Ouvrage publié sous la direction de Pauline Colonna d’Istria TRADUCTION FRANÇAI

Ouvrage publié sous la direction de Pauline Colonna d’Istria TRADUCTION FRANÇAISE : © Éditions Albin Michel, 2016 ÉDITION ORIGINALE PARUE EN 2009 SOUS LE TITRE : Justice What’s the right thing to do ? chez Farrar, Straus and Giroux © Michael J. Sandel, 2009 ISBN : 978-2-226-31499-4 Pour Kiku, avec amour 1. Bien juger pour bien agir Été 2004, l’ouragan Charley fait rage dans le golfe du Mexique et, de la Floride à l’océan Atlantique, détruit tout sur son passage. Aux États-Unis, cette tempête fit 22 morts et provoqua des dégâts matériels à hauteur de 11 milliards de dollars [1]. La hausse abusive des prix pratiqués dans les zones sinistrées déclencha, dans son sillage, une vive controverse. À Orlando, une station-service se mit à vendre 10 dollars pièce des sacs de glace qui en valaient 2 la semaine précédente. Privés d’électricité en plein mois d’août, par conséquent sans réfrigérateurs ni climatiseurs, bon nombre de personnes n’eurent d’autre choix que de payer ce prix fort. L’enlèvement des arbres déracinés par la tempête accrut la demande de tronçonneuses et de réparations de toiture. Le propriétaire d’une maison sur laquelle s’étaient abattus deux arbres se vit demander 23 000 dollars en frais de déblaiement. Des magasins qui, en temps normal, vendaient 250 dollars de petits générateurs les proposèrent au prix de 2 000 dollars. Une femme âgée de soixante-dix-sept ans, cherchant à échapper à l’ouragan avec son mari et leur fille handicapée, se vit facturer par le motel où ils avaient trouvé refuge 160 dollars la nuit pour une chambre habituellement proposée à 40 dollars [2]. Ces prix abusifs ont suscité, en Floride, la colère de nombreux habitants. « Après la tempête, les vautours », titrait en une le quotidien USA Today. Un résident, à qui l’on avait demandé 10 500 dollars pour dégager l’arbre couché sur le toit de sa maison, déclara qu’il était immoral d’essayer « de tirer profit des épreuves et de la misère des autres ». Le procureur général, Charlie Crist, abonda en ce sens : « Il faut avoir atteint en son cœur un degré ahurissant de cupidité pour être prêt à tirer profit de la souffrance d’une personne que vient de frapper un ouragan [3]. » Il existe, en Floride, une loi contre les prix abusifs ; à la suite du passage de l’ouragan, le procureur général enregistra plus de 2 000 plaintes. Certaines donnèrent lieu à des procès victorieux. Un hôtel de West Palm Beach fut ainsi condamné à payer 70 000 dollars d’amendes et de remboursements divers pour avoir appliqué à ses clients des tarifs jugés abusifs [4]. Mais, alors même que Crist s’employait à faire respecter la loi contre les prix abusifs, certains économistes firent valoir que la loi aussi bien que l’opinion publique dans son indignation se fourvoyaient. Au Moyen Âge, les philosophes et les théologiens croyaient qu’un « juste prix », déterminé en fonction de la tradition ou de la valeur intrinsèque des choses, devait gouverner l’échange de biens. Mais dans des sociétés de marché, où, comme le rappellent ces économistes, les prix dépendent du rapport entre l’offre et la demande, le prix d’une chose n’a rien à voir avec la « justice ». Thomas Sowell, un économiste libéral, déclara ainsi que l’expression de « prix abusif » était « émotionnellement forte, mais économiquement absurde » : « la plupart des économistes n’y prêtent aucune attention ; elle est trop confuse pour que l’on s’en préoccupe ». Dans le quotidien Tampa Tribune, Sowell alla même jusqu’à expliquer que « les prix abusifs sont utiles aux Floridiens ». On dénonce des prix abusifs, écrit-il, « quand les prix sont significativement plus élevés que ceux auxquels les gens ont été habitués ». Mais ces « niveaux de prix habituels » ne sont pas moralement sacro-saints. Ils ne sont pas plus « spéciaux » ou « équitables » que peuvent l’être d’autres prix déterminés par les conditions du marché – y compris celles résultant du passage d’un ouragan [5]. L’augmentation du prix des sacs de glace, des bouteilles d’eau minérale, des travaux de toiture, des générateurs et des chambres de motel a le mérite, selon l’économiste, de limiter le gaspillage de ces biens et de ces services par les consommateurs et d’inciter les fournisseurs exerçant en dehors des zones sinistrées à proposer ces produits là où le besoin s’en fait le plus cruellement ressentir. Si le prix d’un sac de glace s’élève à 10 dollars à un moment où les Floridiens sont confrontés, dans la chaleur étouffante du mois d’août, à des pannes d’électricité, les producteurs de glace verront tout l’intérêt qu’il y a pour eux à produire et à envoyer dans cette zone plus de glace. Ces prix n’ont rien d’injuste, explique le thuriféraire du marché : ils reflètent simplement la valeur que des vendeurs et des acheteurs attribuent aux choses qu’ils échangent [6]. Jeff Jacoby, un autre observateur partisan lui aussi de la liberté de marché, dénonça pour les mêmes raisons dans le Boston Globe les lois sur les prix abusifs : « Ce n’est pas se livrer à des escroqueries que de pratiquer des prix dont le marché s’accommode. Ce n’est pas une preuve de cupidité ou d’indécence. Dans une société libre, c’est ainsi que se vendent et s’acquièrent les biens et les services. » Jacoby reconnaît que la « flambée des prix est exaspérante, tout particulièrement pour quelqu’un dont la vie vient d’être ravagée par une tempête meurtrière ». Mais la colère publique ne justifie pas qu’on interfère dans le libre jeu du marché. Ces prix apparemment exorbitants « font bien plus de bien que de mal » parce qu’ils incitent les fournisseurs à accroître la production des biens nécessaires. Et de conclure : « Diaboliser les vendeurs n’accélérera pas la reconstruction de la Floride. Les laisser faire leur boulot, en revanche, y contribuera » [7]. Le procureur général Crist (un Républicain qui sera plus tard élu gouverneur de Floride) publia une tribune dans le quotidien de Tampa pour défendre la loi contre les prix abusifs : « En situation d’urgence, le gouvernement ne peut pas rester sans rien faire, alors que l’on impose des prix aberrants à des gens qui fuient pour sauver leur vie ou ont besoin de biens de première nécessité pour leurs familles après le passage d’un ouragan [8]. » Pour Crist, ces prix « aberrants » ne s’inscrivent nullement dans le cadre d’un échange véritablement libre : Nous n’avons pas affaire à un fonctionnement normal et libre du marché, qui verrait des acheteurs consentants choisir librement de s’entendre avec des vendeurs qui le seraient tout autant, sur la base d’un prix déterminé par la loi de l’offre et de la demande. Dans une situation d’urgence, les acheteurs, aux abois, n’ont aucune liberté. Leur accès aux biens de première nécessité – un logement sûr, par exemple – se fait sous la contrainte [9]. La controverse suscitée par la pratique de prix abusifs après le passage de l’ouragan Charley soulève des questions morales et légales délicates : les vendeurs de biens et de services qui tirent profit d’une catastrophe naturelle en faisant payer le prix le plus élevé que peut supporter le marché sont-ils immoraux ? Dans ce cas, le législateur doit-il intervenir et comment ? L’État doit-il interdire les prix abusifs, même s’il lui faut pour cela limiter la liberté de négociation des acheteurs et des vendeurs ? Bංൾඇ-ඤඍඋൾ, අංൻൾඋඍඣ ൾඍ ඏൾඋඍඎ Ces questions ne concernent pas seulement la façon dont les individus devraient se comporter les uns envers les autres ; elles interrogent la nature même de la loi et l’organisation de la société. Ce sont là des questions de justice. Et pour y répondre, il faut d’abord examiner ce que « justice » veut dire. Nous avons d’ailleurs déjà commencé de le faire. Si l’on regarde attentivement les éléments en jeu dans le débat sur les prix abusifs, on s’aperçoit que les arguments s’organisent de part et d’autre autour de trois grandes idées : maximiser le bien-être, respecter la liberté et promouvoir la vertu. Chacune de ces idées correspond à une manière particulière de penser la justice. Lorsqu’on défend le libre jeu du marché, on fait en général valoir deux choses : le bien-être et la liberté. On commence par affirmer que les marchés favorisent le bien-être de la société dans son ensemble, parce qu’ils incitent les gens à travailler dur pour procurer aux autres les biens qu’ils désirent – sachant que, bien souvent, on assimile ce bien-être à la prospérité économique, en laissant de côté les dimensions non économiques du bien- être social. On explique ensuite que les marchés respectent la liberté individuelle, en ce sens qu’il n’y a pas de détermination autoritaire de la valeur des biens et des services ; les marchés laissent les gens décider pour eux-mêmes quelle valeur ils souhaitent donner à ce qu’ils échangent. Sans surprise, ceux qui s’opposent à l’interdiction des prix abusifs mettent ces deux arguments au service de la liberté des marchés. Mais quelles réponses leur uploads/Finance/ sandel-michael-j-savidan-patrick-justice-albin-michel-2016.pdf

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  • Publié le Mai 21, 2022
  • Catégorie Business / Finance
  • Langue French
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