ÉTHIQUE ET HUMEUR crbc n° 28 9 Le problème épistémologique de la conservation-r

ÉTHIQUE ET HUMEUR crbc n° 28 9 Le problème épistémologique de la conservation-restauration des biens culturels Pierre Leveau Le but de cet article est de décrire le paradigme de la conservation- restauration du patrimoine culturel. Il construit un outil critique – appelé « topique monumentale » – en s’intéressant aux archives de la discipline. L’utilisation de cet instrument lui permet de défi nir la place des conservateurs- restaurateurs dans la machine patrimoniale et, plus généralement, leur rôle dans l’institution. L’idée est simple : les pièces de la machine (espace, lieu, champ, terrain, territoire, domaine, région) supportent des processus (couplage, partage, bouclage, ancrage, verrouillage, saisine, autorégulation) qui produisent le paradigme de la conservation- restauration (praxéologie, axiologie, casuistique, canon, discipline, schèmes, normes). La topique en fait l’archéologie et y localise les praticiens. Son but est d’éliminer les obstacles épistémologiques qui encombrent leur champ. C.V. Pierre Leveau Doctorant de l’université de Provence, (Aix- en-Provence), CEPERC, ED. 356, UMR 6059 leveau.p@wanadoo.fr El objeto de este artículo es describir el paradigma de la conservación-restauración del patrimonio cultural. Construye un útil crítico – llamado « tópica monumental » – interesándose en los archivos de la disciplina. La utilización de este instrumento le permite defi nir el lugar de los conservadores-restauradores en la máquina patrimonial y, más generalmente, su rol en la institución. La idea es simple : las piezas de la máquina (espacio, lugar, campo, terreno, territorio, área, región) asumen procesos (acoplamiento, reparto, acordonamiento, anclaje, cierre, alerta, autoregulación) que producen el paradigma de la conservación-restauración (praxeología, axiología, casuística, canon, disciplina, esquemas, normas). La tópica hace la arqueología de ésta y determina el lugar de los profesionales. Su objeto es eliminar los obstáculos epistemológicos que abarrotan su campo. The gist of this article is to describe the paradigm of the conservation and restoration of cultural heritage. It constructs a critical tool called monumental topic” through archives of the discipline. The use of this instrument permits one to defi ne the place of conservators et restorers in the patrimonial machine et, more generally, their role in the institution. The idea is simple: the pieces of the machine (space, area, fi eld, terrain, domain, region) support processes (coupling, sharing, locking, anchoring, auto regulation) which produce the paradigm of conservation and restoration (praxeology, axiology, casuistic, canon, discipline, schemas, norms). The topic exercises an archeology and localizes the practitioners. The object is to eliminate the epistemological obstacles that encumber their fi eld. ÉTHIQUE ET HUMEUR crbc n° 28 10 1. Gilles Deleuze : Foucault, avant-propos, éd. de Minuit, Paris, 1986, p. 11. 2. Denis Guillemard, La Conservation préventive, une alternative à la restauration des objets ethnographiques, éd. ANRT, 1995, I.1.1.2. note 28, p. 24. 3. Jean-Michel Leniaud, L’Utopie française, introduction, éd. Mengès, Paris, 1992, pp. 3-4. 4. Jean Davallon, Le Don du patrimoine, éd. Lavoisier, Paris, 2006, 1.1.4. note 3, p. 45. « Un nouvel archiviste est nommé dans la ville. Mais est-il à proprement nommé ? N’est-ce pas sur ses propres instructions qu’il agit ? Des gens haineux disent qu’il est le représentant… d’une technocratie structurale1. » Gilles Deleuze L’espace A ppelons, pour commencer, « espace » l’étendue illimitée où travaille la machine patrimoniale. Il s’ouvre à elle : ses limites et ses frontières ne sont pas défi nies par elle. Elle ne peut lui imposer ses mesures : il ui est étranger. Mais l’inverse n’est pas vrai : il s’impose à elle, l’englobe et l’informe immédiatement. C’est le dehors, la terre inconnue où elle mène sa première enquêteA. Dans notre cas, l’arrêté sur la propriété artistique que le ministre français de l’Instruction publique prit en septembre 1925 a, par exemple, ouvert un espace de réfl exion à la Commission internationale de coopération intellectuelle (CICI) qui s’y est installéeB. Il a donné à Jules Destrée et Richard Dupierreux l’occasion de poser à la Société des nations (SDN) le problème de la protection des œuvres d’art, en lui donnant une nouvelle dimension. Les deux hommes ont ouvert une enquête et offert un nouvel espace aux chercheurs. Mais ils durent attendre 1930 pour que leur entreprise ait offi ciellement lieu d’être dans l’institution. Le lieu D istinguons l’espace et le lieu pour le comprendre, en faisant de la seconde notion une limite de la première. Disons qu’un « lieu » est un sujet de discussion, ouvert à la réfl exion mais clos par défi nitionC. C’est l’aboutissement d’une enquête, dont les conclusions convergent et font apparaître des points de divergence, ou un point de rencontre à la croisée des chemins, faisant émerger l’unité du croisement de trajectoires indépendantes, comme dans un carrefour. Le lieu est commun, par principe : c’est un point de rendez-vous dans l’espace, servant ensuite de point de repère. La conférence sur l’étude scientifi que des peintures organisée par l’Offi ce international des musées (OIM) à Rome, en 1930, fut l’un de ces lieux de rencontre. Des praticiens, des administrateurs et des chercheurs venus de différents pays s’y réunirent pour y confronter leur vue sur le même sujet. Ils commencèrent à explorer un nouveau « champ » d’investigation après cette réunion. Le champ S ur la lancée, distinguons donc les notions de lieu et de champ, en passant du point à la ligne. Un « champ » est un espace ouvert et lisse, dont l’exploration s’organise à partir d’un lieu, en lignes de fuite et cercles concentriquesD. Il est doté d’un repère : d’un point de départ, où tout revient, permettant de l‘arpenter, c’est-à-dire de l’explorer méthodiquement et d’y travailler ensemble, sans y perdre. Le champ est un espace d’investigation, se déployant au voisinage d’un lieu. La rédaction du Manuel de conservation et de restauration des peintures, commencé en 1932 et fi nalement publié par D enis Guillemard pose dans une note de sa thèse une question qui me préoc- cupe depuis que j’ai commencé la mienne : quelle est la place des conservateurs-restaurateurs dans le processus de patrimonialisation2 ? Il s’étonnait en 1995 que Jean-Michel Leniaud ne les ait pas nommés dans la liste des médiateurs du patrimoine qu’il avait établie trois ans plus tôt3. La situation a peu changé depuis : ils n’apparaissent pas non plus dans celle des spécialistes du patrimoine que Jean Davallon a dressée en 20054. Il est vrai que l’affaire est marginale. Les universitaires ne se trom- pent pas en n’accordant pas de place aux conservateurs- restaurateurs dans ce processus, car l’acquisition ou le classement d’un bien n’est pas de leur ressort. Mais leurs interventions ne lui donnent pas moins son sens : la patrimonialisation serait sans objet sans eux, puisque les biens protégés ne pourraient pas être conservés, ni transmis. L’absence des conservateurs-restaurateurs de la liste des médiateurs du patrimoine n’est donc pas une lacune. C’est un problème épistémologique, his- torique et social. Les praticiens tentent de lui apporter aujourd’hui une réponse administra- tive, en développant le concept de « conservation intégrée ». Je me propose dans cet article d’exa- miner les données du problème. La première est liée au statut de la conservation-restauration : Est-ce une discipline ou un domaine ? Quel rôle les sciences qui l’ont constituée hier y jouent-elles aujourd’hui ? Quelle place a-t-elle dans l’édifi ce du savoir ? Il faudra clarifi er le statut épistémologique de la conservation- restauration si l’on veut la localiser dans le champ de la science. La deuxième diffi culté est liée à la structure des institutions patrimoniales : Com- ment fonctionnent-elles ? Quelles tâches confi ent-elles aux conservateurs-restaurateurs et comment coordon- nent-elles leurs activités à celles des autres groupes impliqués ? Il faudra aussi défi nir la fonction sociale des praticiens, si l’on veut les localiser dans l’institu- tion patrimoniale. La troisième diffi culté vient enfi n de l’histoire que partagent ce groupe et cette structure : Comment l’écrira-t-on ? Reprendra-t-on les termes que l’on trouve dans les archives pour la raconter ou utilise- ra-t-on des concepts appropriés, pour tirer une méthode LA TOPIQUE MONUMENTALE A. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, éd. Gallimard, Paris, 1990, I, ch. IX. B. Pierre Leveau, « Le problème historiographique de la CRBC », dans CRBC, n° 26, 2008, pp. 9-12. C. Aristote, Rhétorique, II, 26, 1403a. 17. D. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, introduction, II. ÉTHIQUE ET HUMEUR crbc n° 28 11 5. Pierre Livet et Frédéric Nef, Les Êtres sociaux, éd. Hermann, Paris, 2009, ch. 4 et 6. 6. Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, éd. Gallimard, 1980, La Pléiade, t. I, p. 994. 7. Frédéric Nietzsche, La Généalogie de la morale, avant-propos, § 2-6. 8. Michel Foucault, L’Ordre du discours, éd. Gallimard, Paris, 1971, pp. 68-72. 9. Henri-Pierre Jeudy, La Machinerie patrimoniale, éd. Sens & Tonka, Paris, 2001. l’Institut international de coopération intellectuelle (IICI) en 1939, fut l’un de ces champs d’investigation. Son plan suit les pistes des chercheurs qui l’ont arpenté durant neuf ans, en tirant des lignes dans l’espace depuis un lieu commun et en y revenant périodiquement pour rendre compte de leurs travaux au coordinateur de l’ouvrage, Harold Plenderleith. Le terrain L e champ devient uploads/Geographie/ le-probleme-de-lepistemologie-de-la-cons-3-pdf.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager