Équipe Matisse Colloque International ÉTAT ET REGULATION SOCIALE COMMENT PENSER
Équipe Matisse Colloque International ÉTAT ET REGULATION SOCIALE COMMENT PENSER LA COHERENCE DE L’INTERVENTION PUBLIQUE ? 11, 12 et 13 septembre 2006 Institut National d’Histoire de l’Art 2 rue Vivienne – 75002 Paris Machine de guerre, machine de paix Le cas de l’analyse input-output comme modèle pour l’intervention publique Amanar AKHABBAR Colloque État et régulation sociale CES-Matisse Paris, 11-13 septembre 2006 Machine de guerre, machine de paix : le cas de l’analyse input-output comme modèle pour l’intervention publique Amanar AKHABBAR, Université Paris 1 (GRESE)* Résumé L’analyse input-output constitue un modèle particulier d’intervention publique. Elle doit son succès à la combinaison d’une théorie à un modèle et à un instrument. C’est une approche dans la science et pour l’action. L’articulation entre une dimension explicative, descriptive et prescriptive se comprend comme une manifestation du « projet moderne » des Lumières. En effet, la science est prise dans un double programme de vérité et de progrès, ce que nous montrons dans le cas de l’analyse input-output. Abstract Input-output analysis constituted a particular way of state intervention. Its success was due to the connection of a theory to a model and an instrument. It was a tool for science and for action. This articulation of an explanatory, a descriptive and a prescriptive dimension may be understood as an expression of the “modern project” inherited from the enlightenment. Indeed, science undertakes a double program of truth and progress that is analysed in this text in the case of input-output analysis. INTRODUCTION « Au commencement de la guerre j’ai reçu une lettre du bureau des statistiques du ministère du Travail. Je ne connaissais personne là-bas, mais on m’écrivait que le président des États-Unis avait demandé au département du travail de faire des études sur la situation économique de l’après-guerre. C’était en 1941- 1942. Toute l’industrie était mobilisée, mais on craignait pour l’après-guerre une dangereuse situation de chômage. La lettre disait que les responsables du Bureau des statistiques cherchaient une méthode pour aborder cette question ; par accident, ils avaient trouvé et lu mon livre. Ils en ont conclu que cette méthode serait certainement applicable aux études des situations économiques, à l’évolution des conditions économiques et surtout à la question de l’emploi quand la structure de la demande change ». Wassily Leontief in Rosier (1986), pp.85-87 Cette longue citation est le récit par Wassily Leontief1 d’un moment crucial pour l’économie appliquée, celui où des gouvernants se saisissent des outils analytiques et des méthodologies des scientifiques pour mettre en œuvre leur politique. Les professeurs d’université deviennent alors, aux yeux des administrations de guerre, des experts de tel ou tel rang, autorisés ou non au secret défense. Leontief travaille avec le Bureau of Labor Statistics (ce qu’il appelle le bureau des statistiques du ministère du travail) tout au long de la guerre, sur la question de l’emploi après la démobilisation mais aussi, avec le Pentagone, sur d’autres sujets comme les bombardements stratégiques des industries allemandes… C’est durant ces quatre années, de 1942 à 1945, que se forgent le nom, la réputation et certains outils de l’analyse input-output. En effet, avant 1941, Leontief est un économiste à Harvard qui doit sa réputation à ses travaux d’économétrie sur l’estimation des fonctions d’offre et de demande ainsi qu’à son travail sur les courbes d’indifférence. Il a certes publié deux articles et un livre sur « la structure de l’économie américaine », une étude des relations interindustrielles aux États-Unis qui se veut une application de l’équilibre général walrasien2, mais ces travaux n’ont pas été remarqués, effacés par le succès de la Théorie Générale de Keynes, paru en même temps ; le livre s’est mal vendu et n’a que * amanar.akhabbar@malix.univ-paris1.fr. Ce travail a été financé par le CNRS dans le cadre de l’ACI « Histoire de l’équilibre général comme savoir » du GRESE (Université Paris 1) et du Centre Walras-Pareto (Université de Lausanne). 1 Wassily Leontief (1905-1999). D’origine russe Leontief est né à Munich et vit à Saint-Pétersbourg jusqu’à ce qu’il quitte l’URSS en 1925. Résident dans la République de Weimar, il soutient sa thèse à Berlin en 1928. Il émigre aux États-Unis en 1931 où il devient assistant à Harvard à partir de 1932. Leontief publie les articles fondateurs sur l’étude des relations interindustrielles en 1936 et 1937. Un ouvrage est édité en 1941, The Structure of American Economy. 2 Sur les origines de l’analyse input-output voir Akhabbar et Lallement (2005). Pour un autre regard, voir aussi Kurz et Salvadori (2000). Machine de guerre, machine de paix Colloque État et régulation sociale CES-Matisse Paris, 11-13 septembre 2006 2 peu d’écho dans les milieux académiques. Comme en témoigne la correspondance de Leontief3, c’est dans les administrations de guerre américaines, à l’Office of Strategic Services (OSS) notamment, que se fabrique l’analyse input-output. Comme la marque d’une appropriation, ce n’est pas Leontief qui nomme « input-output analysis » cette approche nouvelle, mais bien les agents de l’OSS. Pourtant, ce n’est qu’une appropriation, qui certes transforme en partie les travaux de Leontief4, mais l’essentiel est déjà là, concocté dans les bureaux de l’université de Harvard à Cambridge, dès le début des années trente. Partant des travaux sur les relations interindustrielles de Leontief (1936) (1937) (1941), le Bureau of Labor Statistics en collaboration avec Leontief, s’emploie à la collecte de données et à la construction de tableaux entrées-sorties, mais aussi à la formulation d’un modèle mathématique de prévision économique (le modèle ouvert de Leontief5) et au développement de machines et de calculateurs permettant de déterminer les solutions du modèle. Bien que formulé initialement pour répondre à des questions très différentes, le modèle de Leontief est mobilisé pour savoir si la démobilisation ne va pas ramener l’économie américaine à la situation d’avant guerre, c’est-à-dire à la dépression économique6. Innovateur7, Leontief met en place, avant la Cowles Commission8, la chaîne de production de savoirs qui va caractériser la science économique pour les décennies à venir : la constitution de bases de données, la fabrication de modèles mathématiques adaptés à la question posée et le développement d’outils mathématiques et informatiques pour la résolution des modèles mathématiques. Les besoins pour la mise en œuvre de l’analyse input-output supposent un engagement financier et humain lourd qui va mobiliser des ressources très diverses comme celle des agences fédérales mais aussi de l’armée de l’air, des fondations privées de recherche (la Ford Foundation ainsi que la Rockefeller Foundation en particulier), des universités et des entreprises privées (IBM s’investit mais aussi des entreprises qui utilisent l’analyse input-output). A ce réseau de commanditaires et de financiers s’ajoute celui issue de la division du travail entre statisticiens, comptables nationaux, économistes, mathématiciens, informaticiens etc. C’est cette organisation, à laquelle Leontief mais aussi Ragnar Frisch, Jan Tinbergen ou encore Richard Stone contribuent, que l’on retrouve après-guerre aussi bien dans les instituts de statistique et de prévision nationaux, que dans les grandes organisations internationales, à l’ONU, à l’OCDE ou encore à la Banque Mondiale. Cette organisation bénéficie du prestige de la planification ainsi que des circonstances particulières de la reconstruction en Europe où la planification constitue une méthode largement acceptée et employée. Dans le même temps, avec l’analyse input-output, Leontief a ouvert la voie à l’application de la théorie de l’équilibre général, des méthodes économétriques aux méthodes de calibrage des modèles d’équilibre général calculables, des tableaux entrées-sorties aux matrices de comptabilité sociale. De la collecte des données à la construction de modèles mathématiques, l’image d’une chaîne de production (de savoirs) est à peine allégorique, dans la mesure où il s’agit bien d’une nouvelle division du travail, d’un type nouveau d’organisation sociale qui va du bureau de collecte statistique au 3 Dans le cadre du projet Histoire des Savoirs nous avons pu dépouiller une partie des archives et de la correspondance de Leontief lors d’un séjour de recherche à Harvard en mai-juin 2004. 4 Voir sur ce sujet Kohli (2001). 5 Ce modèle permet de déterminer les prix et les quantités d’équilibre (général) pour une demande finale donnée et une répartition de la valeur ajoutée donnée. 6 Pour des raisons non élucidées ce n’est pas l’approche macroéconométrique qui est choisie mais celle, encore plus confidentielle, de Leontief. 7 On peut penser que Leontief s’est inspiré de l’institut dirige par Adolf Löwe à Kiel où Leontief a travaillé (de même que Neisser et Marschak). Marschak dirige la Cowles Commission durant la seconde guerre mondiale jusqu’en 1947. En Europe, Ragnar Frisch et Jan Tinbergen, ont déjà ouvert la voie. 8 La Cowles Commission for Research in economics est fondée en 1932 par l’homme d’affaire et économiste Alfred Cowles. Fondée pour soutenir l’Econometric Society, la Cowles Commission est, entre 1932 et 1955, le fer de lance de la recherche mathématique, économétrique et statistique en économie aux États-Unis. D’abord installée à Colorado Springs, elle se déplace d’abord à Chicago en 1939 avant de rejoindre l’Université de Yale à New-Haven depuis 1955. Dirigée entre autres par Jacob Marschak et Tjalling Charles Koopmans, s’y sont associés Oskar Lange, Kenneth Arrow, Gérard Debreu ou encore Herbert Simon, la Cowles a été le centre de la formation de la uploads/Finance/ histoire-de-l-x27-analyse-input-output.pdf
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- Publié le Jan 04, 2023
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