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BCLL 138: Le!nom!des!langues!IV.!Nommer!des!langues!romanes, 185-203 NOMMER POUR FAIRE EXISTER : L’ÉPINEUSE QUESTION DE L’OC NATALIA BICHURINA et JAMES COSTA resp. Université de Bergame, Italie, Université d’Oslo, Norvège INTRODUCTION Poser la question des enjeux de la nomination d’une langue revient à poser d’autres questions, très nombreuses — par exemple celle du moment où elle est posée, et dans quels termes. Nommer une langue n’est en outre poten- tiellement problématique qu’en lien avec un cadre donné. Concernant le contexte dont il va être question ici, les enjeux des années 1790, 1850, 1970 ou 2000 ont peu à voir les uns avec les autres. Poser une question en termes d’enjeux de nomination, c’est également en mettre de côté d’autres : territo- riaux ou graphiques par exemple. En d’autres termes, ce volume se focalise sur un aspect parmi d’autres d’un ensemble de luttes de classements, de « luttes pour le monopole du pouvoir de faire voir et de faire croire, de faire connaitre et de faire reconnaitre, d’imposer la définition légitime des divisions du monde social, et, par là, de faire!et!de!défaire!les!groupes » (BOURDIEU, 1980, p. 65). Nommer les langues, c’est donc, entre autres choses, faire exister des groupes, et définir qui en fait partie ou non. Dire que ça n’est en aucun cas un processus neutre est devenu un lieu commun. Mais dans le cas qui nous occupe, en l’absence d’un centre politique identifiable suffisamment fort pour imposer une dénomination incontestée, les enjeux de la nomination sont d’autant plus fortement appropriés par diverses parties en présence pour mettre en scène des tensions idéologiques. Forme de classement, on doit alors penser l’acte de nommer non seulement en termes de l’objet nommé, mais aussi en termes d’agentivité : qui désigne quoi, et pour quoi faire ? Nous intéressant au(x) parler(s) roman(s) de ce qui est aujourd’hui le sud de la France, certaines vallées piémontaises en Italie et le Val d’Aran en Espagne, nous posons en somme la question suivante : en quoi, et pour qui, leur nomination est-elle un enjeu et/ou un problème, alors même que cette ou ces langue(s) s’effacent peu à peu des espaces publics et privés ? Cette question n’a, convenons-en, rien d’original. D’autres, en particulier 186 NATALIA BICHURINA ET JAMES COSTA Philippe Gardy, l’ont fait avant nous — par exemple dans le volume éponyme de la collection dans laquelle nous nous inscrivons ici (GARDY, 1997).1 Mais tout en nous inscrivant dans la continuité de ces travaux, nous nous intéressons plus spécifiquement aux enjeux nouveaux de ce début de 21e siècle, notamment autour du conflit qui oppose les partisans de l’unicité de la langue d’oc ou occitan aux tenants de l’existence de plusieurs langues d’oc. Dans ce contexte tendu il ne s’agit pas de prendre parti, encore moins de justifier l’une ou l’autre position, mais de prendre acte du débat, et de le traiter comme tel pour en proposer une interprétation. La situation n’a certes jamais été simple, et plusieurs noms coexistent depuis des siècles (voir GARDY, 2001a). Les tensions sont d’autant plus vives aujourd’hui que ces parlers se trouvent désormais dans une situation post-vernaculaire.2 Une telle situation se caractérise par le fait que leurs usages sémiotiques secon- daires sont au moins aussi importants que leurs usages primaires. En d’autres termes, le fait que quelque chose soit dit dans cette langue est aussi important, sinon plus, que ce qui est dit. Par conséquent, dans le cas qui nous occupe, les questions qui touchent à la langue s’avèrent d’autant plus vives que les locuteurs ordinaires (les héritiers) qui incarnaient la légitimité traditionnelle de ses usages se font désormais de plus en plus rares. Des positions de légitimité sont donc, en quelque sorte, à prendre. Nous proposons en première partie de présenter une brève recension des termes disponibles, non pour refaire un travail déjà fait auparavant (voir GARDY, 2001 ; LAFITTE & PÉPIN, 2009) mais pour montrer comment le Moyen Âge tout particulièrement sert de réservoir de désignants, et de période légitimatrice. Dans une seconde partie, nous exposons le débat actuel autour de la nomination d’une seule ou de plusieurs langues d’oc pour en proposer une interprétation. Enfin, nous analysons le lien entre ce débat et les enjeux de nomination de l’idiome pour les locuteurs ordinaires. 1. NOMMER LES VERNACULAIRES PARLÉS DANS LE « MIDI » : RECENSION HIS- TORIQUE ET ENJEUX DES USAGES PRINCIPAUX Pour plusieurs raisons, le Moyen Âge voit apparaitre la nécessité politique de nommer les usages linguistiques de l’espace d’oc actuel. Nous nous limitons ici aux principaux désignants qui apparaissent dans les usages officiels, et aux enjeux que recouvrent leurs apparitions et usages. La période médiévale est 1 Voir également GARDY, 1991 et 2001. 2 Le terme est proposé par SHANDLER (2006) à propos du yiddish. NOMMER POUR FAIRE EXISTER : L’ÉPINEUSE QUESTION DE L’OC 187 particulièrement intéressante en ce sens qu’elle constitue un moment dans lequel nombre de militants situent un Âge d’Or d’une nation occitane en deve- nir. Nous retiendrons également le début de la période moderne, qui voit se mettre en place les termes actuels du face à face entre le français et cet Autre, ce Masque de Fer linguistique (CERQUIGLINI, 2007) et que l’on nomme géné- ralement aujourd’hui occitan ou langue d’oc. Le moment de la Renaissance linguistique au XIXe siècle est tout aussi intéressant en ce sens qu’il pose les bases des querelles militantes actuelles. Disons-le d’emblée, il n’existe aucun terme pleinement satisfaisant pour nommer l’espace géographique au sud de la Loire conquis peu à peu par les rois de France après la Croisade contre les Albigeois (1209-1229), ou pour désigner ce que les habitants y parlaient et pour certains continuent de parler. Chaque désignant porte avec lui une charge idéologique particulière qui marque celui ou celle qui l’emploie et l’associe à des options politiques par- ticulières, et à des choix idéologiques. Chaque nom porte la trace des enjeux historiques qui se sont noués et joués autour des variétés langagières dont il est question ici. Et ce jeu continue aujourd’hui, comme nous le verrons plus loin — même faute de combattants, il risque de se poursuivre longtemps encore, une langue n’ayant pas besoin d’être parlée pour susciter de violentes passions. Mais plusieurs questions se posent : si la question de la nomination de la langue est complexe, quel espace de référence choisir ? Et comment le nom- mer ? Opter pour le « Sud de la France », n’est-ce pas déjà faire le choix d’une langue unique, dans un espace qui de plus n’existerait que par référence à un « Nord » ? Il en va de même pour le « Midi ». Quant à « Occitanie », il est peu répandu dans la population et porte une charge militante forte. Choisir les anciennes provinces alors, ou les régions actuelles ? Mais les régions françaises actuelles sont-elles réellement représentatives de réalités linguistiques, ou même des réalités émiques de leurs habitants ? Certains tendent à le penser, qui identifient langue, territoire et identité (voir section 2). Nous suivrons ici la tradition romanistique ancienne qui consiste à considérer l’espace d’oc comme pertinent pour traiter des questions linguistiques (cf. TOURTOULON & BRINGUIER, 1876). Les débats actuels n’en remettent pas en cause les limites externes, mais seulement les découpages internes. Il convient d’ajouter une dernière précision : les travaux que nous citons ne sont pas neutres. Ainsi, si Martel, Bec ou Gardy se placent dans la tradi- tion dominante qui considère qu’il n’existe qu’une seule langue d’oc au-delà de sa diversité dialectale, le travail de Lafitte et Pépin est un plaidoyer (argu- menté) pour la reconnaissance des « langueS d’oc », comme eux-mêmes l’écrivent. 188 NATALIA BICHURINA ET JAMES COSTA 1.1. Le Moyen Âge, stock inépuisable de désignants disponibles La question de nommer ce que l’on nomme aujourd’hui occitan, langue d’oc ou langues d’oc n’en a pas toujours été une. Pour MARTEL (2001), cette question émerge au Moyen Âge où il existe une palette de désignants possibles, qui situent l’oc par rapport au latin (« roman », « proensal », « vulgaire »), et qui le nom- ment de l’intérieur (« notre langue ») ou de l’extérieur (« langue d’oc »). Quant à la manière dont les populations qui nous intéressent nommaient ce qu’elles parlaient, nous n’en avons pas vraiment idée. Mais, comme le demandait SÉRIOT (1997), faut-il qu’une langue ait un nom, et un seul ? Dans cette section, nous examinons les différents termes recensés pour le Moyen Âge, quels que soient les territoires auxquels ils se réfèrent, les perceptions prémodernes des territoires ayant de toute manière peu de chance de correspondre aux nôtres. Commençons par les termes provenant de l’extérieur du domaine. Au Moyen Âge, dès le règne de Charlemagne, il s’agit pour les clercs de distinguer ce que parlent les populations de l’Empire les unes par rapport aux autres et par rap- port au latin. Au Concile de Tours en 813, les évêques décident que les sermons seront prononcés en langue « romane » ou en langue « tudesque ». Et en 842, les Serments de Strasbourg utilisent uploads/Geographie/ bichurina-costa-2016-nommer-pour-faire-exister-l-x27-e-pineuse-question-de-l-x27-oc.pdf
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- Publié le Oct 05, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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