Page 6 D -" e a ru b u l e r dans la ville. Une expérience visuelle critique et

Page 6 D -" e a ru b u l e r dans la ville. Une expérience visuelle critique et artistique. Londres~ 2009. Du 3 juin au 6 septembre, l'exposi- tion Heaven and Earth présentait les œuvres peu bavardes de Richard Long à la Tate BrÎtain. Comme à Rome, à Sydney ou à Tokyo, l'artiste anglais fit venir des pierres. anguleuses et/ou polies, pour ses installations Land Art d'intérieur (le paradoxe est assumé). Quelques photographies envoûtantes montraient aussi les interventions minirnalistes de Long dans le paysage: un sac à dos posé contre un tas de pierre, une croix au sol dans un champ de fleurs, une ligne dans le désert. Mais ces aspects de l'œuvre sont désormais classiques et le caractère inédit du projet de Richard Long est ailleurs: en tant qu'il exploite le poten- tiel artistique de la marche, ]'artiste indique sa valeur conceptuelle et créa- tive. De fait, chaque promenade semble avoir pour mission de pour- suivre une idée - même s'il n'en reste à peu près rien à l'arrivée qu'une indi- cation rapide, généralement quantita- tive, imprimée sur papier. Entre deux sorties, il inverse par exemple la dis- tance parcourue et le timing: « Hours / Miles / A walk of 24 hours : 82 miles / A walk of 24 miles in 82 hours / England 1996 ». De ses marches, on voit peu de choses exposées, si ce n'est le concept, énoncé comme ici en quelques mots. L'artiste réalise des expériences, calcule des distances, récolte des sons. Combien de temps pourra-t-il marcher au sec entre deux averses? « Dry Walk / 113 walking miles between one shower of rain and the next / Avon England 1989 ». D'autres fois, les parcours tracent des lignes sur de vastes territoires et sont comme des dessins grandeur nature. Le mouvement et r illTêt constituent les éléments« picturaux» de ces gigan- tesques fresques virtuelles (que Long reproduit néanmoins sur des cartes). À l'échelle maximale, la marche suivra alors telle spirale, ou telle forme géo- métrique, décidée par avance. Et si l'hypothèse de Richard Long n'était pas si folle? S'il suffisait de marcher pour faire de l'art ? Si le lyrisme de la marche en pleine nature en a ému plus d'un, il faut bien reconnaître que la balade buissonnière n'est pas seulement champêtre. Les vagabonds existent aussi en version citadine. Lorsqu'on y consacre ses plages de temps vacant, la ville se transfOlme en paysage. Paysage indus- triel, ouvrier ou bourgeois, paysage romantique, obscur, ouvert sur la mer, traversé par un fleuve. Tous les élé- ments importent, composent tout à tour le décor des pérégrinations pié- tonnes: couleurs des murs, annonces diverses, affiches déchirées, vestiges du patrimoine industriel, lumières arti- ficielles, graffitis, exubérance, ordures, effets de mode, reflets, contrastes,.. Initialement, la marche n'a·t-elle pas déterminé la ville? Parce qu'il se déplace, l'homme a voulu des trottoirs, des passages, des passerelles. À Londres pourtant (où Richard Long a étudié), le travailleur moderne perd vite la vision d'ensemble sur la cité pour ne plus voir que des endroits fragmentés, reliés entre eux par le métro. La ville ne s'étend pas seule- ment dans son horizontalité; les cita- dins la parcourent de haut en bas, au gré des escalators, puis de bas en haut, quittant les stations profondes pour rejoindre la rue. Au début du mois de février 2009, l'hiver a recouvert Londres de 10 cm de neige - selon les statistiques, du jamais vu en 18 ans. Privé de transports en commun, le monde du travail fut frappé d'impossi- bilité; on observait les plus audacieux sortir à pied et se déplacer au ralenti sur les trottoirs encore gelés. Toutes les bouches de métro fermées, les habitants de Londres ont parcouru des rues qu'ils n'avaient jamais vues. Habituellement, il faut 17 minutes pour descendre d'Archway à London Bridge par la Northern Une. Mais en marchant? Les médias anglais se sont emballés: tel médecin aurait marché six heures pour rejoindre l'hôpital où il exerce.. Sans la structure du métro qui la cartographie par le dessous, la ville prend un autre relief, requiert un autre rythme. La marche a cette fonction de relier entre eux les différents lieux familiers, de traverser des espaces - qui sinon resteraient neutres - pour les investir physiquement, mentalement aussi. Si l'acte de marcher est univer- sel, l'investissement reste à chaque fois singulier. Au fil de ses balades, le piéton constitue une carte mentale qui lui est propre; il l'étoffe, remplit les vides d'expériences nouvelles. Peut-on considérer la marche comme un acte productif en tant que tel? Dans notre société capitaliste hyperactive, on assume difficilement la flânerie; on regarde de travers ceux qui « zonent» - autrement dit, qui occupent de leur inactivité un fragment d'espace public. Au moins, la marche permet un sem- blant d'agitation qui n'indigne per- sonne. Et encore, il importe de ne pas déranger ceux qui ont des occupations plus nobles. La ville elle-même est un symbole d'activité. Les hommes y tra- vaillent, y échangent, y spéculent, y apprennent. Les grandes cités du monde sont des lieux de vitesse, où se déplacer doit pouvoir se faire sans gas- pillage de temps. À Londres, tous les jours, des centaines de milliers de jour- naux gratuits sont distribués dans la rue (et se transfonnent presque aussitôt en ordures). La distribution en est par- faitement chorégraphiée; sans être contraints de s'arrêter, les passants sai- sissent au vol les journaux que d'ano~ nymes. mains gantées leur tendent. La masse fluide TI'interrompt pas sa pro- gression et pénètre en rythme dans les bouches du métro. Les· trottoirs connaissent aussi leurs heures de pointe, mais l'on se discipline: on marche à gauche, presque en rang, et sans traîner. Celui qui flâne aura l'impression d'être à contre-courant, de résister par sa déambulation au rythme naturel de la cité. Mais à nou- veau: au-delà du seul déplacement, la marche a-t-elle une fonction propre? En milieu urbain, la marche est une expérience visuelle intense. Le flux incessant des sollicitations épuise le regard, le stimule, l'enthousiasme. L'œil se nourrit de bizarreries qui agressent ses habitudes, les transfor- ment. Chaque jour, aux mêmes endroits, l'agitation varie. Par leur chorégraphie incertaine, les passants composent l'espace différemment. À chaque détour de rue, la ville immense propose de nouvelles enseignes, illu- mine le fleuve de reflets inhabituels. Les yeux se posent où ils peuvent, par- courent les façades selon des trajec- toires inégales, s'arrêtent sur des détails restés inaperçus jusque là. Tra- verser Londres en bus constitue déjà une véritable gymnastique visuelle. On ne capte que des débuts d'histoires, aussitôt évanouies: dehors quelqu'un éternue, se retourne, une femme crache dans une poubelle, un autre tombe, le bus s'arrête, un homme sort, des visi- teurs font la file devant la porte blin- dée de H. M. Prison Pentoville, deux ouvriers taillent le saule pleureur qui inonde le trottoir de ses larmes végé- tales, des enfants refont leurs nœuds de cravate, un homme engueule son chien, une femme tatouée marche, une autre femme, deux autres encore. En fonction de quoi les détails surgissent- ils? Le spectateur désintéressé des ambiances urbaines promène son regard entre les trottoirs et le toit des immeubles; selon son humeur et sa vivacité, il captera avec plus ou moins d'intensité les événements (parfois infimes) par lesquels une ville se trans- forme. Si le point de vue surélevé du bus impérial londonien permet de suivre le réveil de l'agitation matinale, le rythme de la marche convient mieux encore aux atmosphères citadines. L'allure naturelle de l'homme lui per- met d'enregistrer les mouvements qui balaient la rue. Progressivement, le marcheur intègrera la nouveauté à son paysage visuel. Parce que c'est de cela qu'il est question: dehors, on ren- contre le « nouveau ». Les fonnes, les signaux, les enseignes, les passants, rien n'est jamais identique. L'imprévu à chaque virage. Plongé dans cet uni- vers métissé (et en constant métis- sage), le baladin se laisse saisir par des formes inhabituelles, interroge leur présence, s'imprègne des ambiances pour se les décrire mentalement. Le lien de la marche à la pensée a souvent été exploré. Les philosophes ont versé dans l'art de parcourir le monde à pied (depuis les philosophes antiques jusqu'à Rousseau, Nietzsche, Benja- min..). Mais si la marche est une acti- vité où l'on pense, elle est aussi une activité où l'on regarde - mieux encore, une activité où voir et penser se renforcent l'un l'autre. Arpenter des itinéraires inédits revient à fissurer l'ordre du Même; si les habitudes visuelles s'assouplissent au contact de la diversité formelle du paysage urbain, on peut espérer que les habi- tudes de pensée gagnent en souplesse également. Partant de là, la déambulation citadine pourrait être redéfinie comme activité critique (au sens positif/philosophique du terme). Une nouvelle définition transfonnerait en partie l'image triste du flâneur qui balade inlassablement sa mélancolie dans les ruelles.. En tant qu'il appréhende la différence sous ses Page 7 Crédit photographique: Maud Hagelstein. Bruce Bégout, Zéropolis, Paris, Allia, 2002. Bruce Bégout, Lieu commun, Paris, Allia, 2003. Guy-Ernest Debord, Théorie de la dérive, Paris, uploads/Geographie/ maud-hagelstein-de-ambuler-dans-la-ville.pdf

  • 32
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager