« Quand je te connaîtrai toute, je ne t’aimerai plus. » Exotisme et érotisme ch
« Quand je te connaîtrai toute, je ne t’aimerai plus. » Exotisme et érotisme chez Victor Segalen. Dès la première page de ses notes sur l’exotisme, en octobre 1904, retour de Polynésie et en vue de Java, Segalen note, en soulignant : « L’exotisme sexuel. » La Polynésie lui a révélé une exaltation sensuelle qui sera déterminante dans sa conception de l’exotisme. Défini comme sensation et jouissance, l’exotisme comme expérience de l’altérité est d’abord expérience de la différence des sexes, amplifiée ici par la différence des cultures. Mais pourquoi ce jeu de l’exotisme et de l’érotisme est-il possible avec la Polynésienne et non avec la Chinoise, pourtant « exotique au plus haut point1 » ? Le désir est chez Segalen beaucoup plus fragile que ne le laisserait penser la grande liberté dont témoigne sa correspondance. Étouffé par la possession (et Mme Segalen mère y est évidemment pour quelque chose), mais dissuadé par la trop grande différence, il ne reste vivace que dans un jeu subtil entre le proche et le lointain. Mais à ce jeu là, parfois très sophistiqué, l’érotisme et l’exotisme risquent l’épuisement si la poétique ne vient pas à la rescousse sur les chemins obliques du « Désir-Imaginant ». L’île désirée. Ce n’est pas le même voyageur qui aborde la Polynésie de 1902 et la Chine de 1909. Segalen ira chercher en Chine une vérification des notions d’altérité, d’ailleurs, de divers, qu’il a élaborées pour son essai sur l’exotisme. Il n’y pense pas quand il embarque en 1902. L’ailleurs polynésien est d’abord le lieu d’une délivrance qui, le cordon ombilical coupé définitivement, le rend à lui-même. Sa mère avait exercé, sur sa vie sexuelle et sentimentale d’étudiant, un contrôle inquisitorial que la distance entre Brest et Bordeaux n’avait pas limité. Désormais il sera aux antipodes, donc libre. Il a brièvement des remords quand la typhoïde le frappe à San Francisco et lui fait craindre une issue fatale, ce qui l’incite à se confesser et lui inspire un sage projet de mariage avec une cousine, pour plaire à sa mère. Mais la guérison ravive un appétit de vivre que la Polynésie va combler2. 1 Équipée, chapitre 18, « La Femme, au lit du réel », Segalen 1995, II : 298. 2 Victor Segalen, lettre à Henri Manceron, 23 septembre 1911, 2004 I : 1244, (Voir aussi II, 90, sur sa « formidable poussée fiévreuse … de santé, à Tahiti » après avoir été « à peu près mort » dans un hôtel de “Frisco” ». ) 1 Alors qu’il se préparera longuement pour la Chine, il n’a pas eu le temps de se documenter avant de partir pour la Polynésie, une destination qu’il n’avait pas demandée3. Il dira, dans le manuscrit de l’Hommage à Gauguin : « … Gauguin en route pour la Polynésie ne connaissait de ce pays rien de plus que moi-même à mon départ, c'est-à-dire rien et pas même Le Mariage de Loti4. » Pourtant, il écrit à Émile Mignard, le jour même de son arrivée, que Tahiti est bien l’ « Île du Rêve » ; or c’est le titre de l’adaptation lyrique du Mariage de Loti, avec musique de Reynaldo Hahn, représentée à l’Opéra-Comique en 1898. Ensuite, l’allusion à Rarahu dans la lettre du 27 août 1903 à ses parents5 implique que toute la famille avait lu Le Mariage de Loti. Mais quoi qu’il en soit, il a des lettres, il connaît comme tout le monde le mythe de l’Eden tahitien et de la Nouvelle Cythère, et il n’y est pas indifférent. Les livres ont déjà offert des promesses de paysages opulents, de fruits savoureux, de femmes accueillantes. Aussi n’a-t-il aucune sensation d’étrangeté. Décrivant à Émile Mignard les jolies femmes qui s’empressent à l’arrivée de la Durance, il commente : « Nulle désillusion, sûrement ! Une sensation de prévu, d’attendu6 ». Et le 26 janvier à Louise Ponty : « Chose rare : nulle désillusion : Tahiti mérite son Édénique renommée7 ». Il n’ignore pas que dans ce petit Eden il ne faut pas chercher « d’impossibles et défuntes beautés », la civilisation ayant été « pour cette belle race maorie, infiniment néfaste », puisqu’il le dit à ses parents dès le jour de son arrivée, le 23 janvier. Mais il écarte cette idée (qui peut lui venir de Loti ou d’autres, et non d’une constatation immédiate), car pour le moment il tient à préserver son plaisir. La déception se creusera plus tard. La femme tahitienne est une composante essentielle du mythe mais non la seule. C’est l’île toute entière qui inspire des rêveries voluptueuses. Segalen décrit son arrivée en termes innocents dans la lettre à ses parents des 18-26 janvier 1903, mais il avoue à Émile Mignard des émois plus précis : « […] la brise de terre, tiède, moite, parfumée, nous envoie des bouffées voluptueuses, comme des caresses. […] Lointaine encore, et par son Lointain même, elle est bien l’“Île du Rêve”, fantastique, lascive et charmeuse8. » L’érotisation du lieu, qui sera une constante de l’imaginaire chez Segalen, est ici suscitée par l’arrivée, cette première fois qui est en même temps inaugurale, conforme à un désir passé, et source de fantasmes à venir. « Mes grands rêves, mes beaux rêves d’arrivée à Tahiti […] je garde, en fermant ou non 3 Il apprend son affectation en septembre 1902 ; le décret paraît au J.O. le 20 septembre ; il part de Brest le 8 octobre, pour Le Havre via Paris. 4 Victor Segalen, Œuvres critiques, volume 2, Premiers écrits sur l’Art, 2011 : 120 : version biffée sur le ms 2. 5 Segalen 2004, I : 533. 6 Segalen 2004, I : 474. 7 Segalen 2004, I : 476. 8 Segalen 2004, I : 473-74. Pour ses parents il dit : « s’emplit de bouffées tièdes et de parfums caressants ». 2 les yeux, je garde au fond de moi, la première de toutes, la vision première, quand, destiné, désigné pour cela, je me suis senti préimaginant cette rade, ces deux bateaux près du quai dont les palmes revenaient sur la poupe … Un soleil jamais revu depuis m’a fait voir cela9. » Ce souvenir le hante encore à Tientsin, quand il le raconte à Henry Manceron le 23 septembre 1911 : « Toute l’île venait à moi comme une femme10. » Segalen fait vivre une expérience comparable à son Maître du Jouir quand il revient à Tahiti : « il peuplait l’île apparue de toute la richesse de ses désirs […]11 » Et quand Paofaï approche de l’île désirée, Havaï-i : « On embrassait d’un regard de convoitise la rive désirée : ainsi, disait Paofaï, ainsi fait un homme, privé de plaisirs pendant quatorze nuits, et qui va jouir enfin de ses épouses12. » « La classique épouse maorie »13 À peine arrivé, il se met en ménage avec une « indigène épouse » dont il se félicite : « Je souhaite la garder longtemps car, eu égard aux vahinés des camarades, soûlardes, tarées, phtisiques, c’est une excellente acquisition14. » Il s’en débarrasse quand même deux mois plus tard : « J’ai liquidé Maraea, comme trop absorbante et l’ai expédiée à Raïatea15. » Point de scrupules dans un pays où la femme demande à être violée (Gauguin le dit et Segalen recopie16), même si « le viol est forcément inconnu ici17 », et où elle demande aussi à être battue comme l’affirme encore Gauguin18, et comme on le lit dans Les Immémoriaux. Phallocratie coloniale ? Sans doute, mais pas seulement : bien avant Tahiti, sa correspondance de jeunesse avec ses amis et complices, en particulier Émile Mignard, est pleine de viriles plaisanteries sur celles qui sont bonnes ou pas à « numéroter », celles dont on « tâte », les « sujets » sur lesquels on « exécute des travaux pratiques », celles dont on est « seul actionnaire » ou au contraire qu’on transmet à d’autres « avec mission de s’en servir », quitte à vouloir en « retâter » ensuite19. La goujaterie du jeune Segalen pourrait donc s’exacerber dans le contexte colonial polynésien, s’il n’était sincèrement séduit par l’harmonie entre les femmes et leur île. Certes, 9 Segalen, Essai sur soi-même, 1995, I : 88-89. 10 Segalen 2004, I : 1245. Même érotisation de l’île à Ceylan : « Colombo et toute l’île fut jadis une belle maîtresse, pour moi » (lettre du 8 juin 1909, à Han-k’eou, ibid., 877). 11Segalen 2011 : 195. 12 Segalen, Les Immémoriaux, 2001 : 163. 13 Segalen, à Tientsin, lettre du 23 septembre 1911 à Henry Manceron, 2004, I : 1245 14 Segalen, lettre du 22 février 1903 à Émile Mignard, 2004, I : 487 15 Segalen, lettre du 24 avril 1903 à Émile Mignard, 2004, I : 505. 16 Brouillons de Pensers païens, feuillet intitulé « La Tahitienne », Premiers écrits sur l’Art, 2011 : 187. 17 Segalen, lette de juin 1903 à Émile Mignard, 2004, I : 512. 18 Brouillons de Pensers païens, loc. cit. 19 Segalen 1995, I : 370, uploads/Geographie/ courtois.pdf
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- Publié le Nov 07, 2022
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