commun (du « comme Un » ?), à la fois impersonnel et partagé. Cet espace délivre l'échange de la nécessité d’une contrepartie et donc de toute tentation de calcul ou d’obligation – au point de rendre caduque la notion même d’échange. La gratuité opère le passage d’un échange duel à un partage dans le commun. Ce n’est pas rien. Cet ouvrage, né de l’observation de terrain, n’a pas vocation à être exhaustif sur le sujet. Il est un témoignage et une invitation – à se saisir de la clef de la gratuité, pour l'observer sous tous ses angles, la tourner, entrouvrir grâce à elle la porte marchande, cultiver ses potentialités, et, pourquoi pas ?, esquisser les fondations d’une future ère de la gratuité. Pour cela, il nous faudra d’abord examiner cette clef : qu'est-ce que la gratuité ? C'est un mot courant, on croit le saisir – mais que recouvre-t-il exactement ? Qu’est-ce au juste qu’un espace « de gratuité » ? Approchons-nous d'abord pour voir ce qui s’y joue. Puis éloignons-nous : passons de l’expérience concrète aux ressorts qu’elle active, au principe qu'elle dégage, jusqu’à imaginer une société qui en ferait son fondement. Une utopie ? Oui, au sens propre du terme : ce qui n’existe encore à proprement parler dans aucun lieu – si ce n’est, justement, dans ces « espaces » où elle se pratique déjà. Commençons donc par là. I L’espace de gratuité Août 2015. Je découvre sur mon palier un amoncellement d’objets. Le lendemain, pareil. Tous les jours, toute la semaine, la même quantité d’objets. Que se passe-t-il ? Ma voisine, âgée de quatre-vingts ans, est partie en maison de retraite et ses enfants passent leurs congés d’été à vider son appartement – un appartement minuscule, dont sortent pourtant des mètres cubes d’objets, répandus jour après jour devant l'ascenseur, en attente de chargement. Lits, commodes, vaisselle, bibelots, des sacs et des sacs de vêtements. Un matin, j’avise deux autocuiseurs. Je m'apprêtais justement à en acheter un. Je demande au fils de ma voisine s’il va en avoir l’usage. Il me dit que non et m’encourage à récupérer tout ce qui me plaira : c’est ça de moins qu’il lui faudra amener à Emmaüs, à une vingtaine de kilomètres. Je rentre chez moi avec l'autocuiseur sous le bras et des questions plein la tête : comment une femme invalide, vivant seule, pouvait-elle avoir l’usage d’autant d’objets ? Et comment cette accumulation peut-elle être transmise à ses enfants, contraints de passer leurs congés à déblayer la vie d’une autre ? Je m’endors sur ces questions... et me réveille avec une illumination : je vais ouvrir un espace de gratuité. Le cadre se dégage aussitôt : un dimanche matin par mois, dans la cour d'un local associatif. Les visiteurs pourront déposer librement ce qui ne leur sert plus et reprendre gratuitement ce qui leur fera envie parmi ce que d’autres auront déposé. Ce cadre, sitôt posé, ne bougera plus. Seule la plage horaire évoluera : prévue initialement de 9 heures à 13 heures, elle se réduira de 10 h 30 à midi afin que les donateurs puissent se rencontrer. J'ai noté en effet que les chineurs ont tendance à venir tôt et les personnes vidant leurs placards tard – les preneurs précèdent les donneurs. Réduire la plage horaire permet qu’ils se croisent et que les biens circulent entre eux. Ainsi raccourci, l’espace de gratuité devient vite un rendez-vous convivial où la majorité des visiteurs musarde jusqu’à la fin. Le café y est offert, certains amènent des biscuits ou des croissants. Tout en chinant, on se rencontre, on discute, on prend le temps de se poser. Le choix de la gratuité, plutôt que d’un vide-grenier classique, répond alors à une préoccupation pratique. Quand l’argent ne circule pas, tout est plus simple : pas besoin de déclaration préalable, de gérer des inscriptions, de prendre une assurance ou de faire une comptabilité. Si je suis travaillée par une réflexion ambiante sur la gratuité, c’est à mon insu. Je n’ai pas entendu parler ni participé à un espace de gratuité auparavant. Mon expérience de la gratuité se réduit à la onzième pizza « gratuite » après les dix payantes – un argument marketing pour fidéliser ses clients. Ceci dit, j'ai beaucoup fréquenté les charity shops dans les pays anglo-saxons – ces magasins « de charité » présents dans tout village où sont revendus les objets donnés par des particuliers au profit d’oeuvres caritatives. Je suis également assidue aux vide-grenier depuis mon retour en France. Je préfère largement donner une deuxième (ou dixième!) vie à un objet que d'acheter du neuf, lequel doit être produit (et souvent jeté!), à grands frais pour l’environnement et la collectivité : en France, nous incinérons chaque jour 20 000 tonnes d’objets et matériaux, « brûlant » ainsi quelque 2 millions d’euros d’argent public. Je préfère donc me procurer des biens d'occasion, accessibles (cerise sur le gâteau !) à moindre coût. Autant dire que l'injonction marchande : « Du neuf vous acquiérerez et du neuf vous offrirez avant de le jeter ! » ne me parle plus depuis belle lurette. J'ai certes relevé que Paul Ariès, dans le Sarkophage, cuisine à toutes les sauces ce « mot obus » de gratuité – mais sans vraiment comprendre son insistance ou la portée de ce « missile ». Pour être honnête, je le soupçonne même de quelque lubie... Tout ça pour dire que le concept de gratuité, s'il ne m’est pas inconnu, ne m'est pas non plus familier. Bref : quand je lance « mon » espace de gratuité, je suis davantage préoccupée de réemploi, de bon usage et de réduction des déchets. N'empêche que je choisis de qualifier cet espace de « gratuité ». Pourquoi ? Sans doute pour afficher ce qui le distingue radicalement du vide-grenier ou de la bourse aux objets : ici, pas d’argent et pas de profit. C’est une manière de signaler, au commerçant comme à l’administration, qu’ils peuvent passer leur chemin. Je sais en somme à quoi je ne veux pas jouer. Par contre j’ignore complètement dans quoi je tombe ! Ça, je le découvre à l’usage. Mois après mois, j’observe ce qu'active la gratuité avec une curiosité sans a priori, à la façon d’un entomologiste examinant un insecte non répertorié. Ce que je perçois d’emblée, c’est la liberté qu’elle autorise : liberté pour chacun d’amener ce qu’il veut quand il veut, sans obligation de faire le piquet toute une journée derrière un stand ou de s’inscrire à l’avance. Certains restent deux minutes, d’autres deux heures. Liberté administrative aussi permettant une grande simplicité d’organisation : on peut mélanger les dons, sans trier quoi est à qui, ni contrôler ou tracer quoi que ce soit : il n’y a pas de retour, pas de reprise, pas de comptabilité. Chacun prend sous sa propre responsabilité : si le grille-pain ne marche pas, on n’aura perdu qu’un peu d’espoir. Une demi-heure avant l’ouverture, j’installe des plateaux sur des tréteaux, un portant avec des cintres et prépare du café. Les visiteurs arrivent, parfois avec un livre, parfois avec une voiture pleine. Nous déchargeons et uploads/Finance/ gratuite-veronique-perriot 1 .pdf

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  • Publié le Fev 09, 2021
  • Catégorie Business / Finance
  • Langue French
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