LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL. CHAPITRE PREMIER. — LA
LIVRE PREMIER. — TEMPS DE CARTHAGE ANTÉRIEURS À ANNIBAL. CHAPITRE PREMIER. — LA PHÉNICIE. Chaque race humaine a son génie ; elle a sa part d'action certaine dans le jeu des événements nécessaires au développement de l'humanité. Fatalement entraînées les unes vers les autres, les diverses populations du globe ne s'agitent que pour multiplier, suivant des lois déterminées, leurs points de contact et leurs mélanges, et de tous les mouvements humains dus à ces instincts ethnologiques, les plus féconds, sans contredit, sont le commerce et la guerre. Tous les peuples antiques nous apparaissent sous une physionomie originale, mais toujours en harmonie avec le mode d'activité qu'ils ont suivi et avec la grandeur du but qu'ils se proposaient d'atteindre. Les uns sont essentiellement guerriers et conquérants ; les autres ne tendent qu'à l'industrie et au négoce. Il est aussi des nations, à l'esprit moins exclusif, dont les forces vives peuvent s'appliquer heureusement à des objets divers. Elles ont, durant un temps, le talent d'équilibrer leurs moyens d'action et de faire que, loin de se nuire, leurs opérations de commerce et de guerre se prêtent un mutuel et solide appui. Telle fut Carthage au temps de sa splendeur. L'histoire vraie de cet empire oublié saurait nous offrir sans doute des enseignements précieux, si l'on n'avait à déplorer les effets de la vengeance de Rome, qui n'en a laissé venir à nous que quelques fragments. Et ces documents incomplets se trouvent épars dans des livres qu'ont publiés des étrangers, des ennemis ! Toutefois, il est encore utile d'interroger des ruines, de faire appel à de saines méthodes pour tenter de rendre un peu de vie à ce monde perdu pour nous. Une étude de Carthage doit nécessairement être précédée de celle de sa métropole, et, tout d'abord, il convient d'esquisser à grands traits le caractère et les mœurs du peuple phénicien. C'est ce que nous allons faire aussi rapidement que possible. La Phénicie[1] était une réunion de tribus chamitiques[2], qui, antérieurement aux âges de l'histoire, avaient vécu de la vie nomade dans les plaines qui s'étendent de la Méditerranée au Tigre, et de la pointe méridionale de l'Arabie jusqu'au mont Caucase ; puis, cédant à la supériorité numérique des Egyptiens et des Juifs, elles avaient été refoulées le long des côtes de la Syrie, suivant une zone étroite de cinquante lieues de long sur huit ou dix de large[3]. Ainsi acculés à la mer, les Phéniciens la prirent pour patrie. Le littoral qu'ils occupaient était découpé de baies donnant des abris sûrs, et hérissé de montagnes couvertes de forêts. Le Liban leur offrait tout le bois nécessaire à d'importantes constructions navales. Favorisé par une situation exceptionnelle, ce peuple vit s'accumuler dans ses entrepôts toutes les marchandises de l'Asie, et le commerce d'exportation devint bientôt pour chacun de ses ports une source de richesses considérables[4]. Les côtes de Syrie se couvrirent de bonne heure[5] d'un grand nombre de centres de population[6], qui devinrent autant de ruches[7] livrées à toute l'activité du commerce maritime. La Phénicie n'était pas, à proprement parler, un Etat, et son organisation politique formait un singulier contraste avec celle des grandes monarchies asiatiques. Ce n'était qu'un ensemble de villes isolées, auxquelles les besoins d'une défense commune avaient imposé le système fédératif, et qui s'étaient constituées en ligue déjà vers le temps de Moïse. A des époques déterminées se tenait une diète générale. Les représentants des villes liguées se réunissaient à Tripoli pour y délibérer sur les intérêts de la confédération. Ordinairement, l'une des cités phéniciennes prenait une sorte de supériorité sur les autres, mais seulement à titre de capitale fédérale. Sidon fut d'abord à la tête de la confédération ; plus tard, du règne de Salomon à celui de Cyrus, l'hégémonie échut à Tyr[8]. Quelle était la constitution intérieure de ces villes phéniciennes ? Chacune avait son organisation particulière, et, bien que gouvernée par des rois[9], formait en réalité une république urbaine indépendante. Le pouvoir royal, exempt de toutes formes despotiques, y était sagement limité par de fortes institutions religieuses et civiles. Les magistrats municipaux marchaient de pair avec le roi[10], et, après le roi, une puissante caste sacerdotale pesait de tout son poids sur la direction des affaires[11]. Les divinités de Sidon et de Tyr n'étaient que des personnifications des forces de la nature, et par conséquent des êtres dépourvus de tout caractère moral. Les mœurs corrompues et la licence effrénée des villes de la Phénicie[12] ne peuvent plus dès lors être pour nous un sujet d'étonnement. Les Chananéens ne pouvaient songer et ne songeaient qu'aux jouissances matérielles que donnent les richesses ; or leurs richesses s'alimentaient incessamment aux sources alors intarissables du commerce et de l'industrie. Le commerce, telle était la voie pacifique et sûre persévéramment suivie par ce peuple ardent aux plaisirs, qui, sans le savoir, devait puissamment concourir à l'œuvre de la civilisation antique. Les Phéniciens sillonnèrent donc de bonne heure toutes les mers connues. Ils eurent des comptoirs sur tous les bords du bassin de la Méditerranée. Partant de leurs échelles de l'Espagne, ils poussèrent jusqu'aux îles Britanniques et, de là, pénétrèrent jusque dans la Baltique et le golfe de Finlande. Leur navigation dans le golfe Arabique commença sous le règne du roi Salomon. Ces hardis caboteurs fouillèrent aussi le golfe Persique, et connurent tout le pays d'Ophir, nom générique des côtes de l'Arabie, de l'Afrique et de l'Inde. Enfin, au temps de Necao, roi d'Egypte et contemporain de Nabuchodonosor, ils exécutèrent le périple de l'Afrique[13], en sens inverse de la première circumnavigation des Portugais. Partis du golfe Arabique, ils rentrèrent dans la Méditerranée par le détroit de Gibraltar. Ces grandes entreprises commerciales, ces longs voyages de découvertes, leur firent porter l'art nautique à une haute perfection. Ils semblent de beaucoup supérieurs aux Vénitiens et aux Génois du moyen âge, car le pavillon phénicien flottait à la fois à Ceylan, sur les côtes de la Grande-Bretagne et au cap de Bonne-Espérance[14]. La Phénicie trafiquait aussi par les voies de terre, et employait à cet effet un nombre considérable de caravanes[15]. Ce commerce suivait les trois directions du nord, de l'orient et du sud, pendant que la marine marchande exploitait l'occident. Au nord, les Phéniciens fouillaient l'Arménie et le Caucase, d'où ils tiraient des esclaves, du cuivre et des chevaux de sang[16]. En Orient, ils se répandaient dans l'Assyrie, et allaient jusqu'à Babylone par Palmyre et Baalbek ; mais on ne sait pas exactement quelle était la nature de ces relations. Au sud enfin, à la Palestine, à l'Egypte, à l'Arabie ils demandaient les denrées les plus précieuses, qu'ils allaient ensuite répandre sur tous les marchés du monde[17]. Le commerce phénicien s'opérait généralement par voie d'échanges. L'or du Yémen, par exemple, se troquait contre l'argent d'Espagne. Mais les négociants de Sidon et de Tyr donnaient aussi en payement les produits de leur industrie. Leurs teintureries, leurs tisseranderies, leurs fabriques de verre et de bimbeloteries étaient justement célèbres[18]. Les Tyriens passent pour les inventeurs de la viticulture. On exportait au loin les vins de Tyr, Byblos, Béryte, Tripoli, Sarepta, Gaza, Ascalon. L'art de saler les poissons remonte à une haute antiquité. Les pêcheries de Tyr et de Béryte étaient très-productives. La métallurgie était fort en honneur dans les villes de la confédération. Les mines les mieux exploitées se trouvaient dans l'île de Chypre, dans la Bithynie, la Thrace, la Sardaigne, l'Ibérie, la Mauritanie. On ne possède que des documents incomplets sur les méthodes d'exploitation des Phéniciens ; mais il est certain qu'ils savaient habilement travailler les métaux, en tirer des objets de toute forme et de toute grandeur. Une foule d'ustensiles élégants et souvent de dimensions colossales sortaient des ateliers des fondeurs. Sous le règne de Hiram Ier, l'or et le bronze concouraient sous mille formes diverses à l'ornementation des édifices de Tyr[19]. L'architecture était aussi portée à un haut degré de perfection. Le chapitre vu du troisième livre des Rois est en partie consacré à la description de l'ordre tyrien. Les colonnes de bronze avaient environ huit mètres de hauteur ; les chapiteaux, dont la forme rappelait celle du lis, étaient hauts de deux mètres vingt-cinq centimètres, et le luxe des motifs adoptés pour la décoration de l'ensemble peut donner une idée de la richesse de style des édifices de Carthage. Les déplacements violents dus à la politique des peuples conquérants n'engendrent ordinairement que des colonies militaires, stationnées dans des places fortes et n'exerçant qu'une influence restreinte sur la civilisation du pays occupé. Les peuples commerçants pratiquent un autre système de colonisation. Chacun des centres de population par eux créés à l'étranger est le vrai foyer de la métropole. Chaque ville qu'ils fondent loin de la patrie est et demeure une fraction intégrale de la nation, transportée tout entière avec ses dieux, son génie et ses mœurs. Ces transplantations en bloc sont singulièrement fécondes. D'abord les peuples barbares, attirés par l'appât des échanges et séduits par la supériorité de leurs conquérants pacifiques, se laissent insensiblement initier au progrès. En second lieu, les rapports qui s'établissent entre les uploads/Geographie/ hannibal-barca-eugene-hennebert-hannibal-barca.pdf
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- Publié le Mai 11, 2021
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