FILS DE PAUVRE (Mouloud Feraoun) 1 L’année même où il perdit ses tantes, alors

FILS DE PAUVRE (Mouloud Feraoun) 1 L’année même où il perdit ses tantes, alors qu’ils souhaitaient tous un peu de bonheur, Fouroulou eut un frère, qu’on appela Dadar, et dont la venue réveilla la rage impuissante de Helima. Fouroulou en perdant son titre de fils unique prit celui d’aîné qui comporte, lui expliqua-t-on, certains devoirs pour l’avenir, quand le petit sera grand, et beaucoup d’avantages dans le présent. Pour commencer, il eut sa part de toutes les bonnes choses (œufs, viande, galette) que sa mère mangea pour guérir. Plus tard, le petit ayant symboliquement sa part de tout ce qui se partageait, on faisait mine de le lui donner et la main déviait vers Fouroulou qui recevait ainsi deux fois plus que les autres. Les sœurs n’avaient rien à dire: un frère peut bien céder ce qui lui revient à son aîné. Tant pis pour elles si elles ne sont que des filles. Voilà donc au complet la famille Menrad. Sept personnes. Une seule travaille et rapporte. C’est le père. Il se démène comme un diable, ne perd aucune journée, ne se permet et ne permet à personne aucun luxe. Il tremble à l’approche des « aïds » qui engloutissent les sous. Il tremble à l’approche de l’hiver qui engloutit les provisions. Fouroulou, son frère et ses sœurs grandissent comme ils peuvent. Mais, somme toute, ils passent ainsi une période paisible dont Fouroulou ne garde qu’un vague souvenir. Il ne se rappelle avec précision que les mauvais moments de son enfance. Il avait onze ans environ lorsque son père exténué par la fatigue tomba gravement malade. C’était la fin de la saison des figues. Ramdane avait passé auparavant toutes les nuits au champ, surveillant le séchoir. Un matin, il remonte à la maison les yeux enfoncés dans leurs orbites, le corps brûlant, les lèvres blanches. Il s’affaisse en gémissant sur le sac de feuilles de frêne qu’il a rapporté péniblement sur son dos. Vite, une natte une couverture, un oreiller tout rond et aplati. Il se couche et refuse de manger. Il gémit toujours. Sa femme croit que ça passera; les filles se demandent s’il faut pleurer. Fouroulou est impassible du moment que ça ne le concerne pas. D’ailleurs son père est fort. Il peut supporter la maladie. - Les bœufs n’auront rien pour la nuit, le sais-tu? dit la mère. Alors, tu ne peux vraiment pas remplir un sac ce soir? - Non, je suis malade. Va au champ avec tes enfants. - Montez sur le frêne du milieu, le plus doux de tous, le plus facile aussi. Je voulais le réserver pour les dernières bouchées. Puisqu’il en est ainsi, allez-y. Ne laisse pas monter Fouroulou. Il fera boire les bœufs. Je voudrais dormir. Qu’ils aillent jouer dehors. Le soir, la mère revient. Elle le harcèle. - Ça ne va pas mieux? En t’aidant d’un bâton, tu pourrais peut-être 1 aller garder nos figues. Il suffit que les gens te voient passer. Ta présence éloignera les voleurs. - Appelle mon frère. Il me remplacera cette nuit. Tiens! dis-lui de venir. Envoie-lui le petit. Donne-moi encore à boire. - Tu veux que j’appuie de mes mains sur quelque endroit qui te fait mal? - Non! j’ai mal partout. - Une grappe de raisin? Il voudrait plutôt un peu de couscous avec du lait bien aigre. Cela réveille! Ramdane ne répond plus. Il ferme les yeux. Il ne les ouvre que pour recevoir son frère. Lounis constate, lui aussi, que ce n’est rien. Il ira coucher au champ. Mais le lendemain, de bonne heure, il part en voyage pour une semaine. Dans la nuit, le malade délire. Il dit des choses incohérentes ; il s’adresse à sa mère qui est morte; il étouffe, il vitupère des personnages inconnus et invisibles, il dit qu’ils le menaient. La femme ne dort pas, les perdants se réveillent. Ils sont muets et tremblants. - Ce sont des djenouns, dit la mère, votre père se bat avec eux depuis une heure. Fouroulou se fait tout petit, il souhaite que les djenouns ne s’aperçoivent pas de sa présence. Ils ont terrassé son père. Ils sont si forts! Le lendemain, quoique habitué à dormir tout son saoul, il se lève sans trop de difficultés avec le soleil pour accompagner sa sœur Baya au champ. Ils doivent sortir du gourbi les claies de figues au séchoir, en ramasser d’autres sous les figuiers, faire paître les moutons et rapporter le sac de feuilles de frêne cueillies par l’oncle au clair de lune. De retour à la maison, il sait qu’il aura à faire boire les bœufs à l’abreuvoir et que l’après-midi il retournera au champ pour rentrer les figues à l’intérieur du gourbi, remplir le sac pour les animaux et chercher parmi les buissons du bois sec pour le kanoun. Il pense que son père sera content de lui. À la maison, il trouve un vieux cheikh en train d’écrire une amulette. Le père est assoupi. Le marabout réveille le malade pour l’interroger. Ramdane répond raisonnablement aux questions. N’empêche que, d’après le taleb, les djenouns ont été dérangés pendant la nuit, à côté d’une source, près du séchoir et qu’ils sont entrés dans le corps parce qu’on n’a pas pris la précaution de les conjurer en prononçant la formule habituelle, quelque chose comme « vade retro, Satanas ». Donc, tous les torts sont du côté du malade. Maintenant, pour les chasser, il faut tuer un bouc et encenser le bas-ventre du malade avec une feuille de laurier-rose écrite des deux côtés. Cette dernière opération sera répétée trois fois. Pour éviter les confusions, trois feuilles de laurier portent chacune une, deux ou trois barres tracées par le taleb. Fouroulou a une sainte terreur des djenouns. Il s’en voudrait de les 2 contrarier tant soit peu. Mais il se rappelle fort à propos une petite anecdote racontée par son maître, lequel, pour faire plaisir à sa vieille mère qui lui demandait une amulette, lui apporta, un jour, un petit papier proprement plié, contenant tout le texte de « La Cigale et la Fourmi ». Donc, pour montrer à ses sœurs qu’il est un esprit fort et qu’il n’est pas dupe du vieux turban qui vient leur soutirer dix francs, il raconte l’anecdote de l’instituteur en ajoutant que la cigale et la fourmi ont guéri la vieille mieux que ne l’aurait fait une véritable amulette. Mais, pour faire ouvertement cette audacieuse critique, il doit attendre le départ du cheikh et l’assoupissement du père. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Quand le père a les yeux ouverts, qui vous dit que ce ne sont pas les démons qui l’habitent qui vous lorgnent, vous guettent et peuvent subitement changer de domicile et venir habiter chez vous ? Dans ces moments-là Fouroulou, son maître a beau dire, se tient prudemment à l’écart! Ses craintes sont pourtant bien vaines, car les djenouns ne se décident pas à quitter leur victime. Un deuxième, un troisième marabout ne réussissent pas mieux que le premier. Dans ses instants de lucidité, le père dit bien qu’il ne « loge » rien du tout, mais quand il se remet à délirer, il est difficile de le croire. Son frère Lounis revint enfin de voyage et fut tout étonné de le trouver plus malade encore. C’était vraiment sérieux. Comme un malheur ne vient jamais seul, on avait cassé la porte du gourbi, une nuit où l’on n’avait trouvé personne pour le garder. On avait saccagé des claies, volé une bonne partie des figues. Lounis prit la direction de la maison. Il se mit d’accord avec le propriétaire pour vendre les bœufs qu’on ne pouvait plus entretenir. La part du bénéfice servit à soigner le malade. Elle ne dura pas longtemps. Il fallait de la semoule et de la viande une fois par semaine. On tua un deuxième bouc et de temps en temps une poule. L’aïd approchait, on dut acheter des gandouras aux enfants. On vendit l’âne et un mouton. Bref, le pauvre Ramdane était ruiné avant même d’entrer en convalescence. Lounis, pour sauver son frère, dépensait inutilement sans compter. Il apportait de la viande, c’était les enfants qui la mangeaient; on préparait du café, le malade n’en buvait qu’une tasse. Lorsque enfin il put manger, Ramdane ne trouva ni provisions ni argent. Alors il emprunta à cinquante pour cent pour reprendre des forces et pour nourrir les siens. C’était l’hiver, il dut continuer à emprunter jusqu’au printemps. Quand ses forces revinrent en même temps que les beaux jours, il put mesurer avec effroi la profondeur de l’abîme où la maladie l’avait plongé. La misère était à ses trousses. Pour la première fois depuis le partage, il se rendit le cœur gros chez le cadi-notaire, apposer ses deux pouces au bas d’une reconnaissance de dette. Il hypothéqua son champ et sa maison. Ce jour-là, un jour de marché, si Fouroulou a bonne mémoire, son père, surmontant son chagrin, avait rapporté un chapelet de tripes. Elles parurent amères à tous. Quelque temps uploads/Geographie/ feraoun-pauvre.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager