2 PHILIP K. DICK LES CLANS DE LA LUNE ALPHANE traduit de l’américain par Franço

2 PHILIP K. DICK LES CLANS DE LA LUNE ALPHANE traduit de l’américain par François Truchaud [Rev 2, 06/05/2011] 3 Titre original : CLANS OF THE ALPHANE MOON © Ace Books, Inc., 1964 Pour la traduction française : © Éditions Albin Michel, 1973 4 1 Avant de pénétrer dans la salle du Conseil suprême, Gabriel Baines envoya au-devant de lui son simulacre cliquetant – fabrication manse – pour voir s’il ne risquait pas d’être attaqué. Le simulacre – construit avec ingéniosité pour ressembler à Baines en tous points – rendait de multiples services depuis qu’il avait été construit par le clan inventif des Manses, mais Baines l’utilisait uniquement pour son système de défense ; se défendre était sa seule conduite de vie, ce qui lui donnait le droit de faire partie de la communauté pare d’Adolfville, à l’extrémité nord de la lune… Baines bien sûr était sorti d’Adolfville de nombreuses fois, mais il ne se sentait en sécurité – ou plutôt relativement en sécurité – qu’ici, à l’intérieur des murs épais de la ville pare. Ce qui prouvait que sa prétention à être un membre à part entière du clan pare n’était pas simulée, n’était pas un simple moyen qu’il avait imaginé pour avoir accès à n’importe quel endroit de la zone urbaine, dont la plupart des constructions étaient solides, robustes et prévues pour durer longtemps. Baines, sans aucun doute, était sincère… comme si on pouvait avoir des doutes sur lui. Par exemple, il y avait eu la visite qu’il avait faite aux cabanes incroyablement affreuses des Heebs. Récemment il était parti à la recherche de membres d’une équipe de travail qui s’étaient enfuis ; comme c’étaient des Heebs, il y avait de fortes chances pour qu’ils se soient réfugiés à Gandhitown. La difficulté, cependant, était que tous les Heebs, à ses yeux du moins, se ressemblaient : des créatures malpropres et soumises, portant des vêtements sales, qui gloussaient sans cesse et qui étaient incapables de se concentrer sur la moindre activité compliquée. Ils étaient affectés à des travaux manuels, rien de plus. Mais, avec la nécessité constante de réparer et d’améliorer les fortifications d’Adolfville contre les actes de déprédation des 5 Manses, le travail manuel était généralement précieux. Et aucun Pare n’aurait accepté de se salir les mains. En tout cas, au milieu des cabanes délabrées des Heebs, il avait éprouvé une terreur véritable, il avait eu le sentiment d’être à découvert, d’être exposé sans aucune défense possible au milieu des constructions humaines les plus dérisoires : c’était une décharge publique où s’élevaient des cabanes en carton. Les Heebs cependant n’élevaient aucune protestation. Ils vivaient au milieu de leurs ordures dans un équilibre tranquille. Ici, aujourd’hui, pour la réunion bisannuelle du Conseil représentant tous les clans, les Heebs enverraient, bien sûr, leur porte-parole ; lui-même, parlant au nom des Pares, allait se retrouver assis dans la même salle qu’un odieux – c’était le terme, littéralement – Heeb. Ce qui était loin de conférer de la dignité à sa tâche. À nouveau, cette année, ce serait certainement la grosse Sarah Apostoles aux cheveux hirsutes. Mais plus sinistre encore allait être le représentant des Manses. Parce que, comme n’importe quel autre Pare, Baines était terrifié par tous les Manses, et par n’importe lequel d’entre eux. Leur violence insouciante le choquait ; il ne parvenait pas à la comprendre, tellement elle était inutile. Depuis des années, il avait classé les Manses comme étant simplement hostiles. Mais cela ne les expliquait aucunement. Ils prenaient plaisir à leur violence, ils éprouvaient une délectation perverse à tout écraser et à intimider les autres, particulièrement des Pares, tels que lui-même. Mais de le savoir ne l’aidait aucunement ; il perdait déjà courage, appréhendant la confrontation imminente avec Howard Straw, le délégué mans. Avec une respiration bruyante d’asthmatique, son simulacre revint, un sourire affiché sur son visage artificiel, semblable dans le moindre détail à celui de Baines. — Tout est en ordre, monsieur. Pas de gaz mortels, pas de décharge électrique d’une intensité dangereuse, pas de poison dans la carafe d’eau, pas de judas pour fusils laser, aucune machine infernale dissimulée. Je me permettrai d’assurer à Monsieur qu’il peut entrer en toute sécurité. (Il s’arrêta en cliquetant et attendit silencieusement.) 6 — Personne ne t’a approché ? demanda Baines avec circonspection. Le simulacre répondit : — Il n’y a encore personne là-bas. À l’exception, bien sûr, du Heeb qui balaie le sol. Baines, qui avait passé sa vie à se protéger par la ruse, entrouvrit légèrement la porte pour ce qui était essentiel : un aperçu rapide du Heeb. Le Heeb, de sexe masculin, balayait à sa façon lente et monotone, avec sur son visage l’expression stupide habituelle chez un Heeb, comme si son travail l’amusait. Il aurait certainement été capable de continuer à balayer ainsi pendant des mois sans que cela le lasse le moins du monde ; les Heebs ne pouvaient se fatiguer d’une tâche parce qu’ils étaient incapables de comprendre même le concept de diversité. Bien sûr, réfléchit Baines, la simplicité présentait une certaine vertu. Il avait, par exemple, été impressionné par le fameux saint heeb, Ignatz Ledebur, rayonnant de spiritualité, alors qu’il allait de ville en ville, répandant la chaleur de sa personnalité inoffensive. Celui- là, en toute certitude, ne présentait aucun danger. Et du moins les Heebs, même leurs saints, n’essayaient pas de changer les gens, à la différence des mystiques skitz. Tout ce que demandaient les Heebs, c’était qu’on les laisse tranquilles ; tout simplement, ils ne voulaient pas être importunés, et chaque année, ils se libéraient un peu plus des complexités de la vie. Ils retournaient, réfléchit Baines, à une vie purement végétative, qui était, pour un Heeb, l’idéal. Vérifiant son pistolet laser – il était en ordre – Baines décida qu’il pouvait entrer. Aussi, pas à pas, il avança dans la salle du Conseil, prit un siège, puis brusquement se leva et en prit un autre : le premier se trouvait trop près de la fenêtre : il aurait fait une trop belle cible pour quelqu’un se trouvant à l’extérieur. Pour s’amuser en attendant la venue des autres, il décida de taquiner un peu le Heeb. — Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il. — J-jacob Simion, fit le Heeb, continuant à balayer, toujours avec le même sourire stupide. (Un Heeb ne se rendait jamais compte qu’on se moquait de lui. Ou, s’il s’en apercevait, celui lui 7 était égal. L’apathie envers toute chose : c’était la méthode heeb.) — Tu aimes ton travail, Jacob ? demanda Baines en allumant une cigarette. — Bien sûr, dit le Heeb en gloussant. — Tu passes ta vie à balayer ? — Hein ? (Le Heeb parut incapable de comprendre la question.) La porte s’ouvrit et la mignonne et potelée Annette Golding, la déléguée poly, apparut, son sac sous le bras, sa figure ronde empourprée, ses yeux verts brillants tandis qu’elle cherchait à retrouver son souffle. — Je pensais être en retard. — Non, dit Baines, se levant pour lui offrir un siège. Il la détailla du regard, professionnellement ; rien n’indiquait qu’elle avait apporté son arme. Mais elle pouvait avoir des spores fatales contenues dans des capsules dissimulées à l’intérieur de sa bouche ; il se fit un devoir, en s’asseyant à nouveau, de choisir un siège à l’autre extrémité de la grande table. La distance… un facteur très important. — Il fait chaud ici, dit Annette, encore en sueur. J’ai monté toutes les marches en courant. Elle lui adressa ce sourire dépourvu d’artifices que possédaient certains Polys. Elle lui paraissait très séduisante… si seulement elle avait pu perdre un peu de poids. Néanmoins, il trouvait Annette à son goût et il saisit cette occasion pour engager avec elle une conversation frivole, non dépourvue d’allusions érotiques. — Annette, dit-il, vous êtes une personne si charmante, si agréable. Quel dommage que vous ne vous mariez pas. Si vous m’épousiez… — Oui, Gabe, dit Annette en souriant. Je serais protégée. Du papier tournesol dans tous les coins, des analyseurs d’atmosphère au bruit lancinant, une installation souterraine pour prévenir l’action de machines émettant des radiations qui… — Soyez sérieuse, dit Baines, l’interrompant. 8 Il se demanda quel âge elle pouvait bien avoir ; certainement pas plus de vingt ans. Et, comme tous les Polys, elle avait l’apparence d’une enfant. Les Polys ne grandissaient pas ; ils restaient immatures, et qu’était le polyisme, sinon la persistance de la plasticité de l’enfance ? Après tout, leurs enfants, de chaque clan de cette lune, naissaient Polys, allaient à leur école primaire centrale en tant que Polys, et ne se différenciaient pas jusqu’à leur dixième ou leur onzième année environ. Et certains, comme Annette, ne se différenciaient jamais. Ouvrant son sac à main, Annette en sortit un bonbon qu’elle commença à manger rapidement. — Je me sens nerveuse, expliqua-t-elle. Aussi, je dois manger quelque chose. Elle présenta le sachet à Baines, mais il déclina son offre… après tout, on ne savait jamais. Cela faisait trente-cinq ans à présent que Baines protégeait uploads/Geographie/ les-clans-de-la-lune-alphane-pdfdrive.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager