Chapitre introductif La marchandisation du monde « Penser à la faim des hommes
Chapitre introductif La marchandisation du monde « Penser à la faim des hommes est la fonction première du politique. » Emmanuel Lévinas Tel le Golem de Prague échappant à son créateur et détruisant tout sur son passage, la machine économique semble désormais vivre une existence auto- nome et se situer hors de contrôle du citoyen. Une telle situation est d’autant plus problématique que jamais l’idéal démocratique n’a fait l’objet d’un tel consen- sus, jamais les êtres humains n’ont disposé d’autant de moyens pour améliorer leurs conditions de vie, jamais les mécanismes économiques n’ont déterminé aussi profondément la vie de chacun. Nous sommes désormais bien loin de ces « Trente Glorieuses » durant lesquelles, grâce notamment à une action volon- tariste de l’État et de syndicats puissants, l’augmentation du PIB se traduisait par une progression du pouvoir d’achat d’à peu près tout le monde et par un res- serrement de l’éventail des salaires1. Cette « grande compression », pour reprendre une expression utilisée par certains économistes américains 2, permettait d’arti- culer croissance économique et progrès social. La « crise » des années 1970 allait enrayer cette belle mécanique. On commença en effet alors à expliquer que la « rigueur » – terme promis à un bel avenir! – était nécessaire mais qu’elle serait passagère. C’est Helmut Schmidt qui donna la formulation canonique de cette vision des choses en énonçant que « les investissements d’aujourd’hui font les profits de demain qui font les emplois d’après-demain ». Or, au seuil du XXIe siècle il apparaît que les profits s’accompagnent, voire se nourrissent, de suppressions d’emplois et qu’aucun cercle vertueux ne semble aujourd’hui à l’œuvre pour mettre en synergie performance économique et progrès social. Bien plus, la « modernisation » (de l’État et des entreprises) proclamée nécessaire afin de s’adapter aux « mutations du monde contemporain » conduit bien souvent, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Le Goff 3, à l’instauration d’une « barbarie douce » au cœur des rapports sociaux. Dans le même temps, alors que le pro- grès technologique permettrait, grâce notamment à l’informatique et aux télé- communications, une moindre consommation de matières et d’énergies, on constate à l’inverse un accroissement sans précédent de la pression exercée par la sphère de la production et de la consommation sur l’écosystème terrestre. L ’économie serait-elle donc cette « science du lugubre » comme la quali- fiait Thomas Carlyle après avoir lu l’Essai sur le principe de population de Malthus, une science dont la (seule?) fonction serait de théoriser – et de justifier – la 11 1. Il ne s’agit évidemment pas d’idéaliser une période qui fut très dure en termes de conditions de travail mais simplement de souligner une dynamique vertueuse qui la caractérisait. 2. Voir Claudia Goldin and Robert A. Margo, « The Great Compression : The Wage Structure in the United States at Mid-Century », The Quarterly Journal of Economics, vol. CVII, February 1992, Issue 1, p. 1-34. 3. Jean-Pierre Le Goff, La barbarie douce, Paris, La Découverte, 2003, coll. « Sur le vif ». nécessité de la souffrance sociale et de la destruction de la planète? On pour- rait malheureusement le croire vu le nombre de livres, d’articles, de rapports, de déclarations… où il n’est question que de la nécessaire adaptation des êtres humains aux forces du marché. « Juste au-dessus de nous, destins inéluctables, Planent ces inconnues, les lois économiques 4 » faisait déclarer Bertolt Brecht aux fabricants de Sainte Jeanne des abattoirs. Qui oserait prétendre aujourd’hui que, sous couvert d’informer sur les « rigidités » de l’économie française, cer- tains grands media ne diffusent pas ce type de croyances? En fait, tout concourt désormais à occulter 5 dans le débat public, et à dis- qualifier dans les recherches académiques, la question pourtant fondamentale de savoir d’où sont issues les normes qui structurent, ou devraient structurer, la vie économique. À cette interrogation sont apportées deux réponses radica- lement inconciliables. La première, néolibérale, affirme qu’une seule norme s’impose : la « loi du marché ». Tout doit donc être mis en œuvre pour permettre la libre rencontre des comportements intéressés d’agents économiques maximisateurs. Dans une telle perspective, des domaines traditionnellement soustraits totalement ou par- tiellement à la logique de l’offre et de la demande comme la santé, l’éducation, les retraites…, se retrouvent ravalés au rang de simples marchandises. Dans une variante extrémiste, cette position ouvre sur la thèse d’une « fin de l’histoire » caractérisée par une omni-marchandisation du monde rendue acceptable par la consommation massive de certains psychotropes 6. La seconde réponse soutient que le fonctionnement de la sphère économique doit être encadré par des principes éthiques. Si une telle position est aujourd’hui marginale, elle n’en correspond pas moins à une réalité qui a prévalue durant des siècles, y compris après la révolution industrielle. Comme le rappelle l’his- torien britannique Eric Hobsbawm : « La manière la plus efficace de bâtir une économie industrielle fondée sur l’entreprise privée était d’y introduire des moti- vations étrangères à la logique du marché : par exemple, l’éthique protestante, le renoncement à une satisfaction immédiate, l’éthique de la performance au tra- vail, les devoirs familiaux et la confiance 7. » Or, en incitant à adopter des com- portements opportunistes et court-termistes (dont les affaires Worldcom, Vivendi, ÉTHIQUE ET ÉCONOMIE 12 4. Bertolt Brecht, Sainte Jeanne des abattoirs, Paris, L ’Arche, 1983, p. 40. 5. Il ne s’agit pas ici de se prononcer sur un hypothétique complot qui unirait les détenteurs du pouvoir politique, économique et médiatique. Les convergences objectives d’intérêts suffisent pour que l’on se fasse une idée assez précise de ce que doit être la liberté d’expression réelle des jour- nalistes dans certains media… De plus, un phénomène donné peut être engendré par des acteurs ou des groupes d’acteurs aux motivations hétérogènes. Comme le rappelait Daniel Lindenberg dans un petit essai consacré aux « nouveaux réactionnaires » qui avait fait grand bruit : « Une sensibi- lité collective […] n’a pas besoin d’être voulue pour exister » (Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2002, coll. « La république des idées », p. 13). 6. Francis Fukuyama, « La post-humanité est pour demain », Le Monde des Débats, n° 5, juillet- août 1999. 7. Eric J. Hobsbawm, L ’âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle. 1914-1991, Paris, Éditions Complexes/Le Monde Diplomatique, 1999, p. 37-38. Enron, Tyco, Ahold, Parmalat… constituent les exemples les plus connus 8), la société capitaliste de marché est en train de détruire les conditions mêmes de sa propre existence. Ainsi, de façon apparemment paradoxale, le capitalisme pourrait gravement pâtir d’un excès d’individualisme ou, pour être plus exact, du développement sans frein d’une certaine forme d’individualisme. Si cette der- nière précision s’impose, c’est que tout porte à croire que le mouvement d’indi- vidualisation à l’œuvre depuis plus de deux siècles dans les sociétés occidentales a subi une profonde mutation au cours de la période récente. Ainsi que l’ex- pose Marcel Gauchet, nous sommes passés d’un régime de « personnalisation des engagements » – caractérisé par une liberté de choix des adhésions (parti politique, syndicat, mariage…) jointe à une reconnaissance de l’existence du lien social et à une approbation de l’idée même d’engagement –, à un régime d’indi- vidualisme « de déliaison ou de désengagement » où la recherche d’authenticité, dont on sait la valeur que lui accordent nos contemporains, est perçue comme contradictoire avec l’inscription dans un collectif. Tout se passe comme si, affir- ment pour leur part Dominique Bourg et Jean-Louis Schlegel, nous assistions à la matérialisation, en chair et en os, de l’individu fictif et abstrait, délié de toute appartenance, imaginé par les penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles 9. En démantelant un nombre toujours croissant de régulations sociales et sym- boliques, le capitalisme contemporain est parvenu à s’affranchir des règles éthiques, culturelles et politiques auxquelles il se soumettait jusqu’ici tant bien que mal. N’étant plus canalisé par des principes relevant d’autres ordres de légi- timation que celui de la sphère marchande il a donc fini par n’avoir de compte à rendre qu’à lui-même. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de notre époque de la voir vouer Marx aux gémonies au moment même où le fonctionnement du capitalisme n’a jamais été, en matière d’opposition d’intérêts entre travailleurs et détenteurs du capital, aussi proche de la description qu’en faisait l’auteur du Capital. Signe, parmi tant d’autres, de cette négation des valeurs tradition- nelles, l’objectif du candidat Bush de fonder (ou de renforcer) une « société de propriété » (ownership society) n’accordait que peu de place au travail et à sa rémunération 10. Autre manifestation de cette évolution : le cynisme n’éprouve plus le besoin de s’avancer masqué, de se travestir en franchise, en bonne foi ou en naïveté. Ainsi, assuré de sa puissance et de son impunité, M. Le Lay déclare sans sourciller que « le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit ». Et de préciser : « Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que uploads/Finance/ la-marchandisation-du-monde.pdf
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- Publié le Jan 04, 2023
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