1 GRAAT On-Line Occasional Papers – May 2009 Post-Scriptum : Edward Curtis et T
1 GRAAT On-Line Occasional Papers – May 2009 Post-Scriptum : Edward Curtis et The North American Indian (1907-1930) ou l’épilogue à l’exploration Mathilde Arrivé Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 Le dernier des romantiques « He had seen the end of an era, the sunset of the pioneer [...] It was already gone, that age: nothing could ever bring it back. » Willa Cather, A lost Lady, 1923. En 1922, Stanislas Malinowski jette les bases de l’anthropologie « moderniste »1 avec Argonauts of the Western Pacific. Cette même année T.S. Elliot publie The Waste Land et Alfred Stieglitz inaugure sa longue série photographique de nuages (Equivalent, 1922-1935) tandis qu’Edward S. Curtis (1868-1952) publie dans la plus grande indifférence le douzième volume de son utopie encyclopédique, continuant invariablement de cultiver la nostalgie et l’anachronisme dans une vaste saga pictorialiste du monde amérindien. En genèse dès les années 1890, le livre- monde d’Edward S. Curtis semble déjà frappé d’obsolescence avant même que soit achevée sa publication en 1930. La raison en est peut-être que l’Amérique dans laquelle Edward Curtis publie son travail n’est plus celle dans laquelle il l’a imaginé. En ces temps d’accélération de l’histoire et de « perpétuelle répudiation du passé »2, c’est en effet tout l’imaginaire romantique de l’Ouest et de l’Indien3 que Curtis véhicule qui va vite devenir caduque, face à des horizons d’attente qui évoluent aussi rapidement que les coordonnées socioculturelles et les technologies du visuel. Si Kevin Kinsley a pu parler de belatedness au sujet des photographes des Surveys4, on 2 peut dire que Curtis devient maître dans cet « art d’arriver trop tard », travaillant jusqu’en 1930 à des visions intempestives d’une Amérique indienne inactuelle. En dépit du découpage biographique qui place Curtis de plain-pied dans le vingtième siècle et fait de lui un contemporain des avant-gardes émergentes, son travail apparaît largement « résiduel »5, inscrit au terme d’une chaîne d’images et de textes issus de l’Amérique classique, dans lesquels il trouve matière à son iconographie. Christophe Colomb, John Smith, Captain Eastman, Lewis et Clark, Henry Schoolcraft, Francis Parkman, George Catlin — tels sont les gentlemen explorateurs d’un autre siècle dont Curtis revendique la filiation. Son propre statut d’entrepreneur lui permet d’allier la rugosité de l’aventurier de l’Ouest au raffinement délicat du bourgeois de l’Est, de réconcilier l’efficacité de l’homme de terrain et la virtuosité du portraitiste professionnel, la méthode ethnographique et le style pictorialiste. Autodidacte aux multiples talents, ethnographe amateur, architecte d’un projet individuel qui a toute l’ampleur d’un projet d’état6, Edward Curtis cultive l’image de l’homme du dix-neuvième siècle. Qu’est-ce à dire sinon qu’il est le dernier photographe de l’exploration? La rhétorique du Vanishing American et le motif du Last of qu’il convoque abondamment et qu’il applique volontiers aux Indiens pourraient bien plutôt servir de voies d’entrée à sa propre vision et à la génération qu’il incarne – celle de ses mécènes et de ses souscripteurs7, cette génération Gilded Age de patriciens, de financiers et d’industriels. The North American Indian tiendrait lieu d’un long épilogue à l’ère de l’exploration, ou, pour le dire autrement, d’une lente négociation de sa fin et de sa traduction dans le langage du mythe. Ainsi faut-il peut-être le comprendre comme une longue cérémonie aux adieux, une vaste mais ultime répétition générale de l’Ouest du dix-neuvième siècle, déployé cette fois sur le mode mineur de l’essoufflement et de l’inquiétude. Car que reste-t-il à cartographier des terres de l’Ouest ? Que reste-t-il à découvrir de cette indianité déplacée, spoliée, déculturée, incorporée ? Il y aurait chez Edward Curtis une fatigue de la découverte, le sens de son inutilité, voire de son impossibilité, si bien que la logique de l’exploration finit par changer d’objet et se déplacer vers des territoires psychologiques, dans lesquels le photographe explore les limites et possibilités de sa propre vision. La 3 photographie des Surveys et celle d’Edward Curtis pourraient donc être envisagées comme les deux moments d’une même expérience américaine, envers et revers de l’exploration, à la fois antagonistes mais complémentaires. L’Ouest, l’Autre, la nature, le temps et le photographique : telles seront les intersections, lieux de partage, d’écarts et de déplacements entre les deux corpus, à l’aune desquelles on identifiera un certain « devenir » moderne, singulier mais paradigmatique. L’Ouest : de l’espace possible à l’espace limité «Go west, young man, go West ! » Timothy H. O'Sullivan, Ancient ruins in Canyon de Chelly, New Mexico, in a niche fifty feet above present canyon bed, papier albuminé, 30 x 24 cm, 1873, coll. Société de géographie, Paris Edward Curtis, Canon Del Muerto – Navaho, 1906, photogravure, 46 x 34 cm, Portfolio 1, Plate No 29.8 Ce qui rapproche le projet collectif des Surveys et celui, individuel, d’Edward Curtis, c’est avant tout l’immédiate coïncidence de leurs itinéraires. Comme ces vues semblent le confirmer, Edward Curtis marche dans les pas des photographes des missions d’exploration à quelques trente années d’intervalle. Mais cette mise en regard n’est pas une simple mise en miroir, puisque ces vues relèvent de deux moments culturels bien distincts. « Go west, young man, go west ! » : l’injonction fondatrice, l’appel à la perpétuelle avancée vers une destinée manifeste, traditionnellement associée au mouvement pionnier, est plutôt à comprendre chez Edward Curtis comme une retraite (régionaliste), un retour 4 (nostalgique) et un déni (utopique). Edward Curtis et les photographes des Surveys poursuivent donc une même trajectoire vers un Ouest qui a irrévocablement changé de sens : avec la fin du mouvement pionnier, le massacre de Wounded Knee, les politiques d’assimilation forcée, l’Ouest achève dans une large mesure sa phase de frayage territorial et d’incorporation symbolique, tandis que l’espoir du tout- possible laisse place à la nostalgie. C’est donc également toute la valeur de l’acte photographique qui se modifie : l’usage prospectif et « prédictif » de la photographie pendant les Surveys devant permettre l’invention un « avenir édénique »9 pour une nation en quête de possibilités, devient proprement rétrospectif, cristallisant ses pouvoirs de projection sur le passé. L’Amérique cherche toujours à rencontrer sa destinée, mais souhaite aussi désormais trouver ses origines, se déployant non plus seulement sur l’axe horizontal du territoire, mais également sur l’axe vertical du temps : si les Surveys explorent l’espace et fabriquent du paysage, Edward Curtis explore le temps et fabrique de la mémoire. Nation du commencement perpétuel, l’Amérique commence à rentrer dans un régime d’historicité proprement moderne, marqué par une soudaine hypermnésie et une quête obsessionnelle des débuts. L’Ouest reste cependant pour les deux générations de photographes un formidable réservoir d’images, qui, s’il semble commencer à se tarir pour Edward Curtis, n’en demeure pas moins un carrefour des désirs et espoirs de la nation, de ses peurs et de ses hantises. Car là où l’Ouest des Surveys étaient le lieu commun d’une nation en quête de cohésion et de partage aux lendemains de la guerre de Sécession, « the site of national healing »10, l’Ouest en demi-ton d’Edward Curtis se donne comme le lieu d’un regret, voire d’une culpabilité et d’un « déshonneur »11 qui n’osent pas encore tout à fait dire leur nom et s’expriment en symptômes, à la marge des pratiques officielles et des intentions avouées du photographe. La perception de la conquête commence en effet à s’altérer tandis que sa composante ethnocidaire12 fracture le rêve romantique et pastoral de l’Amérique. On comprend déjà pourquoi cet Ouest en clair-obscur va trouver dans le pictorialisme, un style privilégié pour s’énoncer. 5 Filiation en tension : Famille d’images, Générations de photographes A une périodisation cloisonnée par siècles inapte à périodiser le travail d’Edward Curtis, on préfèrera donc les concepts de « génération » et de « famille », plus opératoires semble-t-il pour rendre compte du lien qu’il tisse avec l’antécédent de la photographie des Surveys : on aurait ainsi affaire à une même famille d’images, procédant d’une même logique, pour deux générations de photographes, inscrits dans des moments culturels et technologiques bien distincts. On peut en effet considérer que ces deux corpus d’images se placent dans un continuum puisqu’ils procèdent d’un même geste identitaire : celle d’archiver des vues, de produire « du » patrimoine (fût-il largement symbolique), d’étendre la sphère des visibilités américaines et de constituer un corpus national. Il s’agit bien pour les deux générations de photographes de compiler une réserve d’image qui soit aussi une vaste vitrine – musée et monument de papier au triomphe d’une certaine Amérique. Sans nul doute, la photographie des Surveys et la photographie d’Edward Curtis ont en commun un même nationalisme culturel qui apparaît également dans l’effort d’américaniser le médium photographique, d’en faire une « technologie indigène » (Mc Causland parlera de « native technology »13). Cependant, là où les photographes des Surveys s’engagent dans une entreprise médiatique et patrimoniale de communication d’images américaines, Edward Curtis se situe plutôt dans une entreprise testamentaire de commémoration d’images indiennes. Les photographes des Surveys collectaient les merveilles de l’Ouest là où Edward Curtis croit en exhumer les dernières reliques. Malgré ce changement d’éclairage, les deux projets sont mus par une même logique d’archivage mais uploads/Geographie/ mathilde-arrive-tesis-analys-of-the-photgraphic-work-of-edward-s-curtis-in-historiacal-perpespective-sheriff-graat.pdf
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- Publié le Dec 06, 2022
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