Revue Philosophique de Louvain L'énigme de la science cartésienne : La physique

Revue Philosophique de Louvain L'énigme de la science cartésienne : La physique de Descartes est- elle positive ou deductive ? Essai d'interprétation de deux extraits du «Discours de la méthode» (A. T.,VI, 1,17 - 2,19 et A. T., VI, 63,18 - 65,17) Elie Denissoff Citer ce document / Cite this document : Denissoff Elie. L'énigme de la science cartésienne : La physique de Descartes est-elle positive ou deductive ? Essai d'interprétation de deux extraits du «Discours de la méthode» (A. T.,VI, 1,17 - 2,19 et A. T., VI, 63,18 - 65,17). In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 59, n°61, 1961. pp. 31-75; doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1961.5069 https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1961_num_59_61_5069 Fichier pdf généré le 25/04/2018 L'énigme de la science cartésienne: La physique de Descartes est-elle positive ou deductive ? Essai d'interprétation de deux extraits du a Discours de la méthode » (A. T., VI, 1,17 - 2,19 et A. T., VI, 63,18 - 65,17) m De tout temps, un certain doute a plané sur la nature de la science envisagée par Descartes. Bien que personne ne conteste que la Dioptrique et les Météores contrastent avec les travaux de l'Ecole par la part qui s'y trouve accordée à la recherche positive, les critiques s'accordent pour attribuer un caractère apriorique à la physique envisagée dans le Discours. Déjà au XVII4 siècle, Gassendi et Leibniz prétendaient que Descartes professait une physique deductive (1> et, de nos jours, la plupart des auteurs, tout en reconnaissant Descartes comme un des promoteurs de la science moderne, se rallient à cette opinion. Une équivoque est ainsi créée que certains s'efforcent en vain d'atténuer par l'emploi d'arguments subtils. <*> Nos références précédées des lettres A. T. renvoient à l'édition des œuvres de Descartes par Charles Adam et Paul Tannery, 13 vol., Paris, 1897-1913; nous en indiquons le tome, la page, ainsi que le numéro des lignes en marge des pages, quand il existe. — Nos références précédées des lettres A. M. renvoient a la Correspondance de Descartes publiée par Charles Adam et G. Milhaud, Paris, 1936-1960; nous nous en servons pour les lettres découvertes postérieurement à la parution de l'édition Adam et Tannery, et pour la traduction des lettres latines. (1> Selon Gassendi, tandis que Bacon professerait qu'il faut recourir à l'observation pour parvenir à la connaissance des choses. Descartes estimerait que nous pouvons y accéder par notre pensée seule (texte cité par Gaston SORTAIS, La philosophie moderne, Paris, 1920, t. I, p. 471, n. 8); selon Leibniz, Descartes userait d'une méthode apriorique pour établir les lois générales de la nature (Yvon BELA- VAL, Leibniz, critique de Descartes, Paris, 1960, p. 457). 32 Elie Denisaotf Liard ouvre la controverse. Pour expliquer chez Descartes l'existence simultanée « du dédain et du souci de l'expérience », il se réfère à la nature de notre savoir à la fois conceptuel et empirique. Selon lui, la différence entre les conceptions de Descartes et celles de nos savants consisterait dans le rôle accordé de part et d'autre au travail de l'entendement. Tandis que nos contemporains « partiraient » de l'expérience pour aboutir au travail de l'esprit, Descartes « partirait » du labeur de l'esprit pour en confronter les résultats avec l'expérience (2). Brunschvicg ajoute qu'étant donné l'existence d'une certaine relation entre la raison et l'expérience, « on ne s'étonnera pas qu'au cours de sa carrière et dans tous les domaines, Descartes n'ait pas cessé de consulter la nature » (3). Ces considérations, si séduisantes qu'elles puissent paraître, ne suppriment pas le paradoxe d'un Descartes fermement attaché à la méthode deductive et faisant en même temps figure d'observateur attentif de la nature. Aussi, les auteurs se passionnent pour le problème psychologique ainsi artificiellement posé. Milhaud, qui cherche à le minimiser, invoque l'esprit du temps, porté à méconnaître l'importance réelle de l'expérimentation (4) ; Meyerson met en cause la formation d esprit rationaliste acquise par Descartes à La Flèche (5). Ces divers arguments n'ont évidemment qu'une valeur très relative. Descartes ne pourrait être reconnu comme un des « fondateurs » et un des premiers « législateurs » des sciences (6>, s'il ne s'était, de bonne heure, ainsi qu'il l'affirme dans le Discours (A. T., VI, 9, 20-23), résolument affranchi de l'emprise de l'ancienne physique. De plus, s'il n'avait pas admis le rôle prépondérant de l'observation, sa doctrine ne pourrait, comme l'avance Meyerson, nous sembler « étonnamment conforme à l'esprit de la science de nos jours, anachronique même, <*> Louis LlARD, Descarte$ (ch. IV: c Ou râle de l'expérience dans la physique cartésienne »), Paris, 1882. <*> Léon Brunschvicc, L'expérience humaine et la causalité physique, Paris, 1949. p. 184. <*> Gaston MlLHAUD, Descartes aavant (ch. IX: < Descartes expérimentateur »), Paris, 1921. <5> Emile MEYERSON, Du cheminement de la pensée, Paris, 1931, p. 685. <*) « C'est Descartes, incontestablement, qui a été le véritable législateur de la science moderne » (Emile MEYERSON, De l'explication dans les sciences, Paris, 1927, p. 134). — « II (Descartes) mérite vraiment d'être regardé comme le fondateur de la science moderne, non qu'il l'ait créée de toutes pièces, mais parce que c'est lui qui l'a tirée à la lumière du plein jour » (Jacques Maritain, Le songe de Descartes, Paris, 1932, p. 40). L'énigme de la science cartésienne 33 parce que plus près de nous que ne le comporte l'époque où elle est née » (7). Bref, en mettant en doute le caractère positif de la science envisagée par Descartes, Liard, Milhaud, Meyerson, Brunschvicg et d'autres, n'aboutissent qu'à des contradictions et font surgir un problème impossible à résoudre, celui de l'existence de deux tendances nettement opposées en un même esprit. Les auteurs cités nous présentent d'ailleurs la question sous un faux jour, car ils ne font état de l'intérêt que Descartes porte à l'expérimentation qu'après avoir affirmé le caractère déductif de sa physique. Ainsi Liard, se basant sur une phrase ambiguë du Discours que nous analysons plus loin, et dans laquelle Descartes dit u tirer » ses principes de « semences de vérités qui sont naturellement en nos âmes » (A. T., VI, 64, 4-5), attribue à ce dernier l'intention de vouloir déduire nos connaissances « des notions pures de l'entendement », et n'admet qu'ensuite la valeur scientifique de ses travaux : « ce géomètre novateur, écrit-il, qui astreint les choses de l'expérience à la procédure des mathématiques, était aussi un observateur habile et passionné » (8). Milhaud fait de même. Il commence par reproduire toute la page du Discours dont font partie les lignes citées par Liard, et où il croit découvrir que Descartes entend promouvoir une science apriorique et n'admet que par la suite que celui-ci est un « expérimentateur parfait » et que les expériences qu'il réalise sont « ingénieuses et rationnelles » <9). Etrange façon de raisonner, car il est évident qu'un savant doit être jugé avant tout par ses travaux et, par conséquent, Descartes doit l'être d'abord par la Dioptrique et les Météores. Liard et Milhaud renversent donc complètement la question, et Mouy consacre leur erreur lorsqu'il affirme que la physique de Descartes, « dans sa forme normale » est celle envisagée dans le Discours où, selon lui, l'expérience serait réduite à un rôle subalterne (10>. Il est certain, au contraire, que cette « forme normale » est celle qui apparaît dans les « Essais » et notamment dans l'étude de l'arc-en-ciel, que Descartes présente comme un u échantillon de sa méthode » (A. T., I, 559, 20-26). Celle-ci est (') Emile Meyerson, op. cit., p. 564. <*> Louis Liard, op. cit., p. 112. <*) Gaston Milhaud, op. cit., pp. 191-192; 201. (I°> « Considérée dans sa (orme normale — et non pas dans les échantillons que Descartes en donne au public — une pareille physique réduit l'expérience à un rang tout à (ait subalterne » (Paul MoUY, Le développement de la physique çarténenne. Pari*, 1934, p. 44). 34 Elie Denissofî un modèle parfait d'investigation positive : tous les critiques s'accordent à le reconnaître. Liard remarque que Descartes y « fait de l'expérience un usage que les plus habiles expérimentateurs ne désavoueraient pas » (11), et Milhaud ajoute que a l'observation et le calcul s'y associent merveilleusement » (12). L'importance que Descartes accorde à l'observation se confirme encore à la lecture de ses travaux consacrés à la vivisection : « Ne croirait-on pas lire une page de Claude Bernard ? », s'exclame Liard <13>. Le vrai problème ne consiste donc pas à rechercher comment Descartes, soi-disant partisan de la physique deductive, s'applique à des recherches de caractère positif, mais bien comment il se fait qu'en parlant de sa méthode, un homme de science comme lui puisse laisser croire qu'il est inféodé au savoir déductif. Ceci nous amène à revoir l'interprétation donnée aux textes du Discours sur lesquels on s'appuie pour l'affirmer. On ne peut se résigner, en effet, à admettre une aussi flagrante contradiction dans les idées d'un penseur de l'envergure de Descartes sans avoir épuisé toutes les possibilités d'exégèse. * • • Le caractère hermétique du Discours de la méthode oblige l'interprète à la plus grande prudence, uploads/Geographie/ l-x27-enigme-de-la-science-cartesienne.pdf

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