Patrice Gélinet 2 000 ans d’histoire gourmande © Perrin, 2008 Mise en bouche Av
Patrice Gélinet 2 000 ans d’histoire gourmande © Perrin, 2008 Mise en bouche Aviez-vous remarqué comme l’expression « passer à table » est ambiguë ? Signifie-t-elle la perspective d’un bon repas ou celle, moins agréable, d’avoir à répondre à un interrogatoire de police ? En vérité, le mot « table » revient sans cesse dans nos conversations. Dès l’enfance, on doit se plonger dans les tables de multiplication. Accusé, on doit se « mettre à table ». On parle de « dessous-de-table » pour des manœuvres frauduleuses. On dit « jouer cartes sur table » lorsqu’on veut manifester sa sincérité. On évoque les fameuses « tables de la loi » rapportées par Moïse du mont Thabor. Et aucun musulman, j’en suis sûr, ne doute que ce soit une « table gardée » sur laquelle sont inscrits, dans l’éternité, les précieuses paroles du Coran révélées au prophète Mahomet par l’archange Gabriel. On ne peut nier toutefois que c’est d’abord à la gastronomie – le mot date du début du XIXe siècle – et à ses arts que l’on pense immanquablement lorsque le mot vient à être évoqué. Gastronomie et non gourmandise, car si le gastronome est gourmet, celui-ci n’est pas forcément gastronome. Ce dernier ne sait pas seulement apprécier la cuisine en connaisseur, il est un spécialiste des mets, des vins, un goûteur, un novateur, un inventeur. Bref, il éprouve le désir constant de savoir tout sur cet art qui est pour lui un mode de vie, on n’ose dire une religion. « La gueule tue plus de gens que le glaive », dit pourtant un proverbe. Le père du célèbre gastronome Grimod de la Reynière, au XVIIIe siècle, en fit la triste expérience. Il mourut d’indigestion ! Quant à la mère du non moins célèbre Brillat-Savarin, au siècle suivant, elle fut également prise de malaise à la fin d’un repas trop copieux. Elle réclama donc son dessert en toute hâte. Puis, elle s’éteignit subitement, comme une bougie d’anniversaire qu’on souffle sur un saint-honoré. Ce qui suggéra à Brillat-Savarin, jamais pris au dépourvu, ce commentaire laconique : « Et elle alla prendre le café dans l’autre monde ! » Il est vrai qu’elle avait franchi le seuil de sa quatre-vingt-dix-neuvième année ! Heureusement, chaque fois que nous passons aujourd’hui à table, une éventualité aussi fatale ne nous incite pas à bouder notre plaisir. Il n’en demeure pas moins que la table, comme le lit, reste l’un des endroits les plus dangereux au monde puisque l’on creuse, paraît-il, sa tombe avec ses dents. Et la gastronomie est la source des plus grands bonheurs, comme parfois de terribles tragédies. Le fameux Vatel, maître d’hôtel du prince de Condé, ne s’est-il pas suicidé pour sauver son honneur de cuisinier royal ? Heureusement, la gourmandise, pour être l’un des sept péchés capitaux, procure également de grandes joies. Qui n’a pas soudain éprouvé d’appétit à la lecture d’une recette de cuisine, senti frémir ses narines au fumet d’un bœuf bourguignon, ou salivé à la vue d’une religieuse qui, pour n’être pas nonne, n’en faisait pas moins soupirer à la première bouchée un « doux Jésus ! » reconnaissant ? Alexandre Dumas disait volontiers que les bons livres étaient comme les bons repas, si digestes qu’on ne s’en souvenait plus. Mais qui nierait que les deux laissent parfois des souvenirs mémorables ? La gastronomie ne se limite pas à la nourriture proprement dite, aussi délicieuse soit-elle. D’autres ingrédients participent à notre bonheur : l’harmonie d’une table joliment préparée, la qualité de la vaisselle et de la décoration, le cadre agréable dans lequel déjeunent les convives, une conversation animée, jouent un rôle aussi important que les mets, leur parfum, leur couleur, la saveur des épices qui les accompagnent, tant de petits détails encore. Tous les sens sont alors sollicités. Ce qui fait dire à Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût : « Les animaux se repaissent ; l’homme mange ; l’homme d’esprit seul sait manger. Le créateur, en obligeant l’homme à manger pour vivre, l’y invite par appétit et l’en récompense par le plaisir. » L’homme d’esprit, c’est-à-dire un gastrophage, un gastrolâtre… non, un gastronome plutôt. On hésita pourtant sur le choix du mot, et c’est à un certain Berchoux, au XIXe siècle, qu’on le doit. De la gastronomie à la poésie, il ne restait plus qu’un pas à franchir. En ce domaine, Charles Monselet, auteur de La Cuisine poétique et de nombreuses critiques gastronomiques sous le Second Empire, se montra sans doute le plus lyrique. « La gastronomie, écrit-il, saupoudre d’étincelles d’or l’humide azur de vos prunelles, elle imprime à vos lèvres le ton du corail ardent, elle chasse vos cheveux en arrière, elle fait trembler d’intelligence vos narines. Elle est suave avec les fraises des forêts, les grappes des coteaux, les cerises agaçantes, les pêches duvetées, elle est forte avec les chevreuils effarouchés et les faisans qui éblouissent… Elle aime le sang qui coule des levrauts et l’or de race, l’or pâle qui tombe des flacons de sauternes. » Monselet savait pourtant se montrer plus pragmatique. Ainsi, un jour qu’un restaurateur de Bade se plaignait de n’avoir pas eu un mot de lui dans la presse sur son établissement et ce, bien qu’il lui eût glissé dans la poche un rouleau de louis d’or… — Mais, s’étonna Monselet, j’ignorais qu’un mot de moi pût vous faire plaisir ! — Allons donc, grimaça le restaurateur, et cette petite somme que je vous ai donnée ? — Cette petite somme ? laissa alors tomber Monselet… Mais, j’avais cru que c’était pour acheter mon silence ! Le sujet est vaste, on le voit, et il serait vain de vouloir écrire une bible complète au sujet de la table et de ses plaisirs. Aurait-elle d’ailleurs un intérêt quelconque ? Chaque palais étant différent, cette Bible devrait être déclinée selon des versions aussi nombreuses qu’il existe de gastronomes. Ainsi ces 2 000 ans d’histoire gourmande proposent-elles d’abord un voyage dans le temps qui sera marqué par quelques-unes des plus belles figures de la gastronomie, mais aussi ses grands moments comme ses plus belles découvertes qui ne cessent aujourd’hui encore d’alimenter notre plaisir. Force est d’admettre que l’art culinaire fait tout simplement partie de la vie, comme la gourmandise – ce péché capital dit-on – est aussi l’un des plus nécessaires. 1 Sur la route des épices Une affiche, placardée sous la Restauration, définissait sans la moindre complaisance une catégorie professionnelle pourtant très honorable : « Cet animal, pouvait-on lire, est d’un naturel doux et timide, mais d’une intelligence peu développée, il pullule dans les villes, et se nourrit de chandelles, de paquets de ficelles et de mélasse. » Cet animal, c’était l’épicier ! Balzac lui-même observait avec dédain : « Aujourd’hui, les épiciers deviennent pairs de France ». Et d’Anglemont prétendait qu’il existait deux sortes d’hommes sur terre : les épiciers… et les autres. Tous deux oubliaient que le mot « épicier » avait désigné pendant longtemps une profession qui suscitait l’envie, quand ce n’était pas l’admiration : celle de marchand d’épices. Elles ont pourtant longtemps régné dans les cuisines, ces épices, trôné sur les tables du monde entier, et enchanté le palais des hommes tout comme leur odorat. Nul n’aurait pu alors s’en passer, et nombre d’entre elles tiennent encore un rôle essentiel dans notre gastronomie. James Joyce l’a affirmé sans ambages : « Dieu a fait l’aliment, et le diable… l’assaisonnement ! » Alors, lançons-nous sur les traces de ces diablesses ! Qu’elles proviennent d’un fruit ou d’une fleur, d’une graine, d’une racine ou d’une écorce, si les épices nous fascinent tant, c’est qu’elles ont sans doute été les plus grandes voyageuses au monde. Dans le Cantique des cantiques, le roi Salomon parle déjà d’un jardin merveilleux qui embaume « le nard, le safran, la casse et la cannelle ». Premières marchandises avec la myrrhe et l’encens à avoir été échangées entre les hommes de part et d’autre de la planète, elles ont fait se rencontrer, parfois même se rapprocher, les civilisations chinoise, arabe, indienne, perse. Elles ont aussi fait s’affronter les hommes dès lors que l’Occident, devenu hégémonique à la Renaissance, a voulu s’imposer au reste du monde. Nul doute que l’épice, par nature, soit féminine, capable du meilleur… comme du pire. Séduisante, douce au palais ou amère en bouche, piquante ou suave, elle réunit, comme les femmes, toutes les saveurs, tous les parfums. Mais son utilisation optimale demande autant de précaution, de tact que de connaissance et d’amour. Les routes par lesquelles elles arrivaient en Occident ont souvent été qualifiées de « mystérieuses ». En réalité, les peuples anciens voyageaient beaucoup plus qu’on ne l’a prétendu pendant longtemps avec une sorte de dédain. Outre les voies terrestres par lesquelles d’immenses caravanes acheminaient ces épices entre le Proche-Orient et l’Asie, la route des épices s’organisa plus tard en un réseau de voies maritimes d’environ 12 000 kilomètres « le long des rivages du Proche-Orient, autour de l’Inde, vers la Chine et jusqu’aux îles des épices d’Indonésie. Ses escales uploads/Geographie/ 2-000-ans-d-x27-histoire-gourmande.pdf
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- Publié le Jui 27, 2021
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