PREMIER CHAPITRE Auteur : David Payne Titre : Le phare d’un monde flottant ISBN
PREMIER CHAPITRE Auteur : David Payne Titre : Le phare d’un monde flottant ISBN : 978-2-264-03592-9 N° 3908 Prix : 8,50 € I J’ai un sale pressentiment en les regardant quitter le port ce matin-là. S’éloignant de moi à reculons, Joe se tient à la poupe, 1,93 mètre, une expression grave sur son visage clair aux traits saillants ; ses cheveux noirs jusqu’aux épaules, raides et épais comme ceux d’un Cherokee, sont relevés en une queue-de-cheval dont une seule mèche s’est détachée. Cette boucle m’inquiète. Pourquoi ? Je ne sais pas. Comme s’il prêtait serment d’allégeance au drapeau et promettait de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, il tient la main levée et son regard – imparfaitement apaisé, perdu dans le lointain avec une trace d’inquiétude dont je ne crois pas qu’il comprenne plus que moi la vraie nature – brille d’une lueur que j’ai appris à connaître. J’ai une sorte de prémonition, que j’attribue sur le moment à notre dispute, si c’en était bien une, et à sa conclusion indécise. Plus tard, cependant, j’ai l’occasion de me le rappeler debout à la poupe, comme un trépassé dans la barque de Charon qui regarde en arrière tandis que le nautonier des Enfers lui fait passer les eaux noires du Styx. La dernière chose que je vois de lui est son ciré orange fluo. C’est un Grunden – norvégien, peut-être suédois, scandinave en tout cas. Joe, en fin de compte, est exigeant en matière d’équipement, ce qu’on n’associerait sans doute pas d’emblée à son air professoral et assez détaché de ce monde. Il portait le ciré le jour où il est venu au centre médical de la Plage avec une inflammation cellulitique, croyant avoir la dengue. Ayant peu à faire en gynécologie cet après-midi-là, c’est moi qui l’avais reçu. Assis sur la table de la salle d’examen nº 4, les bretelles de son bleu de travail pendantes, chaussé de ces bottes de caoutchouc blanches qu’on appelle « chaussons de Roanoke » dans les îles, Joe, des lunettes d’intello à monture rose sur le nez, est plongé dans le livre posé sur ses genoux. « Docteur Madden ? » Quand il lève la tête, un regard qui me reconnaît jaillit comme en menu fretin dans des yeux verts intelligents, avant de disparaître en eau profonde. Nos routes se sont déjà croisées, encore que brièvement. Le visage de Joe est un curieux mariage de deux types : disons John Kenneth Galbraith – pour les traits patriciens finement ciselés – greffé sur quelque chose d’indompté et de beaucoup moins policé, rappelant quelqu’un comme Neil Young. « Docteur Shaughnessey, je crois ? » © David Payne, 2000. Tous droits réservés. © Belfond, 2001, pour la traduction française © David Payne, 2000. Tous droits réservés. © Belfond, 2001, pour la traduction française Je souris. « Quel est le problème ? » Glissant le doigt dans son livre, il étend son bras droit que quatre mois de pêche estivale au carrelet ont rendu aussi épais et galbé qu’une pièce de chêne façonnée au tour ; une grosse veine bleue court sur le biceps et se voit encore sur l’épaule avant de disparaître sous le bord effiloché de son tee-shirt sans manches. Un bras de surfeur, je me rappelle avoir pensé. Joe en a le gabarit : forte carrure, minceur, hanches plates. Bien qu’en règle générale les surfeurs soient bêtes à manger du foin, ce sont les garçons les plus beaux du monde – ce qui, bien sûr, n’est qu’une opinion personnelle – et leur allure est empreinte de la grâce et de l’amour de ce qu’ils font sur la mer. « Dites-moi seulement que ce n’est pas la dengue », dit-il en désignant du menton une traînée rouge enflammée qui s’étend du poignet au coude. Je ris, croyant qu’il plaisante. Le regard qu’il me lance a tôt fait de corriger cette impression. Assagie, professionnelle, j’explique : « Nous sommes un peu loin de l’équateur pour la dengue. — J’étais à Bali l’année dernière. Je ne suis pas sûr de la durée d’incubation. — Ah ! Eh bien, la dengue, je pense, provoque effectivement une inflammation, mais ce que vous avez là me paraît être un simple cas de lymphangite. — De lymphangite ? — Exactement. — Pouvez-vous me définir ça ? — Une éruption. Ou, si vous préférez, une inflammation diffuse, œdémateuse et suppurante du tissu sous-cutané. » Il plisse les yeux. « Pouvez-vous m’épeler lymphangite ? » Sans trop d’assurance, je lui sers ma meilleure approximation, et Joe, à ma surprise amusée, sort un petit bloc sténo de la poche de son tee-shirt et note avec un stylo-plume – un Mont Blanc, je le remarque. « J’en vois beaucoup chez les gens qui manient du poisson. À Wanchese et à Little Roanoke, on appelle ça la gale du poisson. — Je croyais que c’était le genre de truc qu’on attrape en mangeant du sushi pas frais. » Je souris, mais prudemment. « C’est une autre bestiole. » Fronçant les yeux, il prend note, puis lève la tête avec le regard perçant d’un prédateur intellectuel. « C’est bactérien ? — Très vraisemblablement. » Je trempe un tampon d’ouate dans de l’alcool et je commence à lui nettoyer le bras. « Un staphylo ? — C’est possible. Ou un strepto du groupe A. (Je réponds en appréciant son esprit de suite, mais remarque aussi à quelle vitesse il a transformé notre consultation en interview, révélant des aptitudes de journaliste d’investigation.) Pour en avoir le cœur net il faudrait faire une culture, mais ce n’est vraiment pas nécessaire. Un traitement à la tétracycline et ça devrait passer. Si vous manipulez beaucoup de poisson, vous pourriez essayer une cuillerée à soupe de Clorox dans un litre d’eau pour vous nettoyer – c’est un remède que les gens d’ici utilisent. » Il y a une brève pause pendant qu’il note cela aussi, de son écriture compacte – en majuscules enfantines, mais nettes, régulières et serrées, rangs de légions étincelantes traversant une plaine blanche déserte. « J’ai essayé l’eau de mer, dit-il en rangeant son matériel. Ça marche très bien en général pour désinfecter. — Des histoires de bonne femme. » J’appuie sur la pédale de la poubelle blanche pour y jeter le tampon. « L’eau de mer n’est pas stérile. Des douzaines de types de bactéries infectieuses y prospèrent. — Ah ! (Le professeur marque un temps d’arrêt.) Ah, bien. Encore une illusion d’enfant qui s’envole. » Et je rirais aussi à cette remarque, de bon cœur, mais rien dans son expression ne permet de dire si c’est un trait d’esprit ou le produit du hasard. « J’ai dû attraper ça en trimballant la semaine dernière. — En trimballant ? © David Payne, 2000. Tous droits réservés. © Belfond, 2001, pour la traduction française — En déchargeant le bateau, traduit-il. — Je ne crois pas avoir jamais entendu ce terme. Pourquoi dit-on comme ça ? — Trimballer ? (Joe réfléchit.) À vrai dire, je n’en suis pas sûr. D’après une expérience personnelle assez limitée, je dirais que ça a plus à voir avec trimer qu’avec rester les bras ballants. » À ces mots je m’esclaffe, et soudain, chez ce Buster Keaton qui paraît foncièrement incapable du moindre sourire, en voilà un, une rougeur de plaisir à moitié étonné qui illumine sa prudente réserve comme le soleil les vitraux d’une église ; un être plus jeune et plus cordial me jette un coup d’œil furtif, tel un faune timide posté derrière la colonne cannelée d’un temple grec. « Vous savez, en fait, dit-il, enhardi par ce succès dont je suis à peu près sûre qu’il ne l’avait pas prévu, ou du moins pas entièrement, nous nous sommes déjà vus. Vous ne vous en souvenez probablement pas. — En fait, si, je m’en souviens. » C’était à une assemblée municipale, au gymnase du lycée de Manteo, organisée pour débattre du projet de stabilisation de la passe d’Oregon : une proposition du génie militaire de construire pour cent millions de dollars deux jetées avançant d’un kilomètre et demi dans l’Atlantique de part et d’autre de l’embouchure de la passe afin de stopper la diminution de fond devant la barre extérieure. De chaque côté de l’allée centrale, ce soir-là, à l’image de ces familles hostiles et socialement mal assorties réunies à un mariage forcé, on trouvait, à droite, le contingent pro-jetées, composé essentiellement de marins-pêcheurs barbus en chemise de flanelle et chapeau indien, et, à gauche, l’opposition, les soidisant défenseurs des intérêts touristiques, une brochette de médecins, d’avocats et de chefs indiens du nord de l’État, propriétaires de résidences à un million de dollars en bordure de mer – ainsi que les gens du cru qui pourvoient à leurs besoins –, tous unis dans une croisade pas si altruiste pour conserver les Grands Bancs en leur état premier (et protéger, en même temps que l’environnement, le dollar touristique et la valeur marchande de leurs propriétés). Moi qui ne suis ni propriétaire uploads/Geographie/ david-payne-le-phare-d-x27-un-monde-flottant.pdf
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- Publié le Jui 01, 2021
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